Charlotte Gastaut a une carrière protéiforme, illustratrice de contes, graphiste et désormais designeuse de foulards en soie, elle est cependant toujours portée par un imaginaire floral et onirique. On ne peut donc pas dire qu’elle suit des chemins multiples mais au contraire qu’elle est guidée par une cohérence thématique et formelle. Son style relativement minimaliste permis par la technique du découpage en a donc fait la candidate parfaite pour dessiner l’affiche du festival d’Annecy 2019 (une édition consacrée au Japon) – d’autant plus qu’en ayant travaillé dans la communication, elle avait toutes les aptitudes pour créer une affiche qui soit à la fois portée par des instincts promotionnels et artistiques. On peut voir dans les jeux de collage et de superposition de plans naturalistes une invocation des illustres estampistes japonais. On pense particulièrement au très moderne Hiroshige dont les arrière-plans et notamment les montagnes ressemblent étonnamment à ceux qu’elle a créés pour le festival d’Annecy, des montagnes stylisées qui pourraient évoquer les artistes modernes européens et qui le différencient de Hokusai.
Sur l’affiche, on observe des aplats de couleur qui alternent les teintes chaudes et froides, nuancés par quelques rapides dégradés. La jeune femme arbore des traits sibyllins, ses sourcils ressemblent à des feuilles qui viendraient surligner le regard et montrer l’alchimie entre l’adolescente et son environnement. Son regard est fixe, les yeux grand-ouvert, comme pour ne rien perdre de de la nature alpine. C’est Annecy vu par le Japon que nous propose Charlotte Gastaut ; presque une variation de l’affiche de 2017 (une jeune femme, un arrière-plan montagnard) mais conçue comme l’auraient fait les artistes japonais et leurs maîtres graveurs.
Le pouvoir d’évocation de l’affiche est notable, le bleu symbolise la liberté, le Soleil levant renvoie à la périphrase par laquelle on nomme souvent le Japon en Occident, les grains de riz présents sur les vêtements de la jeune fille évoquent le régime culinaire qui nous fait tant fantasmer. Autant de symboles du Japon qu’elle use non comme de simples stéréotypes mais à travers une forme éthérée. Les alternances des vides et des pleins dans l’affiche, la simplicité du décor nous évoqueraient presque la tradition du shanshui, ce qui laisserait alors supposer un sous-texte plus spirituel. S’il y a du Japon dans cette affiche, il y a donc aussi l’incarnation de l’Asie toute entière. Comme si l’empire du Soleil levant, réconcilié avec la Chine, en était devenu le porte-étendard. Et on ne manquera pas de tourner notre regard vers celui du Milieu qui, depuis une dizaine d’années, investit dans l’animation et s’en fait de plus en plus prolifique.
Du bouddhisme au taoïsme, on s’intéresse à l’impermanence du monde et on cherche à en figurer les cycles et ce sont précisément les espaces vierges qui permettent de les porter. Ici, ce sont le soleil et la lune qui rythment ces espaces et qui reflètent cet ordre infini. Souvent, la poésie médiévale chinoise se porte sur les espaces seuils, donnant à voir un coucher de soleil qui sublime la surface de l’eau ou la brume qui s’agrège au sommet d’une montagne. Et tous ces phénomènes naturels de rendre visibles le mystérieux, de nous lier à l’immanente vérité qui orchestre le monde.
Sur le lac Dongting en écho à mon assistant Yin Mao
Sous mon regard le lac étale
s’élève et se marie au ciel
De la forêt vertigineuse
le reflet tombe au fond du gouffre.
Soudain la surface de l’eau
s’emplit d’aveuglante clarté
Sans doute à bord de ce bateau
touché-je aux marges du soleil.
Zhang Yue
C’est avec cette tradition que l’affiche signée Charlotte Gastaut résonne. En sus, la nuit et le jour se répondent par jeu de symétrie, évoquant joliment le yin et le yang. On peut y voir une complémentarité toute taoïste puisqu’ici, les opposés ne se heurtent pas mais se lient l’un à l’autre, formant les deux faces d’une même pièce. Au milieu, la jeune fille – une poétesse peut-être – occupe « la voie du milieu », c’est-à-dire qu’elle a atteint une pleine conscience du monde qui l’entoure et est donc suffisamment éveillée pour profiter à la fois de la lune et du soleil, elle a atteint un état spirituel qui permet de jouir autant de tous les opposés, sans avoir jamais de choix à faire (et surtout en ne devant jamais choisir entre l’un et l’autre, en préservant l’équilibre entre les antagonistes). Et n’est-ce pas là ce que nous propose le Festival d’Annecy ? De mettre de côté nos penchants instinctifs et de s’ouvrir à toutes les variations artistiques, de ne plus considérer comme contraires le formel et le politique, le léger et l’engagé, l’auteuristique et le populaire mais d’y percevoir des jeux de résonance. Grâce au festival d’Annecy, nous porterons tous sur le monde un regard d’artiste, et il y a fort à parier que notre environnement se révélera à nous sous un jour nouveau. « Annecy, c’est le plus beau des festivaux » diront les habitués mais c’est surtout celui qui fait voyager dans un cadre lui-même idyllique et propre à la rêverie. Le festival d’Annecy, c’est donc celui qui ne nous fait pas simples spectateurs mais qui change notre vision du monde. L’édition 2019 est si hétéroclite qu’elle semble parfaite pour se prêter à l’exercice, pour rappel le festival commence lundi prochain, le 10 juin. Nous vous partagerons alors nos premières émotions…