Sharp Objects en 6 points clés

Pour mieux comprendre la série showrunnée par Marti Noxon et réalisée par Jean-Marc Vallée, on vous propose de l’analyser par le prisme de 6 motifs qui y sont récurrents ! Et c’est avec plaisir qu’on se replonge avec vous dans son atmosphère si particulière…

ATTENTION, CET ARTICLE CONTIENT DES SPOILERS ET RÉVÈLE LA FIN DE LA SÉRIE

 

1) Claustration

Revenir sur Sharp Objects, c’est se remémorer une ambiance aussi lugubre qu’envoûtante. À mi-chemin entre True Detective et Big Little Lies, la série doit son atmosphère à un duo qui a l’habitude de travailler ensemble : Jean-Marc Vallée (le réalisateur) et Yves Bélanger (le directeur photographie) et qui choisit de donner la part belle aux nuances de gris. Ce traitement colorimétrique fait à la fois baigner la série dans une bile qui colle au corps mais dévoile aussi une velléité de naturalisme. Quelques plans ensoleillés marient la lumière et la verdure mais gardent des tonalités relativement froides.

« According to Bélanger, the show only used natural and handheld light to illuminate scenes, adding to the cloying hyper-reality of Camille’s surroundings. » D’après Bélanger, la série utilise seulement des lumières portatives pour éclairer les scènes, jusqu’à rendre écœurante l’hyper-réalité qui entoure Camille. (The Atlantic)

Yves Bélanger choisit un éclairage réaliste et s’écarte des codes du film noir qui sont souvent exploités dans ce type de thriller, en interview pour le magazine Creative Planet Network, il confiait que lui et Jean-Marc Vallée : « knew for sure that it had to be a dark series, but a lot of times, when they go for a dark story, they go with contrast-y lighting that comes from film noir and German expressionism. That sort of film takes a lot of lighting and you close down your aperture and create contrast. (…) Since Dallas Buyers Club, we only shoot available light and handheld. We don’t use artificial light, we use the practicals, windows, even in the studio. » [1] Via la photographie, on élimine les contrastes violents. Tout est affadi et entoure ainsi Camille d’un brouillard claustrophobique, seules des scènes nocturnes arborent des couleurs chaudes et parfois une dimension onirique surlignée par des néons. Le délire de l’alcool, la drogue ou des scarifications permettent de sortir de cet étouffement quotidien. Si Adora retient prisonnières ses filles, on peut aussi considérer que la ville toute entière tient en otage ses adolescents en leur imposant des règles absurdes et réactionnaires. Par un jeu de symbolisme assez old school qui rappelle les années 50 (La Nuit du Chasseur), les insectes font de nombreuses apparitions. Cela peut rappeler les films d’horreur mais surligne surtout la thématique de la prédation, Camille étant la proie, la maison la toile et sa mère, l’araignée.

« The problem with a lot of DPs, when they go into a studio, is that they start putting lights in places that are impossible, or too perfect. In real life you can’t control everything. I try to to be imperfect always. » [2] Creative Planet Network

Selon ces termes, la poésie déployée pourrait être qualifiée de poésie de l’imparfait ou du réel. Dans Big Little Lies, un certain charme plane sur la ville et nous donne envie de s’y promener, la mélancolie est présente, certes mais assez doucereuse et apaisante. Dans Sharp Objects, l’ambiance est plus angoissante, la mélancolie se fait lancinante. Et ça ne signifie pas que l’ensemble est moins enivrant, il exerce sur le spectateur un magnétisme que la prestation d’Amy Adams renforce encore. La tension se dilue peut-être au cœur de la saison mais cela ne nuit pas à l’esprit hypnotique de la série, comme s’il fallait au contraire endormir les soupçons des personnages, endormir l’enquête policière pour mieux la faire exploser finalement.

2) Virilité VS féminité

Sharp Objects, on s’en rendra vite compte, fait le portrait de Wind Gap à travers son rapport à la féminité ; un rapport bien trouble, semble nous dire la photographie. Ce rapport peut se décrypter à travers la peau de l’héroïne. John « lit » Camille comme il lirait un livre, comme pour en déceler l’identité et les secrets – l’épiderme est d’ailleurs constitué de plusieurs couches comme un livre serait composé de plusieurs pages. En découvrant ces maux gravés dans la chair, ce sont ses propres souffrances que le jeune homme peut lire or, la communauté de Wind Gap l’empêche d’exprimer toute émotion car ce serait anti-viril. Le constat est pire encore, extérioriser son deuil n’en fait pas seulement aux yeux des autres un homme qui sort du rang, reniant la sacro-sainte virilité qui est si chère aux villes rurales, non, cela en fait un « weirdo » (le terme « weirdo » est prononcé par un citoyen). Il devient alors si trouble aux yeux de la communauté que la majorité est prête à voir en lui un meurtrier sanguinaire sans aucun autre motif de suspicion. D’une certaine manière, la lecture du corps de Camille est donc cathartique et lui permet d’assumer ses émotions, de les accepter.

D’après Richard, le shérif porte son attention sur la mauvaise moitié de la ville : on accuse immédiatement les marginaux de tous les crimes tandis que les vices sont bien plus ancrés chez les citoyens appartenant à la haute société, bien plus aptes à préserver les apparences et dissimuler ses lourds secrets, ils sont si enfouis dans les non-dits qu’ils en étouffent. En outre, le sheriff suppute que les meurtriers sont forcément des hommes car l’action et la violence leur sont attribués, là encore c’est réduire les femmes à des êtres vulnérables alors qu’elles s’avèreront tout autant dangereuses. Hommes et femmes sont donc chacun emprisonnés dans un épais carcan. Adora par exemple ne vit qu’à travers sa fonction maternelle et tremble que l’image des jeunes filles soient entachée. Il existe une telle pression sur les adolescentes de la ville qui se doivent de baigner dans un halo de pureté qu’elles en développent de malsains alter-egos. Pour comprendre Sharp Objects, il suffit donc de lire les mots qui se dissimulent dans moult plans de la série ou décoder le corps de Camille, certains peuvent même nous permettre de décrypter l’intrigue policière… Vous les retrouverez dans l’article que Vulture leur a dédié :

>> All of the Hidden Words You Missed in Sharp Objects.

3) La maison et la maison de poupées

Dans sa conférence « Des espaces autres », Michel Foucault donnait naissance au concept d’hétérotopie. « Les hétérotopies ont une fonction par rapport aux autres espaces des sociétés : elles sont soit des espaces d’illusion soit des espaces de perfection. ». Il ajoutait que ces espaces identitaires propres recueillaient la sève de l’utopie. Un lieu clé de la série semble correspondre à cette définition : il s’agit de la maison d’Adora qui fonctionne comme une micro-société utopique, régulée par une reine mère. À l’opposé, on aurait la cabane dans les bois puisque personne ne semble en être à la tête, comme si elle était un espace spontané de perversion, peut-être l’incarnation directe et la plus nauséabonde qui soit du Ça.

À ce concept, s’ajoute celui des « hétérochronies », là où les hommes sont en rupture par rapport au temps traditionnel, concept auquel la maison pourrait également se rattacher car les chronologies s’y entrelacent. Camille nous apparaît tantôt adulte, tantôt adolescente ; en un clignement d’œil, elle passe d’une vision du passé à celle du présent, comme si les deux commençaient à fusionner. L’utopie d’Adora, l’hétérotopie qu’elle crée entre les murs de cette immense demeure est celle d’une famille parfaite et éternelle. D’une part, se tient une mère qui pourrait éternellement prendre soin de ses enfants en les empêchant d’atteindre l’âge de la puberté, comme pour préserver une certaine pureté et surtout faire perdurer ce sacro-saint rôle maternel. D’autre part, nous avons le père pianiste qui soutient sa compagne devant toute épreuve et ne manifeste jamais frontalement ses désaccords avec elle. Lui aussi en étouffe, tant qu’il doit réprimer un hurlement de rage en mordant son propre poing mais ce conjoint BCBG fait honneur à la lignée d’ancêtres illustres dont la maison briquée témoigne de l’histoire. Tout y est aussi soigné que dans une maison de poupée, l’ordre y est si poussé qu’on pourrait même douter que quelqu’un y vive. Dans le jouet, Amma a utilisé des dents pour construire le sol d’une pièce, comme pour correspondre au mieux au réel puisque l’espace qui lui correspond dans la véritable maison est dallé d’ivoire. De l’exploitation des défenses animales à celui de dents humaines, il n’y aurait qu’un pas à franchir et Adora en est si fière, de son sol… La perfection ne pourrait-elle se construire que sur le vice ? L’Homme est duel ; en refoulant ses pulsions, en les reniant, il les élève au rang d’abomination. En les étouffant, il les fait gronder sauvagement.

4) Le corps féminin sanctifié

Le corps des filles est fait espace sacré par la génération des parents alors, pour contourner l’interdit, chacune y va de sa profanation. De son côté, Camille se scarifie, sa mère lui dira d’ailleurs que son corps est ruiné, à l’instar de son existence. Les espoirs sclérosant d’Adora ne pèseront plus jamais sur elle puisqu’à ses yeux, son corps n’est déjà plus et salit la réputation de la famille. D’une certaine manière, les scarifications et la distance physique mise entre elle et sa mère ont libéré Camille. Amma, quant à elle, a tué les précieuses poupées de la ville incarnées par les adolescentes, arrachant même les dents de l’unes de ses victimes. Plus on souhaite faire de ces petites filles des modèles de pureté, plus elles deviennent cruelles les unes vis-à-vis des autres. Amma avait d’ailleurs confié à Camille en début de saison qu’elle n’était pas respectable et était mauvaise mais que sa mère n’en avait pas conscience. Et nous-même, spectateur, nous ne pouvons le croire car Amma est une jeune fille et il va de soi que les jeunes filles sont inoffensives. Il va de soi que leurs atermoiements ne sont que des rebellions puériles, que leurs disputes ne sont que le fruit des stéréotypes qu’on leur attribue, à savoir : les filles se disputent comme des chiffonnières, « sont mauvaises » par les mots mais n’exprimeront jamais de violence physique et n’auront aucune influence réelle sur la société. Bref, des bagarres infantiles qui seront vite oubliées. Tous les indices étaient pourtant présents : un jeune garçon raconte qu’une dame en blanc a emmené l’une des victimes dans la forêt avant qu’elle ne disparaisse. Camille semble croire cette piste, une femme aurait tiré parti d’une croyance populaire, se serait déguisée pour mieux attirer sa proie en territoire sauvage. On nous explique d’entrée de jeu que le coupable appartient à la gente féminine et l’on rejette promptement cette hypothèse car elle ne nous semble pas crédible.

L’espace de toutes les transgressions, c’est bien sûr la forêt qui a si souvent accueilli les personnages de la marge dans la fiction. La cabane catalyse tous les interdits et associe la sexualité à la violence. Là, les débauches en tous genre altèrent la pureté des jeunes filles, la découverte de la sexualité y est tantôt ambiguë (Camille se masturbe en pensant aux images BDSM découvertes dans cette cabane, on devine même qu’elles ont impulsé ses premières masturbations…), tantôt franchement viciée : on y a violé Camille lorsqu’elle était adolescente. Ces zones de non-droit servent probablement à s’affirmer hors de la tutelle parentale et à construire un nouvel ordre social mais se retournent contre les enfants pervertis. Les adolescents se construisent hors du regard des adultes, de leurs conventions et tuent les anges qu’ils sont supposés être. Chaque transgression est une victoire pour eux mais ils perdent vite toute mesure dans cette grise forêt. Au début, il s’agit de prendre le pouvoir en blessant l’autre, physiquement ou verbalement puis de violer. Ou tuer. Il n’y a pas de limite à la sauvagerie de cette société constituée, mimant la tribu de Lord of the Flies (Sa Majesté des mouches). En polissant la société et en niant la dualité de notre monde, les adultes auront, in fine, fait grandir les peurs et les vices. Le motif mythologique de la dame en blanc est d’ailleurs souvent rattaché à la pureté devant la mort, qu’Amma choisisse de l’incarner est un clin d’œil pour le moins cynique.

5) Personnages personae

Camille (ado ou adulte) apparaît souvent à travers des miroirs

Mind Gap vit au rythme des apparences et faux-semblant. Si l’on reprend la terminologie du psychiatre Carl Gustav Jung, Amma se construit une persona auprès de ses parents, soit un masque réservé à la société et qui lui sert de protection contre le monde qui l’entoure. Elle s’est adaptée au désir de sa mère et a construit l’image d’une jeune fille docile et vertueuse. Elle laisse Adora l’exhiber et lui faire porter des robes édulcorées.

« La persona n’est qu’un masque qui, à la fois, dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l’illusion de l’individualité… Le masque d’un assujettissement général du comportement à la coercition de la psyché collective. » Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient.

L’autre personnalité qu’elle s’est construite ne correspond donc pas plus à son identité propre puisqu’elle n’existe que dans l’opposition, c’est un autre masque qui ne permet pas davantage de l’appréhender et elle se retrouve piégée entre ses deux faux visages. Le rapport au corps d’Amma est intéressant ; grimée par sa mère en poupée, elle ne laisse jamais apparaître ni cuisses ni épaules. Un code qui renvoie tout à fait au puritanisme américain, il n’est pas rare de voir les débardeurs interdits dans les lycées privés outre-Atlantique. Au contraire, en soirée avec ses amies, elle n’hésite pas à arborer des « top » qui laissent apparaître le nombril, des mini-jupes sans cesse plus courtes et se comporte en lolita. En rejetant les interdits, elle acquièrt le respect de ses amis et devient l’épicentre du groupe d’adolescentes, les régissant comme Adora régit son foyer.


Cependant, Jung explique que la persona peut être bénéfique à certaines occasions, il prend l’exemple de la vie professionnelle où médecins et professeurs se doivent de ne jamais être trop personnels avec leurs patients et élèves. En même temps que le masque choisi permet de communiquer avec patient ou élève, il empêche de dévoiler ses sentiments et son intimité quand précisément ce serait inadéquat. La persona serait un outil précieux pour gérer ses contacts avec autrui. La persona de Camille est à double-tranchant et matérialisée par ses vêtements qui sont son masque, son enveloppe protectrice. Grâce à eux, elle ne dévoile pas les parts les plus intimes et sombres de son existence, mais ils l’empêchent également de nouer des amitiés ou des relations sentimentales car personne n’a jamais accès à la partie réelle de son identité. De même, sa politesse extrême avec Adora lui permet d’éviter des conflits stériles. Cependant, sa volonté de toujours garder le contrôle en sa présence est factice et dissimule un mélange de rage et probablement d’amour filiale.

Adora quant à elle se drape dans un idéal absolutiste. Son besoin irrépressible de materner correspond à l’amour qu’il lui manquait étant enfant (brièvement, elle évoque la maltraitance subie pendant l’enfance). Elle enferme chacun dans un idéal, par conséquent, elle préfèrera sacrifier (inconsciemment) ses filles plutôt que renoncer à cet idéal maternel qu’elle incarne. Elle est la Mère suprême, elle s’identifie à ce que Jung appelait la « Grande Mère » que l’on retrouve comme Mère du Cosmos ou Déesse Mère, dans différentes religions antiques, la maternité faite concept et qui porterait en elle l’origine du monde, à la fois créatrice et destructrice. Adora refuse ainsi la réalité de la vie et préfère lutter pour incarner un concept inatteignable. D’après Jung, on utilise parfois les archétypes pour combler un manque. Notre inconscient profond, celui qu’il nomme « inconscient collectif » répondrait à des impulsions archaïques et nous aspirerait souvent vers cette Grande Mère.

De la déesse Gaia à la Venus de Willendorf, les figures de la maternité ont obsédé de nombreuses civilisations

6) La peau écorchée

Puisque cette mère phagocyte décidément tout, la voilà qui empiète aussi sur les questions de sensualité. Au cinéma, la peau est le lieu de la sensualité, de l’effleurement à la caresse. Ici, la vision de la peau est toujours précédée d’une angoisse car elle laisse saillantes les pulsions masochistes (de Camille mais peut-être aussi les nôtres ?). La mise en scène de Jean-Marc Vallée nous focalise toutefois lors d’une scène sur les doigts d’Adora le long du dos d’une Camille enfant puis dans un parallèle annonciateur, sur ceux d’Amma et de Camille adulte (Amma sera finalement l’extension de sa mère, un « control freak » jaloux). La seule expérience de la sensualité que Camille fait est de type maternel et elle se le refusera avec les hommes car sa peau est mutilée et donc non vouée à cette suavité. Avec Richard, le sexe sera plus bestial que sensuel. Bien sûr, le personnage de John permettra de dénouer ce blocage et nous offrira une scène des plus voluptueuses mais cela semble être une découverte pour Camille. À croire qu’Adora l’a empêchée de tisser toute relation avec des hommes, comme si elle souhaitait ses filles pour elle seule dans une passion dévorante. L’amour maternel n’est pas tendre mais charnel, totalitaire et exclusif.

« Aujourd’hui le vieillissement est au-devant de la scène, il est urgent d’effacer les rides, mais persistent quand même les deux grandes tendances : nourrir et hydrater d’un côté, ouvrir les pores pour purifier, de l’autre. Alimentation, respiration, parce que l’idée est que la peau respire par les pores (comme les plantes avec leurs stomates). » Pailler, Jean-Jacques. « De quelques représentations culturelles de la peau », Revue française de psychosomatique, vol. no 29, no. 1, 2006, pp. 159-169.

Camille étant asphyxiée par sa mère, le seul moyen qu’elle a de s’approprier son corps est de s’ouvrir la peau littéralement. Cela lui permet de respirer : quand elle se scarifie, elle semble pouvoir s’apaiser, se relaxer. Cependant, la peau est aussi la membrane de protection du corps, c’est alors ironique que la secrète Camille, qui se dévoile si peu aux hommes et n’a accordé sa confiance qu’à un ami – son rédacteur en chef – ait mutilé son épiderme, mettant sa chair à nue. Ce sont des habits très épais et couvrants qui devront lui servir de bouclier et lui permettre de se préserver des autres, puisque cette peau précisément ne joue plus son rôle de rempart et dit précisément beaucoup d’elle. D’après Freud dans Le Moi et le Ça : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface. » Et lui d’ajouter en 1927 : « C’est-à-dire : le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. Il peut ainsi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps, et de plus, comme nous l’avons vu plus haut, il représente la «surface de l’appareil mental. » On sait empiriquement que la peau est reliée aux terminaisons nerveuses ; la frôler provoque un frisson, un brin d’air la met en éveil. La peau est le medium des sensations corporelles et serait donc l’équivalent corporel du Moi, c’est bien le drame des jeunes filles de Mind Gap : le Moi est en conflit total avec le Surmoi et le Ça. Le paradoxe est complet puisqu’il est censé en être la réunion. En marquant sa peau de doutes, de peurs, Camille inscrit le Ça sur le Moi, c’est-à-dire qu’elle les grave sur sa persona. C’est pour ça qu’Adora l’abhorre : l’illusion n’est plus permise, on ne peut plus faire de Camille une jolie poupée inoffensive et infantile puisque le Ça devient évident, ici marqué sur la peau. Le Surmoi, par l’entremise du Moi, est l’instance qui génère le refoulement des pulsions jugées inacceptables. Il guide l’enfant devenu indépendant, et par la suite l’adulte, dans ses choix. C’est donc parce que le Moi est dysfonctionnel que la gestion des pulsions est erratique. Chez Camille, l’érotisation du corps et la souffrance se confondent de manière troublante. On l’a vu, filmer la peau, c’est souvent érotiser le corps au cinéma et Camille perçoit comme summum de l’érotisme le moindre contact avec sa peau et elle semble au bord de l’orgasme dès que Richard ou John l’effleurent.

Autour des années 70, le dévoilement du corps devient un enjeu. On se délecte des scènes de douche, on s’extasie devant des parties du corps qui semblent intimes à l’époque. Cette tension charnelle est aujourd’hui mise en sourdine tant on y est désormais habitués. Chez Camille, la peau redevient un enjeu pour le spectateur : la découverte des bras, du ventre, des genoux. Ces parties du corps qui semblent anodines au spectateur de 2018 deviennent objet de fascination mais aussi d’érotisme. Camille est un objet de fantasme, non pas parce qu’elle est femme fatale, non pas parce qu’elle est lolita comme sa sœur mais justement parce que son corps représente un interdit, un inaccessible, et qu’il catalyse l’imaginaire de la communauté en antre des rumeurs.

Sharp Objects ne se contente donc pas de nourrir des réflexions féministes mais nous y confronte de manière plus charnelle et intime. En épousant le point de vue de Camille, on laisse remonter nos propres gênes. Chaque malaise, chaque angoisse qui nous ont tiraillé depuis l’adolescence émergent et nous submergent. Retrouver son identité par le corps souffrant… Dans les méandres psychologiques de Sharp Objects, on aurait envie de se perdre, peut-être aussi happés par le charme irrésistible de la Grande-Mère, créatrice et destructrice.

À lire/écouter :

[1] "On savait qu'il fallait en faire une série sombre mais souvent, quand les cinéastes s'attaquent une telle histoire, ils la traitent avec des contrastes de lumière très marqués, hérités du film noir et de l'expressionnisme allemand. Avec ce genre de film, il faut un éclairage puissant, on ferme le diaphragme et on crée du contraste. Depuis Dallas Buyers Club, on ne film qu'avec les sources naturelles ou des éclairages portatifs. On n'utilise pas de lumière artificielle, on utilise ce que l'on a déjà à disposition, les fenêtres, même en studio."

 

[2] Le problème avec de nombreux directeurs photo quand ils travaillent en studio, c'est qu'ils commencent à mettre des lumières dans des endroits improbables, trop parfaits. Dans la vraie vie, vous ne pouvez pas tout contrôler. J'essaie toujours d'être imparfait. 

CRÉATION : Marti Noxon
DIFFUSION : HBO
AVEC : Amy Adams, Patricia Clarkson, Chris Messina, Eliza Scanlen, Sophia Lillis
RÉALISATION : Jean-Marc Vallée
PHOTOGRAPHIE : Yves Bélanger, Ronald Plante
SCÉNARIO : Marti Noxon
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Policier, Thriller
STATUT : Terminée
FORMAT : 50 minutes
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Camille Preaker, reporter, sort tout juste d’un bref séjour à l’hôpital psychiatrique. Elle retourne dans la ville de son enfance pour tenter de résoudre le meurtre de deux jeunes adolescentes auxquelles elle s’identifie énormément…

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