Il y a quelques années, pour pas mal de monde, il était quasiment impossible de prononcer correctement son nom. Depuis l’année dernière, ce n’est plus le cas : son nom a désormais marqué le 7ème Art d’une pierre blanche et fait irruption par la grande porte pour se révéler enfin à un public plus large. En obtenant une Palme d’Or totalement méritée pour le magnifique Oncle Boonmee en 2010, le cinéaste thaï Apichatpong Weerasethakul s’est imposé comme l’une des plus grandes révélations de ces dernières années, même si son talent avait déjà été célébré et décortiqué à n’en plus finir par les critiques festivalières du monde entier. La sortie DVD de son ultime (et meilleur) film était récemment l’occasion parfaite pour passer en revue les divers jalons d’une filmographie exemplaire, entièrement parcourue par la question du souvenir et de son intrusion dans le réel. Découvrir un film de Weerasethakul, c’est ouvrir une porte vers l’inconnu, c’est s’aventurer dans des univers où le réel et l’imaginaire n’ont de cesse de se confondre et de questionner leur propre forme. Mais c’est aussi une façon de redécouvrir le cinéma dans ce que l’art peut avoir d’audacieux, à savoir un jeu malicieux sur la construction narrative, une mise en scène qui joue la carte de la contemplation tout en faisant appel aux cinq sens des spectateurs, ainsi que des réminiscences de genres aussi divers que le documentaire ou la fable fantastique. Plus que jamais, on se retrouve ici face à un cinéma qui, en plus d’une richesse thématique tout bonnement faramineuse, condense de multiples sensibilités de façon si harmonieuse qu’il touche à une forme d’utopie du 7ème Art. Bienvenue dans l’autre monde…
MYSTERIOUS OBJECT AT NOON
Thaïlande – 2000 – 1h30
C’est au cours de ses années d’études de cinéma à Chicago qu’Apichatpong Weerasethakul découvre l’orientation que va prendre sa carrière, et ses débuts se distinguent par un sens aigu de l’expérimental et de l’improvisation. Le résultat de ce questionnement artistique sera Mysterious object at noon, film qui, comme son titre l’indique, pose clairement le mystère comme base du processus artistique. L’histoire a beau être inracontable, on peut néanmoins en tirer deux choses : d’une part, un récit de tournage où une équipe de cinéma demande aux personnes interrogées de poursuivre l’histoire d’un garçon handicapé et de son professeur, et d’autre part, une construction narrative sur le système du « cadavre exquis », où une histoire se voit composée par une succession de récits raccordés au gré des séquences, où les images documentaires se mêlent aux témoignages improvisés.
On pourrait craindre une énième resucée d’un film arty (surtout pour un premier film), mais Weerasethakul contourne ces craintes en faisant preuve d’une simplicité, d’une douceur et d’une légèreté réjouissantes. Son film est de ceux qui ne résolvent rien, qui n’appellent pas de point final à l’énigme qu’ils mettent en place et qui laissent filtrer des pistes à chaque scène : la mise en abyme opérée par le cinéaste ressemble presque à une sorte de jeu interactif, où l’établissement d’une légende, sans cesse redéfinie par les interviews, donne au film la dimension d’un gros jouet avec lequel le cinéaste s’amuse, d’un médium qui laisserait filtrer ses secrets à travers ses bascules et ses ruptures de ton (de là viendront les fameuses cassures narratives des films suivants de Weerasethakul). Mysterious object at noon explore donc les mécanismes de la légende sous la forme d’une intrigue qui prend forme au fur et à mesure que chacun entreprend de la raconter à sa façon. Un « work in progress » dans sa forme la plus pure, en mutation perpétuelle, qui n’appartient qu’à ceux qui y participent, les intervenants comme le spectateur, tous acteurs et témoins d’une même histoire à se réapproprier.
BLISSFULLY YOURS
Thaïlande – 2002 – 2h08 – Prix Un certain regard, Cannes 2002
Lors de sa présentation cannoise en 2002, Blissfully yours fut un choc total. Pas seulement la révélation d’un cinéaste surdoué, tellement éloigné des carcans habituels, mais surtout la mise en lumière d’un style mêlant réalisme et onirisme, d’où émanaient des effets qui frappaient l’esprit, qu’il s’agisse de ce générique de début impromptu (surgissant au bout de trois quarts d’heure de film !), de ces pictogrammes graphiques que le cinéaste a placé de façon étrange sur de nombreuses scènes du film, ou encore le naturalisme dont la deuxième partie se faisait l’écho sensoriel. Qui plus est, entre une balade antonionienne et un dérivé tropical d’Une partie de campagne de Renoir, difficile de savoir où placer Blissfully yours. Inutile de chercher, le film est un peu tout ça à la fois, et peu importe. Mais ce qui a pu frapper le plus dans ce film inattendu, c’est la confusion esthétique et thématique qu’il a su mettre en place : avait-on affaire à un docu-fiction, à un bloc de réalité filmée, à un vague concept arty ou à une ballade sensuelle filmée sous opium ?
Le film de Weerasethakul a cela de magique qu’il regroupe toutes ces hypothèses sans forcément les assumer, se définissant à la fois comme témoin du monde et quête hédoniste, le tout sous un alliage de mélancolie et de contemplation. C’est surtout une œuvre qui délaisse tout ce qui pourrait l’alourdir (y compris la question clandestine, thème-central de la première partie) afin de foncer tête baissée dans une recherche éperdue du plaisir et de la grâce. La narration du film, une fois de plus éclatée et mutante, et la lenteur des mouvements de caméra soulignent cette sensation d’abandon. Au cœur d’une nature filmée avec une douceur élégiaque digne d’un Terrence Malick, le cinéaste convoque tous les sens du spectateur pour filmer la ballade d’un trio amoureux en pleine jungle thaïlandaise, où les marches silencieuses se succèdent aux moments de stase, où un pique-nique à base de fourmis rouges (!) se voit suivi par des ébats incandescents, où la jungle devient le théâtre des consolations comme celui des extases secrètes, où le cinéma devient vecteur d’éblouissement sensitif. Et au final, ce que l’on retient de l’ensemble, ce sont des parcelles d’infini au cœur d’un événement minuscule, à savoir un après-midi de pure liberté sur la Terre. Juste une ambiance élégiaque, un sentiment d’évasion, une ballade extatique. Le titre du film semblait prophétiser l’extase du spectateur. C’est le cas.
TROPICAL MALADY
France / Thaïlande – 2004 – 1h58 – Prix du jury, Cannes 2004
Récompensé par un Prix du Jury au festival de Cannes en 2004, Tropical malady poursuit la thématique du désir et du souvenir entamée par Apichatpong Weerasethakul dans son précédent film, et accentue davantage cette diffraction des sens à travers une histoire à deux faces, l’une réaliste, l’autre mythologique. Il y sera d’abord question de deux jeunes hommes, vivant une romance dans le Bangkok contemporain, puis d’une chasse à l’homme silencieuse et hypnotique dans une jungle aux accents fantasmagoriques. Reliées par un trou noir scénaristique renvoyant aux cassures narratives du cinéma de David Lynch, le film élabore un double programme qui remet en question notre rapport aux images et joue sur nos perceptions de bout en bout jusqu’à un final inoubliable. Aussi contemplatif que déroutant, dévoré par un mystère jamais révélé, le film est surtout une authentique séance d’hypnose dont les effets secondaires procurent une longue et délicieuse transe. Sans aucun doute l’un des films les plus importants des années 2000.
>>> Lire la critique complète du film
SYNDROMES AND A CENTURY
France / Thaïlande / Autriche – 2006 – 1h45 – Lotus du meilleur film, Deauville 2007
Tous les films d’Apichatpong Weerasethakul ont en commun un goût pour le mémoriel, cette idée de réunir plusieurs souvenirs à travers des films comme des témoignages passés où rêve et réalité viendraient s’entremêler. Or, si l’on regarde bien sa filmographie, il y a toujours, dans chacun de ses films, une scène qui prend place dans un univers médical et qui laisse filtrer la présence d’une maladie. Il s’agit là encore d’un souvenir : les parents du cinéaste ont travaillé comme médecins dans un hôpital de Bangkok, et c’est sans doute leur histoire que raconte Syndromes and a century, peut-être un peu malgré lui. Et pour cause, ce film, que l’on peut voir comme le troisième épisode d’une trilogie entamée avec les deux films précédents, est sans aucun doute son plus personnel.
Tout comme Tropical malady, ce film est une fois de plus coupé en deux, à la différence près que les deux histoires semblent se répondre en permanence. Première moitié : au cœur d’un hôpital perdu dans une campagne thaïlandaise idyllique, une infirmière tente de résister aux avances d’un collègue de travail. Deuxième moitié : au cœur d’un hôpital moderne de Bangkok, une infirmière (la même qu’avant) succombe au désir de son collègue de travail (le même qu’avant). En poursuivant son travail sur la notion de mystère et en accentuant l’opposition des contraires, Weerasethakul brouille une fois de plus la frontière entre chronique mémorielle et fiction à visée documentaire, et donne à la notion de « souvenir » une portée infiniment stimulante : pour le cinéaste, le souvenir est autant un appel à l’imaginaire qu’une vague réminiscence du réel, les deux notions devenant vite indiscernables par la grâce d’une esthétique protéiforme et la malice d’un montage trompeur. En cassant la linéarité de ses précédents films pour jouer davantage sur les parallèles et les contradictions, le cinéaste atteint un absolu dans la captation du décalage, peut-être jamais atteint avant ce film-là. Qui plus est, son film est d’une douceur si paisible et si agréable qu’il donnerait presque envie de partir en exil dans la campagne thaïlandaise. Entre le rêve irréel et la réalité perdue, la nature en devient un sublime trompe-l’œil dans lequel il est si délicieux de se perdre.
ONCLE BOONMEE
France / Thaïlande / Royaume-Uni – 2010 – 1h53 – Palme d’or, Cannes 2010
Dresser la liste des superlatifs de ce qui s’impose sans hésitation comme le zénith absolu de la carrière de Weerasethakul passerait presque pour une mission impossible, tant elle risque d’être longue et passionnante (pour rentrer plus dans le détail, lire la critique ci-dessous), mais tentons le coup : une pure apothéose formelle, un vrai poème mémoriel et sensoriel sur l’immixtion du souvenir dans le réel, un brouillage permanent des perceptions entre la réalité et la fiction, une séance de magie pure renouant avec l’immersion enchanteresse des plus beaux contes enfantins, la Palme d’Or la plus belle et la plus audacieuse que l’on ait pu voir depuis longtemps, et sans aucun doute, au bout de ce voyage en tous points inoubliable, une idée assez juste de ce qui pourrait définit le cinéma du futur. Chef-d’œuvre total, point barre.