Un Rêve Solaire, ou l’abolition des normes narratives
Quand Marcel Jean nous présente l’oeuvre du réalisateur, Patrick Bokanowski, c’est avec une admiration sans limite. Il nous explique que la découverte de L’Ange, il y a quelques années a totalement bouleversé son rapport au cinéma. Mais on le devine déjà à la vue des premières images, il ne sera pas aisé de passer de l’autre côté, de ceux qui épousent sa fascination pour le cinéma expérimental. Certains ne parviendront pas au laisser-aller suprême et quitteront la salle avant la fin de la projection. En effet, il faut se faire violence pour lâcher nos réflexes normatifs et accepter un tel objet ovni. Le cinéma off-limit exige que nous abolissions nos idées de la fiction et consentions à nous laisser porter par un flux d’images dont le sens n’est pas rationnel mais sensitif. Étonnamment, l’expérience altère notre rapport au temps qui n’a plus du tout la même valeur. Ni ennui, ni impatience ne se font sentir, on vit pleinement l’instant présent ce qui confère à ce long-métrage une valeur quasi-mystique.
Patrick Bokanowski l’explique en avant-séance pour les novices : il souhaite trouver dans les images en prises de vues réelles l’inventivité de l’animation. Pour lui, toutes les images se ressemblent au cinéma, épousant une esthétique réaliste. Quand il modifie les objectifs de ses appareils, c’est pour en faire des “subjectifs”. Un Rêve solaire reflète bien son entreprise par son esprit onirique : se succèdent déformation des silhouettes et jeux de répétition qui renvoient à la poésie. Tel un DJ, le cinéaste compose certaines séquences en mixant des motifs qui sont ressacés à l’instar du reflux marin. L’environnement est presque toujours vu par le prisme d’un rayon lumineux, d’une vitre ou d’un air chaud qui distord le matériau. Il n’y a rien de tel pour se situer dans la psyché d’un rêveur.
Ce film fait penser aux après-midi d’été où l’on s’allonge paisiblement sur un lit ou une plage, la tête bercée par les couleurs du soleil. Ce n’est alors pas un noir infini que l’on aperçoit mais bien un univers tacheté de couleurs qui s’animent. Les yeux fermés, on parvient à voir le réel autrement, nourrissant la douce illusion d’accéder à un monde caché.
Et l’expérience est intense, la première partie du film a fait naître chez moi un sentiment d’angoisse – parlons à la première personne puisque le film est plus de l’ordre du vécu que du visionnage. Les silhouettes humaines et jeux de surimpression qui peignaient un quotidien tout à fait banal me donnaient le sentiment vertigineux du temps qui passe, sentiment renforcé par la bande-son composée par Michelle Bokanowski. J’eus les réminiscences des premiers films où les humains d’autrefois évoluaient par mouvements saccadés. Aussi, voir l’actualité par le prisme de codes passés fit grandir à la fois mal-être et fascination. Il semblait, à la vue du film, que nous étions tous liés intimement à la terre et l’univers, que nos vies, si petites soient-elles étaient vouées à s’y répéter sous des motifs récurrents. Il semblait également que sur leurs passages, les hommes laissent une image cinétique, une sorte de fantôme carbone qui ne laissent après leur mort qu’un souvenir mélancolique et diffus, comme un écho de l’existence.
Je découvris donc avec Un Rêve solaire, la capacité du cinéaste à déconstruire le quotidien et le mesurer au Monde.
Le cinéma expérimental est confidentiel mais parlera aux plus cinéphiles, tant il confine aux limites du cinéma avec la peinture et les arts-plastiques, tant il interroge la représentation du monde, nous rappelant l’expressionnisme allemand. Si d’autres formes de vie nous observaient, cela se rapprocherait peut-être des visions mystiques de Patrick Bokanowski qui nous expose ici l’humain par le prisme de son environnement, laissant presque penser que l’Univers a conscience de notre existence. Et finalement, n’est-ce pas ça l’idée du divin ? L’Univers nous épiant et gravant dans son ADN nos fébriles vibrations…