Intro
On ne sait plus trop qui avait dit un jour que se tenir au courant de l’actualité était la condition sine qua non pour faire des films intéressants – il parait que c’est Howard Hawks. Quoi qu’il en soit, ce point de vue constitue le premier stade d’une réponse satisfaisante pour tenter d’expliquer pourquoi la franchise James Bond fait encore preuve aujourd’hui d’une longévité exceptionnelle. Jamais démodée (la modernisation a toujours été au rendez-vous), jamais éteinte (tout juste une « petite » pause de six ans entre 1989 et 1995), jamais contestée dans son efficacité et son intemporalité (il a toujours été simple de se familiariser avec ses codes), jamais fragilisée dans ses perspectives de rentabilité (là, on crève carrément le plafond !), la saga continue de séduire les spectateurs et de nourrir les attentes de chaque génération. Mais surtout, pour adhérer à la lecture de Hawks, l’agent 007 a su rester maître de son temps, évitant ainsi le retrait de son permis de tuer même lorsque le monde se mettait à changer autour de lui. Rien ne l’aurait prédestiné à cela, lui qui se voulait la projection fantasmatique d’un ancien espion reconverti dans l’écriture – le très british Ian Fleming – et dont la carrière fut lancée en grandes pompes sur grand écran par un tandem de producteurs désireux de former une vraie entreprise familiale (Harry Saltzman et Albert R. Broccoli).
Un film Bond, c’est avant tout des figures imposées qui se reconnaissent tout de suite. Une ouverture mémorable – le fameux gun barrel où James Bond apparait à travers le canon d’un revolver). Un thème culte signé John Barry, peu à peu accompagné ou retravaillé par des artistes musicaux plus contemporains. Un générique stylisé qui injecte des silhouettes féminines dans un cadre très abstrait et fantasmatique – une manière d’indiquer que le monde à visiter est ici irréel, voire symbolique. Un smoking avec des gadgets dans les poches. Une voiture avec encore plus de gadgets dans la mécanique. Un flingue – en général un Walther PPK 9mm – et des munitions fatales. Des femmes sublimes, souvent alliées, parfois dangereuses, toujours ensorcelantes et magnifiées. Des méchants nourris par un complexe d’Œdipe plus ou moins dévorant. Un monde taillé sur mesure qu’il s’agit avant tout d’explorer. Des décors exotiques que la caméra ne cesse d’enjoliver. Des espaces à l’architecture singulière qui ancrent 007 dans son époque et scénographient les enjeux narratifs. Des placements de produit en veux-tu en voilà pour flatter un style de vie ludique et matérialiste… et aussi pour aider à combler des budgets toujours plus consistants ! Des parodies fendardes qui n’ont jamais cessé de pulluler. Des films contemporains qui ne cessent jamais de s’en inspirer. Et surtout, avant tout, six acteurs officieux qui, chacun à leur manière, auront su iconiser un rôle et s’en imprégner pour mieux imprimer les trois chiffres 007 dans l’inconscient collectif.
Au vu de tout cela, tout porterait à vérifier l’hypothèse suivante, en général ressassée ad nauseam par les plus fervents détracteurs de l’agent 007 : voir un film James Bond revient en gros à les avoir déjà tous vus. Rien n’est plus éloigné de la réalité. Le plaisir d’un Bond-movie réside autant dans les points de concordance que dans les petites variations qui viennent pimenter la mission, la logique de l’univers visité, ou même les conventions elles-mêmes de la saga. Les disséquer un par un permet de confirmer cela, mais aussi de mettre en évidence l’adaptation d’une saga aux différentes modes et époques qu’elle a pu absorber et traverser – preuve absolue de son éternelle jeunesse. Replonger à nouveau dans ces vingt-cinq épisodes en respectant leur chronologie productive est une mission que l’on continue d’accepter : non seulement le plaisir de les revoir ne varie pas, mais on y trouve sans cesse à picorer, que ce soit du neuf qui s’était caché ou du classique auquel on a fini par s’habituer. Place à une rétrospective servie comme une vraie bonne vodka martini : secouée mais non agitée.
Connery / Lazenby
JAMES BOND 007 CONTRE DR. NO
Terence Young
Royaume-Uni – 1962 – 1h51
Lorsque la production de James Bond 007 contre Dr. No fut lancée en octobre 1962, James Bond n’était pas un total inconnu pour le support filmique. Les fanatiques de la saga se souviennent bien du Casino Royale de 1954, sinistre téléfilm de William H. Brown dans lequel Barry Nelson (oui, le directeur de l’hôtel dans Shining !) ressemblait plus à un videur de boîte de nuit qu’à un agent secret flegmatique, et où la présence de Peter Lorre dans le rôle du Chiffre faisait figure de maigre consolation. Le grand écran se devait de frapper plus fort. Mais le hasard, accompagné de pas mal de problèmes de droits, aura finalement bousculé les souhaits du tandem Saltzman/Broccoli de suivre la chronologie des romans d’Ian Fleming. Ce fut finalement Dr No, sixième épisode de la saga littéraire de Fleming, qui aura servi de rampe de lancement pour l’agent 007. À l’époque, faire un tel film tenait du pari que personne n’aurait osé relever, en particulier les pontes d’United Artists qui, ne voyant là-dedans qu’un petit film d’espionnage à rentabilité rapide, acceptèrent le projet avec une petite enveloppe budgétaire d’un million de dollars, deux mois de tournage, un acteur inconnu en tête d’affiche et un vétéran affirmé de la série B à la réalisation. Plus encore lorsqu’on garde en tête la suite de la saga, Dr. No tient aujourd’hui de l’ovni, d’un coup de tonnerre coloré et exotique dans le monde cadenassé de l’espionnage. Le 7ème Art lui-même en est resté bouche bée, même si, à la revoyure, force est de constater que tous les gimmicks populaires de la saga étaient encore embryonnaires ou carrément absents. Une page blanche sur laquelle tout était à dessiner et à inventer, en somme.
Le premier film de la saga James Bond, une « série B » ? Oui, et pour ceux qui ne l’auraient pas oublié, le terme ne vise pas le caractère qualitatif d’une œuvre mais bien son système de production. Dans la droite lignée de tout un pan du 7ème Art où le manque de moyens poussa les réalisateurs à condenser le récit et la mise en scène afin de favoriser le dynamisme et l’inventivité, Dr. No tire profit de ses contraintes budgétaires. Pas de gadgets (Bond n’a ici que son Walther PPK avec silencieux !), pas de dimension globe-trotter (on se limite ici à Londres et la Jamaïque), mais au contraire un récit millimétré et sans bout de gras où l’enchaînement de scènes fait l’action, des dialogues pêchus, des rebondissements multiples et surtout un cocktail de genres qui puise autant dans le film noir que dans la science-fiction des années 50. En digne artisan du genre, Terence Young privilégie ici le rythme et l’imagerie. D’un côté, il met constamment en valeur l’espace et le mouvement des corps : ici, les scènes d’action sont succinctes mais puissantes de par la tension qui les précède, et surtout, le montage diabolique de Peter Hunt présente un usage novateur des jump-cuts à des fins de déconstruction abstraite du cadre – d’où l’effet de jouissance que procure chaque photogramme du film. De l’autre, il impose un univers pop et exotique jamais vu en la matière, condensé virtuose de références à l’œuvre de Jules Verne (le docteur No évoque presque un capitaine Nemo planqué sur son île mystérieuse qui utiliserait un « monstre cracheur de feu » pour effrayer et éliminer les intrus), à l’actualité politique (son plan diabolique n’est pas sans rappeler la crise des missiles de Cuba) et à l’historique du cinéma d’aventures des origines (décors en carton, poursuites en voiture, érotisme pas trop corsé, bad guy au look de Fu Manchu…). Les éléments proposés étaient bien ceux d’un grand classique appelé à susciter sidération lors de sa sortie et nostalgie pour les années qui allaient suivre.
Parfaitement réalisé et vierge de toute perspective d’altération, Dr. No a aussi pour lui de présenter les premiers signes d’une saga avant tout réputée pour ses fétiches visuels : des scènes désormais cultes (surtout celles de la plage et de la mygale) ou parodiées (le premier Austin Powers reprendra celle de la décontamination sur tapis roulant), mais aussi un générique de début déjà marqué par le fameux gun barrel et le thème culte de John Barry sur fond de motifs colorés et de silhouettes dansantes – Michel Hazanavicius le pompera à loisir pour concevoir ceux de ses deux OSS 117. Et puis, il y a bien sûr Sean Connery, corps souple et naturel inoxydable, qui aura mis tout son background au service du personnage : une image rustre de prolétaire écossais et sportif qui le rendent aussi animal que crédible dans les scènes d’action, un charme total à même de faire fondre la gent féminine, mais aussi et surtout un jeu totalement intériorisé, valorisant l’indifférence face à la notion d’affect (aussi bien la romance que la souffrance). Avec le regard sombre et le demi-sourire cynique en coin, son Bond à lui est une sorte de machine, à la fois virile et calculatrice, qui aura mythifié moins un personnage à part entière qu’une icône de l’insensibilité. Sa rencontre avec Ursula Andress sur une plage de rêve ne pouvait qu’accroître le sentiment de jamais vu : soudain envoûté par l’apparition d’une Vénus tropicale au bikini blanc et au poignard accroché à la hanche, Bond est mis face à son idéal féminin, faux faire-valoir mais vrai double de lui-même dans l’action, qui lui offre ainsi son statut d’icône virile, empereur d’un monde référentiel sur lequel il régnera désormais avec panache. Un mythe venait alors de naître.
BONS BAISERS DE RUSSIE
Terence Young
Royaume-Uni – 1963 – 1h58
Là encore, un rappel du contexte de l’époque s’impose pour mieux savoir où l’on met les pieds. En 1963, deux événements importants auront quelque peu secoué la Couronne britannique : d’un côté, la fin des révélations entourant les fameux « Cinq de Cambridge » (espions supposés à la solde de l’empire soviétique), et de l’autre, le scandale sexuel entourant le secrétaire d’État John Profumo, accusé d’avoir partagé une jeune maîtresse de 19 ans avec un attaché naval soviétique. Grosse pagaille pour gros dommages collatéraux. Ce jeu des manipulations et des trahisons est très précisément ce qui irrigue de bout en bout la seconde aventure de l’agent 007 sur grand écran. En effet, dans cet épisode bien plus sombre que le précédent, Bond se retrouve chargé d’une mission qui se révèle être un piège : croyant devoir récupérer un décodeur top secret (qui a dit le mot « Enigma » ?) et aider une jolie secrétaire soviétique à passer à l’Ouest, il devient sans s’en rendre compte le pion d’un groupuscule criminel omniscient – le fameux « Spectre » – qui l’utilise avant de chercher à l’éliminer de la façon la plus déplaisante et la plus humiliante possible. D’où une intrigue bien plus complexe que prévu, menée là encore tambour battant et servie sur plateau d’argent dans un emballage extrêmement proche des romans d’Ian Fleming – il n’est d’ailleurs pas interdit d’y voir là l’adaptation la plus fidèle de son œuvre. D’où, aussi, un Sean Connery plus mûr pour incarner un James Bond plus à l’affût, ici confronté à une menace retorse dans un univers de paranoïa croissante. Le tout sur fond de cette guerre froide qui impose un jeu dangereux avec des dés pipés à l’avance et des règles qui n’en sont pas.
À tous ceux qui auraient pu reprocher à Dr. No de ne pas avoir été très raccord avec les standards du cinéma d’espionnage, Bons baisers de Russie envoie une réponse apaisante. Dès son ouverture nocturne et tendue dans de luxueux jardins où un faux James Bond devient la cible d’un simulacre de meurtre, l’ombre d’Alfred Hitchcock plane de partout. Et, pour ainsi dire, elle ne s’évaporera jamais. La déambulation de la très blonde Daniela Bianchi dans les ruelles sombres d’Istanbul, la ballade en barque dans les douves, une angoisse nourrie par l’absence de foule et de vie dans les décors visités, une scène d’anthologie particulièrement longue – au moins un quart du film ! – dans un wagon de l’Orient-Express, un protagoniste pris en chasse par un engin volant flingueur (l’hélicoptère remplace ici l’avion), un Sean Connery souvent plus Cary Grant que le vrai, un personnage constamment suivi et espionné par d’inquiétantes silhouettes cadrées de dos : tout concourt à faire du film une sorte de remake inavoué de La mort aux trousses. Sur le plan du scénario, le piège évoqué plus haut a aussi de quoi rappeler le concept du MacGuffin si cher à tonton Alfred, de même que la présence du Spectre a dû servir d’écran de fumée pour éviter aux scénaristes d’amorcer tout débat politique sur le contre-espionnage russe. Mais globalement, Bons baisers de Russie ne se résume pas à un pur jeu de faux-semblants. Plus encore que sur Dr. No, la saga installe ici ses fétiches les plus forts : ce cher Q (pas encore appelé ainsi !) apparait enfin sous les traits de Desmond Llewelyn, le premier gadget de la saga fait son apparition (une valise très « couteau-suisse »), et le cruel Ernst Stavro Blofeld entame ici sa lente apparition « en pointillés » sur plusieurs épisodes (pour l’instant, on ne voit que ses mains qui caressent son chat !).
La production de Bons baisers de Russie est aussi pour beaucoup dans la singularité et la noirceur de cet épisode. Même avec un budget deux fois plus élevé, c’est peu dire que le tournage du film fut un chemin semé d’embûches. Il faut déjà relever l’absence du chef décorateur Ken Adam, alors parti rejoindre Stanley Kubrick sur Docteur Folamour et remplacé au pied levé par Syd Cain, ce qui justifie ici une production design bien moins sophistiquée que sur Dr. No. Mais ce ne fut rien par rapport au reste. Le planning serré du tournage aura occasionné un grand nombre de plans manquants dans chaque scène, ce qui poussa Peter Hunt à faire preuve de malice dans le montage : celui-ci alla jusqu’à exploiter l’utilisation de plans passés à l’endroit et à l’envers pour combler les trous, et aura même pris le risque d’inverser la place initiale de certaines scènes pour rendre l’intrigue compréhensible – d’où l’existence du pré-générique, désormais un prérequis pour tous les autres films de la saga. Pour la seconde fois, les astuces du cinéma B ont été constamment mises à profit pour concevoir et achever le film, créant ainsi un fort effet de sécheresse narrative et visuelle que Terence Young assume fièrement. On sera en droit de préférer l’exotisme abstrait de Dr. No, mais Bons baisers de Russie présente des critères de premier choix pour se distinguer de son illustre prédécesseur. Il y a la cruelle Lotte Lenya et ses chaussures à lames rétractables, le massif Robert Shaw en tueur peroxydé qui en fait voir de toutes les couleurs à Bond dans une cabine de l’Orient-Express (un combat qui préfigure à lui seul les chorégraphies brutales de la saga Jason Bourne), et surtout cet Istanbul de carte postale, pittoresque et fantomatique, sublimé la même année par Alain Robbe-Grillet dans son premier film L’Immortelle.
GOLDFINGER
Guy Hamilton
Royaume-Uni – 1964 – 1h52
Au jeu préféré des bondophiles, Goldfinger ne serait clairement pas le mieux placé pour servir de piège à quizz. Une raison à cela : si chaque film de la saga James Bond a eu son lot de grands moments, ce troisième épisode les bat tous à pleines coutures dans le recensement de scènes et d’images mémorables. En vrac : un pré-générique où l’on allume tranquillement une cigarette avec une explosion en fond sonore, le cadavre nu de Shirley Eaton statufié sous une imposante parure d’or, un Coréen moustachu avec un chapeau melon qui fait à la fois boomerang et guillotine, une Aston Martin blindée de gadgets (dont un siège éjectable !), un combat de karaté dans les foins avec la lesbienne Pussy Galore (Honor Blackman), un vilain à accent germanique dans une Rolls-Royce en or massif, un cambriolage de la réserve d’or de Fort Knox, un laser qui menace petit à petit le service trois pièces d’un Sean Connery en bien fâcheuse posture, un compte à rebours fatal que l’on réussit à arrêter pile poil sur 007 secondes (!), une chanson explosive où la voix puissante de Shirley Bassey fait jeu égal avec les cuivres de John Barry, et surtout, la réplique la plus célèbre de toute la saga (« Do you expect me to talk ? – No, Mr Bond, I expect you to die ! »). Il suffit d’avoir vu le film une fois pour retenir tout cela. On dit que le chiffre 7 porte chance, et ici, c’est littéral : 007 a désormais tout pour se constituer un solide bagage d’héros de la pop-culture, et Goldfinger est à la base le septième roman écrit par Ian Fleming. L’équation idéale pour un épisode dont les ingrédients ont depuis dépassé le strict cadre de la franchise pour s’inscrire dans l’inconscient collectif. Pour le meilleur… et peut-être aussi un peu pour le pire.
Résumer la recette de Goldfinger semble simple si l’on en croit les dires de son réalisateur Guy Hamilton : plus d’action, plus d’humour, plus de suspense, plus de jolies filles, plus de décors splendides, plus de clins d’œil, et surtout, que tout le monde s’amuse ! Les producteurs en avaient visiblement autant envie que lui, si l’on en juge par l’enveloppe budgétaire accordée au film (grosso modo l’addition cumulée des deux films précédents) et par leur désir – concrétisé – d’introniser Bond en nouveau roi du film à grand spectacle. Dès le pré-générique, avouons-le, on reste sans voix : à peine quelques minutes durant lesquelles Bond achève une mission avec un smoking sous sa combinaison de plongée, emballe une jolie fille sortie de la baignoire de sa chambre d’hôtel, neutralise un tueur sournois qu’il a vu se refléter dans l’œil de la demoiselle, et quitte la scène avec une punchline en or, le tout avant un générique culte dont chaque note a été inscrite au feutre indélébile dans notre cortex depuis bien longtemps. Une entrée en matière qui ne cache rien de l’ambition du film : Bond n’est plus seulement un agent secret, mais carrément un super-héros, qui trompe la mort avec un flegme et un détachement à peine croyables – un domaine dans lequel Sean Connery s’avère de plus en plus à l’aise. Même quand il s’agit d’achever une scène marquante, l’art de la réplique qui tue atteint ici des sommets : à chaque fois qu’on lui demande où est tel ou tel personnage (pile poil celui qu’il vient de tuer), Bond répond d’un fracassant « Il est à côté, il s’est fait sauter les plombs ! » après avoir électrocuté Oddjob, ou encore par un « Il est avec les anges, en train de jouer de la harpe d’or ! » après avoir balancé Goldfinger dans le vide.
Avec tout ce qu’il propose en matière de « plus », Goldfinger aurait de quoi enterrer les deux épisodes précédents – ce que sa popularité folle auprès des fans et son succès monstrueux à sa sortie suffiraient à valider. On s’autorisera pourtant à penser le contraire, tant la recette proposée par cet opus met déjà en lumière ce à quoi la saga va se résumer pendant des décennies : des figures matricielles à respecter d’un film à l’autre, un peu comme des cases à cocher sur une liste. Ne pas s’y tromper : si Goldfinger ne souffre encore aujourd’hui d’aucune critique auprès des fans, c’est parce qu’il s’est imposé comme l’alpha et l’oméga de la saga, l’épisode qui aura élevé les critères du grand spectacle après deux épisodes majoritairement marqués par une sécheresse de série B. C’est évidemment une grande qualité en soi, mais l’esprit propre aux romans avant tout atmosphériques d’Ian Fleming n’en ressort pas aussi magnifié qu’avant. En outre, la réalisation assez conventionnelle de Guy Hamilton – qui signera par la suite les trois plus mauvais épisodes de la franchise – n’égale pas celle, élégante et suprêmement sophistiquée, de Terence Young. Quant au goût de l’exotisme qui caractérisait la saga jusqu’ici, pas sûr que se balader dans des décors européens et américains trop familiers (Miami, Londres, Suisse, Kentucky) constitue un progrès en la matière. Voilà pour les maigres regrets, essentiellement rétroactifs, ce qui n’altère toutefois en rien la véritable originalité de cet épisode culte : filmer un Bond prisonnier de son ennemi les trois quarts du temps, et donc obligé de contrecarrer son inactivité dans l’action par un pur jeu de détente au beau milieu du danger. Qu’il soit en danger de mort ou sur le point d’être émasculé (on en revient à la scène du laser), Bond reste détaché de tout, souverain, quasi invincible. Même si, désolé d’insister, Goldfinger aura moins contribué à le mythifier qu’à le muséifier.
OPERATION TONNERRE
Terence Young
Royaume-Uni – 1965 – 2h00
À l’origine, Opération Tonnerre aurait dû être le premier film de la saga James Bond. On sait désormais qu’une obscure raison de droits était à l’origine de ce loupé, mais la position du réalisateur Terence Young compte elle aussi pour beaucoup dans l’équation : sur les trois Bond qu’il rêvait de réaliser, c’était son préféré, celui qu’il voulait tourner en premier. Le hasard aura même voulu que Young réalise malgré tout son rêve : il a bel et bien réalisé les trois films qu’il voulait, mais dans l’ordre inverse. Cela explique aisément le côté quintessentiel de ce quatrième film, assez proche d’une synthèse où tout n’aurait pas été vu en grand mais en démesuré, que ce soit l’exotisme de Dr. No, la sécheresse de Bons baisers de Russie ou la poésie pop de Goldfinger. Certes, le scénario n’a rien de transcendantal en soi, narrant le nouveau combat de Bond contre le Spectre – de retour après la parenthèse Goldfinger – afin de récupérer deux bombes nucléaires dérobées par ce dernier dans les fonds marins des Bahamas. En revanche, tout ce qui le constitue n’a de cesse que de transformer la ligne claire narrative en enfilade de morceaux de bravoure et de moteurs de jouissance – dans tous les sens du terme. En somme, si l’on doit parler là encore de « formule » à propos de la saga James Bond, et ce en utilisant Goldfinger comme point de départ et de comparaison, alors jamais n’aura-t-elle été aussi enthousiasmante, rythmée et aboutie que sur Opération Tonnerre.
Fort d’un solide bagage sur ses deux précédentes réalisations pour la franchise et détenteur d’une carte blanche assez inespérée pour l’occasion, Terence Young booste ici tous les curseurs de ce qu’il avait précédemment établi. Le choix du format Scope, d’abord : un choix redoutable qui renforce l’horizontalité d’un cadre où la terre et la mer sont toujours en confrontation, avec une sublimation de l’espace et du mouvement que la photo de Ted Moore et le montage survolté de Peter Hunt portent très haut. La démesure opératique du cadre et l’élégance des mouvements de caméra sont à deux doigts d’offrir – en tout cas pour l’époque – le film d’action ultime, sur la terre, dans les airs et sous l’océan, où tout n’est que beauté visuelle – les décors de Ken Adam perforent à nouveau la rétine – et scènes de tension qui précèdent une action à la violence spectaculaire. Sur ce point, on retiendra sans peine cette enfilade de scènes sous-marines dont les savants moments de tension silencieuse trouveront leur climax dans la célèbre bataille finale entre plongeurs, jamais égalée ni même imitée. Pour autant, si l’emballage du film frise la perfection (quelques transparences un peu dégueu viennent à peine noircir le tableau), on notera qu’Opération Tonnerre met souvent le tout-action au second plan pour creuser – et surtout durcir – le personnage de James Bond. L’un des gimmicks de la saga, à savoir la rencontre entre Bond et son adversaire autour d’une partie de poker, trouve ici son point d’orgue : le casino devient un espace mental où les psychologies respectives de deux « squales » se dévoilent et se testent. Mettre son ego sur la table pour fragiliser celui de l’adversaire, oser la provocation comme pour braver une menace plus tangible que jamais, c’est ça la Bond touch. Toujours ce désir de tutoyer le danger et la mort, de nager dans l’un pour échapper in extremis à l’autre.
De ce fait, Bond devient ici plus sec et le prouve dès le pré-générique, qui juxtapose une violente bagarre avec un travesti (joli trait d’humour d’une mentalité british qui sait se jouer du machisme ambiant) et une évasion en jet-pack façon Fantômas. Conscient de n’avoir que trois jours pour empêcher le désastre, l’agent 007 ne prend plus son temps. Il presse la détente avec une assurance royale, et c’est peu dire que Sean Connery n’aura jamais fait mieux en matière de performance brute et de séduction frontale. Mais surtout, Bond use ici des plaisirs de la vie pour atteindre son but, cimentant ainsi une équation a priori dérangeante mais dont on saisit peu à peu la logique. Le passage dans la clinique de remise en forme met les choses au clair : on est d’abord gêné de voir Bond weinsteiniser sa kinésithérapeute, mais juste après, le voir lui-même torturé sur une machine de traction vertébrale est à deux doigts d’évoquer un viol (les mouvements de caméra sont alors plus qu’équivoques). C’est que Young tient à malmener le relief d’icône hétérosexuelle et sexiste en diable qui colle à la peau de l’agent 007 : faux prédateur, ce dernier est surtout un tacticien qui décèle avant tout derrière chaque enjeu – dont celui de séduire – un moyen de démêler les fils de l’intrigue. La splendeur du cadre idyllique de Nassau (plages paradisiaques, eau turquoise, fonds marins riches en coraux luxuriants) et des divines sirènes qui le peuplent (Claudine Auger, Luciana Paluzzi et Martine Beswick font exploser le mercure) dessine ainsi un jeu de séduction grandeur nature où la beauté est une arme que Bond exploite à gogo (il emballe ici quatre fois : son score le plus élevé !) quand elle ne se retourne pas contre lui – voir comment la sadique Fiona Volpe lui renvoie à la gueule son orgueil et sa quête de domination sexuelle en une réplique fracassante ! Mais sa mission prime, et au final, il saura s’envoler dans les airs avec la beauté accrochée à lui. Le film aussi.
ON NE VIT QUE DEUX FOIS
Lewis Gilbert
Royaume-Uni – 1967 – 1h57
Le livre original de Fleming démarrait sur un haïku explicitant son titre : « On ne vit que deux fois : une fois à la naissance, et une fois quand on regarde la mort en face ». Visiblement, le message avait valeur de prophétie lorsqu’on voit à quel point ce cinquième épisode, bien que mené à son terme au terme d’un tournage infernal, aura cumulé les désastres et les décès pendant sa création – on vous conseille de jeter un coup d’œil au making-of du film. Pour autant, la mort est à l’œuvre dans cet épisode, et ce dès l’ouverture : l’invulnérabilité supposée de Bond se fissure au travers d’un macabre canular mettant en scène son décès (au lit !) par souci de rendre sa mission la plus discrète possible (d’où le titre du film), tout comme Opération Tonnerre démarrait sur les fausses funérailles d’un individu aux initiales J.B. (mais là, ce n’était pas Bond…). Même notre Sean Connery adoré, de plus en plus fatigué d’un rôle qui lui pèse lourd sur le plan personnel et professionnel (tous les films dans lesquels il avait tenté de casser son image bondienne s’étaient soldés par des échecs au box-office), en vient à justifier lui-même le titre du film en manifestant son envie de lâcher la poule aux œufs d’or. De mauvaise grâce, il accepte tout de même de reprendre du service dans un épisode qui, de son côté, révèle de façon assez criante les premiers signes de faiblesse de la série. À tel point que, pour une fois, on aura vu l’agent 007 se faire presque griller la politesse par son homologue hexagonal, à savoir le bien-nommé Hubert Bonnisseur de la Bath, dont les aventures nippones tournées un an plus tôt par Michel Boirond (Atout cœur à Tokyo pour OSS 117) avaient à peu près le même cachet exotique et dépaysant que cet épisode-là.
Comprenons-nous bien : si un film James Bond devait se résumer à un cahier des charges et à une esthétique un tant soit peu novatrice, On ne vit que deux fois aurait assez d’arguments pour prétendre à figurer parmi les sommets de la saga. En tête des décors à nouveau imaginés par Ken Adam, on retiendra la fabuleuse base du Spectre située dans un cratère de volcan, que l’on imagine avoir servi de référence n°1 aux story-boards de Brad Bird lorsqu’il préparait Les Indestructibles. Il y a aussi, dans ce même décor, la révélation tant attendue du fameux Blofeld sous les traits de Donald Pleasence – un regard et une gueule qu’on a du mal à oublier. Il y a un John Barry qui use de mille violons pour soutenir la ballade dans de sublimes décors nippons, y compris quand Bond prend du bon temps en compagnie de jolies masseuses en sous-vêtements. Il y a enfin la présence de quelques stars inattendues, dont Tetsuro Tamba (acteur fétiche de Masaki Kobayashi et Mashiro Shinoda) et la rousse Karin Dor (à qui l’on devait la scène la plus mémorable de L’Etau d’Alfred Hitchcock). Alors quoi ? Que manque-t-il à cet épisode pour égaler ses prédécesseurs ? Sans doute l’énergie et la violence dans l’action, l’audace et l’inventivité dans la mise en scène. D’un côté, la mollesse du découpage ne sert pas un épisode qui se voulait là encore très porté sur la démesure, et de l’autre, la réalisation de Lewis Gilbert s’avère plus conventionnelle qu’autre chose et ne tire même pas bénéfice de la présence du romancier Roald Dahl comme coscénariste – dont les péripéties loufoques se déroulent ici avec une indolence suspecte. Pour la première fois, Bond semble se reposer sur ses lauriers, héros d’un opus décoratif dont la belle coquille peine à dissimuler les carences du contenu. À la fin du tournage, Sean Connery décide de quitter le rôle. Pour les producteurs, c’est le début des emmerdes. Mais pas pour nous, loin de là…
AU SERVICE SECRET DE SA MAJESTE
Peter Hunt
Royaume-Uni – 1969 – 2h20
Le voilà enfin, le fameux trésor caché de la saga James Bond ! L’épisode mal-aimé, longtemps conspué et passé sous silence, aujourd’hui vénéré et porté au pinacle. Celui qui, sans forcément être le meilleur, reste tout de même celui que l’on a envie de chérir, de protéger et de réévaluer – même si le temps s’en est déjà chargé. Coincé entre le départ et le retour forcé de Sean Connery, cet épisode est enfin le seul à viser l’autonomie parfaite, à ne jamais vouloir s’inscrire dans une quelconque lignée, à n’être prolongé ou rectifié par aucun film jumeau. Bref, un 007 qui ne ressemble pas aux autres, et pour cause : bien longtemps avant d’en arriver à un Bond psy, nous avions droit ici à un Bond romantique. Un agent secret qui, après avoir sauvé une comtesse du suicide, s’en allait prendre du bon temps sur une montagne suisse avec tout un tas de créatures sublimes, flânant et rêvassant en leur compagnie dans de luxueuses chambres, avant de finir enseveli sous une double avalanche émotionnelle où le plus beau des mariages serait fatalement suivi de la pire des tragédies. Un Bond amoureux et tenté par le mariage ? Certains seraient tentés de crier à l’hérésie là où cet épisode – par ailleurs extrêmement fidèle au roman éponyme d’Ian Fleming – vise à rendre James Bond plus familier, plus fragile, plus intime, sans pour autant en fissurer l’image désormais iconique. Dans un sens, ce parti pris était en accord parfait avec la nécessité première des producteurs de la saga à ce moment-là : trouver un nouveau visage.
Le choix du nouvel interprète de l’agent 007 pour ce film reste encore aujourd’hui un sujet de discorde chez la plupart des bondophiles. Certes, choisir d’employer un ex-vendeur de voitures australien – devenu le mannequin le mieux payé d’Europe – sous prétexte qu’il ressemblait beaucoup à Sean Connery n’était pas l’idée la plus sensée. Mais vomir sur le comédien en question sous prétexte qu’on lui a ordonné de singer l’interprétation d’un acteur au lieu de le laisser construire la sienne avait encore moins de classe. Toujours est-il que l’intérimaire George Lazenby, aussi bas soit-il dans le classement des interprètes de James Bond, a fait ce qu’il a pu pour se démarquer le temps d’un film, transcendant la faible palette d’émotions de son jeu par une agilité surprenante dans l’action (on sent vraiment les dégâts lorsqu’il se bagarre) mais aussi par une candeur paradoxalement idéale. Le point de départ du scénario (Bond est engagé pour servir de « mâle dominateur » à la comtesse Tracy) a tôt fait de défaire la carapace macho du héros au profit d’un romantisme pur jus, sensible et juvénile (la période Connery est ici enterrée en une réplique : « Ça n’était jamais arrivé à l’autre ! »). En cela, le jeu « timide » de Lazenby colle d’autant mieux à cette intention que la douce romance entre Bond et Tracy s’étend ici sur trois quarts d’heure dépourvus de la moindre mission. Il en résulte un récit intime et mélancolique, dont l’enjeu central colle à l’idée même de « reproduction » : Bond envisage soudain la vie de famille alors que Blofeld, toujours actif au sein du Spectre, a ici pour objectif de stériliser l’humanité ! Quant à la James Bond Girl en question, en l’occurrence une Diana Rigg pour les yeux de laquelle on craque fissa, elle fait figure d’incarnation idéale : une lady richement caractérisée, évoluant du désir suicidaire à la mort soudaine en passant par le bonheur amoureux et le soutien dans l’action pure.
Jusqu’ici, on devait à Peter Hunt un exceptionnel travail de montage sur les précédents films de la saga, mais aussi un soutien indéfectible des cinéastes engagés pour combler les carences et les imprévus – son sens de la débrouille avait permis à Bons baisers de Russie d’éviter le désastre. En enfilant cette fois-ci la casquette du réalisateur, il prolonge le travail de Terence Young, privilégiant le réalisme pur et la nervosité narrative aux grands décors recréés et à la photographie claire. Et sur l’action en elle-même, il se lâche comme un fou, épaulé par le monteur John Glen. Chaque bagarre se fait ici brusque et surdécoupée à des fins purement esthétiques (on en prend la mesure lors de la bagarre chaotique sur la plage qui ouvre le film), chaque amorce d’action confine à la montée en puissance graduelle (une poursuite en ski, puis en patins, puis en voiture, puis en bobsleigh, le tout sur neige ou sur glace !), et chaque idée de mise en scène fait preuve d’une originalité peu commune (notons une baston très bruyante dans une pièce remplie de cloches suisses !). Hunt révèle ici une sidérante maîtrise du cadre et de l’espace, tant et si bien qu’il ne peut s’empêcher de jouer avec, comme en témoigne cet envoûtant panoramique dans une chambre qui bascule dans un délire de couleurs psyché-pop à la Suspiria. Jusqu’ici, jamais la saga n’avait atteint un tel sommet de sophistication abstraite. La jouissance y est constante, même dans la cruauté – on n’a pas attendu le Fargo des frères Coen pour voir un humain broyé avec jet de neige mêlée de tripes encore chaudes ! Quant à l’absence de gadgets, elle s’avère bénéfique pour privilégier l’émotion – Q s’en tient ici à un rôle de témoin de mariage. Humain et habité, sensible et fulgurant, Au service secret de Sa Majesté mérite sa place sur les cimes. Comme le dit 007/Lazenby dans une scène finale qui déchire le cœur, il a désormais toute la vie devant lui.
LES DIAMANTS SONT ETERNELS
Guy Hamilton
Royaume-Uni – 1971 – 2h00
Le débutant George Lazenby ayant lui-même décidé de ne pas renfiler le smoking de l’agent 007, que faire ? Poussés à la faute par les pontes d’United Artists, les producteurs auront fini par faire une belle (offre à Sean) Connery : rappeler un acteur qui ne voulait pas rempiler en échange d’un très gros chèque (lequel sera encaissé fissa au profit d’un fonds d’éducation pour la jeunesse écossaise !), d’un gros pourcentage sur les recettes, et surtout du droit de faire produire deux films de son choix – dont le génial et traumatisant The Offence de Sidney Lumet. Même si le studio et le public accueillent la nouvelle avec joie, le résultat crève encore aujourd’hui les yeux : le grand Sean traverse le film en touriste et son ras-le-bol opportuniste se devine dans chacune de ses scènes. On le découvre ici bouffi, clairement moumouté et trop souvent doublé pour ses cascades, laissant ainsi son image de mâle alpha s’éloigner très loin dans le rétroviseur. Le réalisateur Guy Hamilton – de retour lui aussi – fait tout son possible pour rappeler la glorieuse époque de Goldfinger au travers de quelques scènes potables, dont la traque de Blofeld dans le pré-générique et un violent combat mano a mano dans un ascenseur, mais le cœur ne semble plus y être. Régressif sur à peu près toutes ses composantes, Les diamants sont éternels a cela de terrifiant qu’il compile tous les critères du film produit et tourné pour de mauvaises raisons. Le pire film de la saga, donc ? Ça semble une évidence, mais il vaut tout de même le détour, ne serait-ce que pour sa propension à paver le chemin à la surenchère et au mauvais goût dont feront preuve les épisodes avec Roger Moore.
La sensation de voir un film James Bond qui honorerait ses fétiches dans un contexte qui ne serait pourtant pas le sien n’est pas faussée : en raison de l’apport d’un nouveau scénariste en provenance d’outre-Atlantique (Tom Mankiewicz, fils du grand Joseph), l’américanisation de la saga se voit soudain activée. De ce fait, tout le film s’écarte de la sophistication british qui faisait jusqu’ici le sel de la série pour s’en tenir à une approche auto-parodique et ultra-camp. Qu’importe l’intrigue, centrée sur une banale histoire de diamants volés avec l’énième retour de Blofeld en guise de bonus, et donc pas plus honteuse qu’une autre. Ce sont bel et bien ses ingrédients qui posent problème, à commencer par une virée à Las Vegas qui ne réussit pas à redorer le blason de la couronne bondienne : trop de spectacles foireux, de numéros de cirque vieillots et de détournements de scènes façon fête foraine annoncent déjà les futures humiliations déguisées dont Bond fera l’objet dans un Octopussy pourtant très supérieur. Même verdict pour le déroulé de l’intrigue, qui cumule les péripéties fantaisistes et sans rythme par souci de vouloir lorgner sur tous les genres possibles : on ose une poursuite en voiture dont l’empilement de tôle froissée fait encore aujourd’hui pâle figure à côté de celui de Blues Brothers, on « sauve » Bond d’un four crématoire par l’issue la plus idiote possible (on préfère la taire), et on va même jusqu’à investir un faux décor lunaire dans un laboratoire spatial pour semer les vilains !
On pourrait en rajouter une couche sur le personnage de Blofeld, qui enfonce ici le clou du ridicule : cloné de partout (on le tue enfin ? ah zut c’était pas lui !), grimé en travesti le temps d’une scène dans un taxi, et incarné par une sacrée erreur de casting (Charles Gray, qui jouait déjà furtivement Henderson dans On ne vit que deux fois). On pourrait redoubler de moquerie vis-à-vis des autres seconds rôles, entre une James Bond Girl aussi expressive qu’une tarte aux quetsches (a-t’on déjà fait pire que Jill St. John en matière de potiche débile dans la saga ?), une autre jeune femme au pseudonyme génial (Abondance Delaqueue !) mais tellement gonflante qu’on la jette du haut d’un immeuble (et plouf dans la piscine !), deux tueuses plus douées pour l’aérobic que pour la baston, ainsi que ce tandem de tueurs gays maxi-ridicules (un Laurel à mâchoire carrée et un Hardy coiffé avec un sécateur !). On pourrait à la limite sauver la chanson éponyme de Shirley Bassey, qui forme de nouveau un joli tandem avec le musicien John Barry sept ans après Goldfinger. Mais la simple description se suffit à elle-même : l’hérésie était au rendez-vous et le spectacle bien plus qu’oubliable. Il fallait alors repartir du bon pied, et pas sûr que la stratégie choisie pour la suite des festivités allait s’avérer la plus judicieuse…
Moore
VIVRE ET LAISSER MOURIR
Guy Hamilton
Royaume-Uni – 1973 – 2h01
Vouloir se réinventer, c’est bien joli, mais encore faut-il savoir comment procéder. Même si l’acteur matriciel de la franchise James Bond a plié boutique avec un gros chèque dans la poche, les producteurs ont su tirer les leçons de la parenthèse George Lazenby : pour eux, sur le plan strictement commercial, s’obstiner à chercher un néo-Sean Connery pour incarner James Bond revient à se manger le mur et à ramasser leurs dents en lieu et place des biftons. Le nouveau Bond se doit donc d’être « différent » tout en conservant sa classe british, et du coup, la première idée envisagée – engager un comédien d’outre-Atlantique pour flatter le marché US – est d’autant plus idiote que ni Burt Reynolds ni Paul Newman ne semblent intéressés. C’est finalement à Roger Moore, autrefois envisagé comme acteur idéal par Ian Fleming lui-même et enfin libéré de ses obligations télévisuelles, qu’échoit le rôle. Et d’entrée, la rupture est consommée : en lieu et place du machisme rugueux de Connery s’installe ici un look d’aristocrate élégant et poli qui troque la violence et la virilité pour l’humour et le froncement de sourcil. Un Bond plus populaire, incarné de façon distanciée par un acteur anglais qui aura fait le choix – pas si idiot que ça – d’accroître son potentiel pince-sans-rire et moins enclin à utiliser son permis de tuer (contrairement à lui, le 007 de Connery savait faire preuve d’ambiguïté face à une femme : allait-il l’embrasser ou la tuer ?). Grosse mise à jour, également, du côté des habitudes : pas de smoking dans la garde-robe (en tout cas ici), des cigares en lieu et place des cigarettes, une vodka martini remplacée par du bourbon et du champagne Bollinger (désormais fournisseur officiel de la saga), et surtout, pour son baptême de feu, le nouveau Bond apparaîtra au lit tel un Don Juan, histoire de nous faire visiter son appartement londonien – dans lequel aura lieu son briefing de mission – et de nous montrer qu’il sait utiliser une machine à café.
Nouvel acteur et nouvelles règles, donc, même si, soyons honnêtes, le changement de tête d’affiche est loin d’être la chose la plus dure à admettre. Opus bancal, Vivre et laisser mourir va surtout inaugurer une période plus ou moins triste pour la franchise Bond, en lien direct avec des années 70 souvent réputées pour leur mauvais goût. Là où la saga était jusqu’ici le modèle que tout le monde voulait suivre en matière de cinéma d’espionnage, elle bascule ici de l’autre côté du miroir, se muant sur plusieurs films en une irrépressible machine à recycler les tendances culturelles et cinématographiques du moment. L’hybridation comme suite logique de la création ? C’est un peu dur à avaler, mais peut-être que la survie de la saga dépendait de cela pour franchir le cap d’une pareille décennie. Toujours est-il qu’ici, le roman d’espionnage se mêle aux codes de la Blaxploitation avant de les retourner comme un sagouin, soi-disant pour prendre le pouls d’une actualité brûlante (le scénariste Tom Mankiewicz évoquait l’actualité du Black Panther Party pour justifier le choix d’un méchant noir). Ici, tous les Noirs sont vicieux ou sadiques, avec à leur tête un singulier Janus en la personne du trafiquant de drogue Kananga (Yaphet Kotto), dont le maquillage très Black Caesar de « Mr Big » est aussi ridicule que son plan (rendre l’héroïne gratuite pour vaincre la concurrence et utiliser le vaudou pour éloigner les curieux !). Drôle de cocktail, tantôt raciste tantôt maladroit, auquel viennent se rajouter un humour foireux (mention spéciale à un shérif obèse et cajun), des seconds couteaux ridicules (notons un émule du Capitaine Crochet qui passe tout le film à rouler des mécaniques et à sourire comme un idiot) et un zeste de surnaturel qui ne s’assume pas (la cartomancienne jouée par Jane Seymour perd ses pouvoirs en couchant avec Bond !).
Toutefois, laisser de côté ces nombreux penchants de mauvais goût ne demande pas un gros effort, ne serait-ce qu’en admettant – histoire de se consoler – que Guy Hamilton allait commettre de bien pires excès réacs en 1985 avec le tout pourri Rémo sans arme et dangereux ! Mine de rien, Vivre et laisser mourir a pour lui quelques points forts qui lui permettent de choper tout juste la moyenne. Signes évidents d’une recherche absolue de la surenchère, le tout-action et la fantaisie atteignent ici un nouveau degré, via une poursuite en hors-bord assez chouette, un bus à deux étages coupé en deux par un pont, l’évasion d’un élevage de crocodiles, et surtout le jouissif massacre final où Bond, fringué en pull moulant et harnaché d’un .44 Magnum, se la joue Harry Callahan en flinguant froidement des indigènes pris en flagrant délit de transe vaudou. Une pure affaire de rythme vient donc chahuter la teneur très « téléfilm » de l’ensemble (notons l’absence de Scope !), à l’image de la BO d’un George Martin que l’on sait plus à l’aise en pop originale qu’en bande originale – mission impossible pour espérer faire mieux que John Barry. Au moins, ici, on doit au producteur des Beatles l’une des chansons les plus cultes de la saga, enregistrée par Paul McCartney et les Wings, dont les cuivres et les changements permanents de tonalité reflètent assez bien ce que la saga est en passe de devenir : un organisme mutant qui absorbe et recrache tout, pour le meilleur et pour le pire. Vivre et laisser mourir, donc.
L’HOMME AU PISTOLET D’OR
Guy Hamilton
Royaume-Uni – 1974 – 2h05
On se doutait bien, après Vivre et laisser mourir, que la route de la récupération cinéphile n’allait pas fissa se retrouver face à un feu rouge. Du coup, la ballade sur les pentes du trop-référencé se prolonge à nouveau sous la direction de Guy Hamilton, mais cette fois-ci de façon trop pépère, pour ne pas dire avec des béquilles et un début de hernie qui ralentit sérieusement la marche. Si l’on voulait rester poli, on pourrait se contenter de rendre le même verdict que pour On ne vit que deux fois : accoucher d’un bon James Bond ne peut être uniquement tributaire d’une esthétique singulière et d’un cahier des charges. Mais comme l’honnêteté est de rigueur, soyons directs : déployer plein de velléités intéressantes sans la mise en scène qui va avec, c’est comme tenter de faire marcher un train électrique avec des piles usées. D’ailleurs, la métaphore du train électrique est de rigueur puisque le film fait souvent du « jeu d’enfant » son motif récurrent. La scène d’ouverture met cartes sur table en révélant le seul concept intéressant du film : l’île du méchant, à peu près aussi classe que celle de Jeff Tracy dans la série Thunderbirds, est une sorte de parc d’attractions exotique où s’organisent des filatures et des duels à mort, avec un nain sarcastique en guise de game master et un amas de dédales surréalistes à filer une syncope aux scénaristes de Chapeau melon et bottes de cuir. Une riche et grande idée, à la seule différence que ce décor… n’est qu’un décor, exploré par une caméra terne et dépourvue du moindre dynamisme. Le film tout entier suivra hélas ce rythme de croisière d’une attraction de fête foraine dépassée.
Regarder un film James Bond en ayant à ce point envie de regarder sa montre toutes les cinq minutes, ça semble fou, et c’est pourtant vrai : L’homme au pistolet d’or déploie une mollesse peu commune au sein de la franchise. Guy Hamilton, ici sur le point de prendre sa retraite bondienne, ne fait que jouer le rôle de l’exécutant servile, et ose même éjecter un enjeu intéressant – un tueur à gages veut éliminer 007 avec une balle en or – au profit d’un autre dont on se fiche assez vite – une énième mission sur fond de crise pétrolière et de course à l’énergie solaire. Le choix du kung-fu comme emprunt cinéphile du moment en devient même la fausse bonne idée par excellence : que ce soit dans un dojo (Roger Moore sur un tatami : pitié, plus jamais ça !) ou face au nain Hervé Villechaize (ce qui nous vaut ici un climax final tout bonnement affligeant), chaque tentative d’action frise le cheap quand ce n’est pas le désir de Hamilton de singer les serials 60’s qui pose un vrai problème – rappelons qu’on est alors en plein âge d’or des 70’s. Les filles ne sont pas gâtées non plus, même si, à l’exception d’un vaudeville pécassien avec Britt Ekland et Maud Adams dans une chambre d’hôtel, on peut sourire de voir l’actrice Françoise Therry dans le rôle d’une certaine Chuss Mwa (euh, no comment…) qui apparait nue comme un ver dans une piscine – et l’eau ne cache rien ! Au moins, pour rebooster un corps pseudo-cinéphile sous Lexomil, il y a ici un joli échantillon de taurine en la personne de Christopher Lee, mythique Dracula et cousin d’Ian Fleming (véridique !), qui incarne le fameux Scaramanga avec classe, magnétisme, charme tordu et troisième téton en prime ! Sans lui, L’homme au pistolet d’or serait tombé encore plus bas que Les diamants sont éternels. Ce n’est vraiment pas passé loin.
L’ESPION QUI M’AIMAIT
Lewis Gilbert
Royaume-Uni – 1977 – 2h05
Roger Moore ne s’en est jamais caché : de tous les films Bond auxquels il a participé, L’espion qui m’aimait a toujours été son préféré. Il a bien raison, parce que les arguments ne manquent pas. On pourrait commencer par évoquer la présence d’un budget maousse – à peu près 13 millions de dollars ! – qui offrait ainsi une quasi carte blanche à tous les postes créatifs, on pourrait poursuivre en évoquant la dimension de « best-of » organisé qui caractérise cet épisode (on a l’impression que tous les épisodes précédents ont été passés au mixeur avec un bon réglage), et on pourrait finir en parlant d’un Roger Moore qui arrive enfin à faire fuir l’ombre de Sean Connery par un alliage parfait de self-control impitoyable et de décontraction royale. Mais à bien y regarder, l’éclatante réussite du film vient du fait que tout tient debout, sans mauvais goût appuyé ni effet de style grossier ni lourdeur référentielle – on relèvera quand même un petit clin d’œil rigolo et bien senti à Lawrence d’Arabie. On se prend même à y voir l’épisode démesuré que Lewis Gilbert, de nouveau réembauché, n’avait qu’à moitié réussi avec On ne vit que deux fois. L’ombre du Spectre plane à nouveau sur la saga grâce à la présence de Curd Jürgens, ici dans la peau d’un riche mégalo qui souhaite détruire le monde afin de créer une civilisation sous-marine, tandis que le spectre de la guerre froide s’efface ici au profit d’une collaboration des deux blocs face à la menace d’un holocauste nucléaire. D’où la relation de travail sérieuse que Bond a ici avec un agent russe du même niveau que lui (mais féminin et en quête de vengeance !), histoire de crédibiliser la collaboration anglo-soviétique et, bien sûr, de viser la détente dans le sérieux.
Sans doute laissé libre de ses mouvements pour l’occasion, Lewis Gilbert renoue ici avec la sensibilité hitchcockienne qui avait caractérisé les premiers films de la saga. Penser à La mort aux trousses est ici très fréquent, ne serait-ce que pour le gigantisme des décors réels explorés (dont le sphinx et les pyramides d’Egypte !) ou pour la gestion millimétrée des cadres et des jeux de lumière durant les scènes de filature – Le Caire ressemble bel et bien à un labyrinthe. Chaque plan fait preuve de rigueur autant que de lisibilité, avec un soin tout particulier accordé à la mise en place d’une ambiance tantôt exotique tantôt moderne. Mais l’influence qui se fait ici le plus sentir est infiniment plus glorieuse : celle de Stanley Kubrick, ami du décorateur fétiche de la saga (Ken Adam), dont la présence bien réelle sur le tournage du film fut longtemps gardée secrète. Le simple fait d’apprendre son statut de remplaçant du chef opérateur Claude Renoir – tombé malade – pour superviser l’éclairage de l’intérieur d’un méga-pétrolier explique bien des choses. Non seulement la froideur stylistique du réalisateur de 2001 se ressent en permanence dans ce climax magistral, mais on en vient même à justifier les idées opératiques qui jalonnaient le film à intervalles réguliers. Citons un exemple très précis : pour la simple mise en valeur de la surréaliste base sous-marine du bad guy Stromberg, Lewis Gilbert se contente d’utiliser un air de musique classique pour sublimer son architecture rétro-futuriste et la cruauté des pièges qui la composent – Kubrick ne s’y serait pas pris autrement s’il avait voulu tourner lui-même ces scènes. Faisons monter encore d’un cran le taux de « news qui tuent » en signalant que la propre famille de Kubrick fut elle aussi mise à contribution : en effet, c’est à sa fille Katharina – artiste peintre de son état – que l’on doit les story-boards de la fameuse mâchoire de Requin (Richard Kiel), silhouette de colosse patibulaire à la dentition acérée et à la démarche quasi clownesque qui accèdera illico au rang d’icône de la pop-culture.
Au-delà de qualités de fabrication qui conservent un très haut niveau d’un bout à l’autre, L’espion qui m’aimait sonne bel et bien comme un opus synthétique, un parfait mariage d’exotisme, de séduction, de gadgets, de cascades et de décors fastueux où les forces sont vouées à s’équilibrer et non à s’autodétruire. En cherchant bien, on peut même y glaner ici et là un esprit BD très Tintin ou Spirou & Fantasio, qui réagence à des fins postmodernes les ingrédients d’un vrai récit d’aventures. Le recyclage sert ici l’intrigue au lieu de faire pièce ajoutée, la richesse globe-trotter qui aura fait le sel de la franchise touche au faramineux, les chocs rétiniens découlent aussi bien des décors idylliques que des présences féminines (surtout Barbara Bach, pas encore épouse de Ringo Starr mais déjà d’une folle sensualité), et surtout, l’action fait moins office de soutien à la dramaturgie que de vecteur de jouissance visuelle (on ose à peine imaginer l’extase des spectateurs anglais devant la fin du pré-générique, où Bond saute dans le vide avec un parachute aux couleurs de l’Union Jack !). Et si quelques transparences sont aujourd’hui un peu datées, le résultat crève encore les yeux : ce Bond-là assure le show tout en gardant de superbes rides. Pour la petite histoire, c’est à partir de cet épisode que le producteur Albert R. Broccoli se retrouve seul à gérer l’avenir de la saga – Harry Saltzman ayant préféré quitter les manettes pour cause de dettes et d’investissements foireux. Le bonhomme avait donc visé très haut pour entamer son parcours en solo. Et encore, côté ambition, ce n’était rien à côté de ce qui allait suivre…
MOONRAKER
Lewis Gilbert
France/Royaume-Uni – 1979 – 2h10
Il y a comme une malédiction qui continue de courir sur Moonraker, et à vrai dire, on ne s’en étonne même plus. Au pire décrié jusqu’à l’usure, au mieux parodié dans tous les sens (Mike Myers en avait fait une inspiration majeure pour la saga Austin Powers), cet épisode est souvent le plus cité pour résumer ce que la saga James Bond a pu avoir comme contenu fourre-tout et fantaisiste tout au long de son existence – Meurs un autre jour le bat pourtant sans difficulté à ce jeu-là. De notre côté, à quoi doit-on le fait d’avouer prendre encore un pied monstrueux à le revoir, parfois avec un léger sentiment de honte ? Est-ce parce qu’il ne nécessite pas un cerveau en état de marche pour être apprécié dans toute sa démesure portnawak ? Peut-être bien, oui… L’idée d’un James Bond dans l’espace a bien sûr tout à voir avec le triomphe planétaire de Star Wars deux ans plus tôt (inutile de râler), mais ce n’est pas l’élément le plus loufoque de la chose – c’est même au contraire l’un de ses points forts en matière d’action et de spectacle. Non, ce qui rend Moonraker extrêmement fendard dans sa quête de grand spectacle provient des effarants raccourcis narratifs qu’il s’autorise à prendre pour nous faire avaler ses couleuvres. A des questions comme « Pourquoi faire apparaître ce personnage-ci à ce moment-là ? » ou « Pourquoi avoir mis ça dans telle ou telle scène ? », le scénario répond sans cesse la même chose : « Parce que ! ». Le retour de Requin, ici passé du statut de colosse flippant à celui de méchant bêbête, en est la preuve la plus évidente : on se demande bien à quoi rime son apparition dans ce pré-générique en parachute, ou encore comment expliquer son statut de sous-fifre intérimaire vis-à-vis du méchant – ce dernier engage Requin auprès d’on ne sait pas qui après que Bond ait zigouillé son homme de main à Venise ! Le personnage est là parce qu’il fallait le faire revenir, c’est tout. On voit d’ici le tableau…
Citons d’autres exemples : pourquoi cette gondole vénitienne est-elle équipée de gadgets alors qu’elle ne fait pas partie du matériel « customisé » par Q ? Pourquoi le méchant choisit-il d’éliminer sa traîtresse de secrétaire en lâchant ses chiens de chasse à ses trousses au lieu de lui tirer une balle dans la tête avec son fusil ? Pourquoi Bond joue-t-il soudain les gauchos de western spaghetti sur fond du thème des Sept mercenaires ? Pourquoi ce clin d’œil à Rencontres du troisième type par sonnerie de digicode interposée ? Pourquoi les chutes d’Iguaçu sont-elles tout à coup situées dans la continuité des rivières amazoniennes ? Pourquoi les pythons d’Amazonie sont-ils en caoutchouc ? Pourquoi ce MacGuffin à la con afin de justifier le vol d’une navette spatiale dans la scène inaugurale ? Pourquoi avoir voulu dupliquer le plan sournois du méchant de L’espion qui m’aimait – anéantir l’humanité pour repeupler la Terre avec de nouveaux « élus » – afin de définir celui de ce mégalo galactique joué par un Michael Lonsdale au sadisme raffiné ? Pourquoi avoir voulu offrir un love interest à Requin en la personne d’une gamine binoclarde jouée par Blanche Ravalec ? Pourquoi avoir engagé Jean-Pierre Castaldi et Georges Beller pour faire des caméos sans aucun intérêt ? Pourquoi les yeux revolver de Lois Chiles continuent-ils de m’envoyer au septième ciel à chaque vision ? Des questions comme ça, on en dresse une liste longue comme le bras à chaque redécouverte du film. On imagine que Lewis Gilbert lui-même n’a pas fait l’effort d’y répondre pendant le tournage, trop content de (nous faire) voyager autour du monde, de s’amuser avec des maquettes XXL, de jouer au laser dans les batailles spatiales, ou de bétonner le montage pour faire passer la pilule. A la question « Pourquoi s’amuse-t-on autant devant un film aussi grossier dans sa désinvolture ? », Moonraker vous répond ceci : « Parce que ! ». OK, ça fera l’affaire.
RIEN QUE POUR VOS YEUX
John Glen
Royaume-Uni – 1981 – 2h07
À deux reprises, la saga James Bond aura eu la sensation d’être allée trop loin et le sentiment de revoir ses ambitions à la baisse. Et bien sûr, le souci quand on est lancé dans une course à la surenchère peut s’avérer double : il convient d’abord de savoir à quel moment il faut – ou il aurait fallu – s’arrêter, avant de déterminer comment il sera possible de rebondir. Au vu du délire SF de Moonraker, la stratégie adoptée sur Rien que pour vos yeux ne surprend guère : en rajouter dans la fantaisie et la démesure revenait à se tirer une balle dans le smoking, et donc, il fallait passer du ciel à la terre. Et qui dit « retour sur le plancher des vaches » implique forcément « retour à quelque chose de plus sec et ardu », démarche que John Glen – qui allait désormais devenir le recordman de la franchise en signant cinq films Bond d’affilée – a mis un point d’honneur à mettre en application sur sa première réalisation, ici voulue plus violente et plus réaliste. A l’écran, pourtant, c’est une autre paire de manches, tant on sent que la saga n’obéit désormais plus qu’à des impératifs commerciaux. Rien que la scène d’ouverture nous colle une jolie grimace sur le visage : à quoi bon connecter directement le pré-générique à la fin d’Au service secret de Sa Majesté, en montrant Bond se recueillir sur la tombe de sa femme ? Idée saugrenue dans la mesure où les épisodes avec Roger Moore sont détachés de toute forme de chronologie et de continuité narrative – voir les sept films dans le désordre n’est jamais gênant. De même que la scène en question décerne ensuite au patibulaire Blofeld (tiens, on l’avait oublié, celui-là !) le titre de « super-vilain le moins gâté du monde pour ses adieux ». Donc acte : cloué dans un fauteuil roulant depuis la fin des Diamants sont éternels, le bonhomme échoue ici à piéger Bond dans un hélicoptère télécommandé et se retrouve envoyé ad patres par un moyen qui relève plus du gag qu’autre chose.
Les choses s’améliorent quand même par la suite, même si le retour à une modestie plus prononcée fait que James bande un peu mou. À vrai dire, c’est surtout le rythme et l’action qui en pâtissent le plus. Déjà, privilégier le réalisme en gardant les pieds sur terre, c’est bien joli, mais fallait-il pour autant voir Bond troquer sa Lotus Esprit contre une Citroën 2CV couleur canari ? La poursuite mettant en scène l’engin est à deux doigts d’évoquer une parodie, même si John Glen livre un découpage correct. Même verdict du côté du pur spectacle : si l’on sauvera une mise à mort nautique assez originale (une sorte de ski nautique « à plat » pour appâter les requins !) et une scène d’escalade nourrie à un suspense à base de mousquetons instables, le reste enfile les passages obligés, à l’image d’une poursuite en ski déjà vue mille fois – qui plus est rythmée par le synthétiseur Bontempi de Bill Conti – et d’une bagarre vite expédiée sur un terrain de hockey sur glace. Du côté du scénario, c’est en revanche un solide retour aux bases qui s’opère ici : un thriller plus ou moins hitchcockien qui recourt là encore à un MacGuffin pour placer d’entrée le spectateur sur une fausse piste, et qui use autant que possible d’un personnage féminin en quête de vengeance pour relever un peu le niveau de la dramaturgie. Cette dernière, bien qu’incarnée par une jeune Carole Bouquet qui a toujours l’air de se demander ce qu’elle fout là, n’en reste pas moins le point fort du film, injectant tragédie et philosophie (le film se déroule quand même au pays de Sophocle et de Socrate !) dans des scènes qui en seraient généralement dépourvues. Quant à Roger Moore, il commence à se faire un peu vieux : le voir se faire draguer par une jeune patineuse d’à peine 20 ans qui se glisse dans son lit suscite ici un début de gêne. Au final, pas facile de trouver dans Rien que pour vos yeux le renouveau annoncé ici et là : nos yeux ont eu tout ce qu’ils attendaient, à part peut-être l’effet de surprise.
OCTOPUSSY
John Glen
Etats-Unis/Royaume-Uni – 1983 – 2h11
Si l’on en croit les rumeurs et les témoignages de l’équipe, il semblerait que le titre de ce treizième épisode ait suscité l’ire d’un certain nombre de défenseurs de la morale – inutile de préciser pourquoi. On s’en fiche un peu, car c’est ici moins le huit que le treize qui fait figure de chiffre important. Entre chance et malchance, 007 se doit enfin de décider de son avenir : Roger Moore arrive enfin à la fin de son contrat (ce qui pousse alors la production à envisager James Brolin pour le remplacer), et pire encore, l’ami Sean Connery trahit la même année sa promesse d’antan en reprenant le rôle de Bond dans Jamais plus jamais, remake d’Opération Tonnerre produit par un studio concurrent et ce pour des raisons judiciaires dont on se bat les cacahuètes. Menacé de disparition, Bond, le vrai, l’officiel, va devoir prouver que nobody does it better que lui. La débandade sera évitée de justesse grâce au retour de Moore, ici catapulté dans un opus dépaysant qui mise à fond sur la variété des décors visités pour contrer la relative mollesse de Rien que pour vos yeux. Le succès, bien sûr, sera encore au rendez-vous, en tout cas assez pour faire oublier l’épisode pirate avec Connery. Passons vite sur la faiblesse principale du film, à savoir Bond lui-même : déguisé en clown de cirque, caché dans un costume de singe, lancé de liane en liane avec le vrai cri de Tarzan en off (aïe !) ou plus simplement devenu un vrai distributeur de répliques narquoises, l’agent 007 singe un premier degré qui paraît toujours en décalage avec la situation et la tonalité choisie. Un peu comme si le ridicule sous-jacent d’un tel personnage, jusqu’ici habilement esquivé, se devait désormais de prendre les devants. Et le fait de repérer la doublure de Moore un plan sur deux dans les scènes d’action n’est pas là pour arranger les choses.
Souvent moqué à cause de son apparent trop-plein de kitsch et de sa vedette proche de la retraite, Octopussy n’en reste pas moins un solide épisode dont la plus grande qualité est indéniablement son scénario, assez tarabiscoté il est vrai. Si l’envie vous venait de piéger un bondophile, au lieu de lui demander qui a réalisé le plus de films Bond ou quel est le nom de la chanteuse la plus exploitée pour en rythmer les génériques, demandez-lui plutôt de vous raconter l’intrigue d’Octopussy. Il y a de fortes chances pour qu’il se mette à hésiter, égaré dans un scénario qui mélange plusieurs ingrédients a priori déconnectés les uns des autres pour construire une machination assez vicieuse. Jugez plutôt : quel peut bien être le lien entre un général russe pro-stalinien, un palais indien rempli d’amazones guerrières, une crise des euromissiles, un cirque itinérant et une contrefaçon d’œuf de Fabergé ? Ne nous demandez pas d’y répondre, la vision du film s’en chargera elle-même. Toujours est-il que la singularité du film est à guetter dans un grand écart très bien exécuté entre le sérieux et la décontraction. Le choix des décors visités est là pour le démontrer : d’un côté, un bloc communiste gris foncé (Russie, Allemagne de l’Est) où la tension de la guerre froide semble montée d’un cran, et de l’autre, un Orient exotique et « cul-culturel » en diable, en l’occurrence une Inde de carte postale avec ses fakirs et ses palais de maharajahs sortis d’un épisode de Tintin. Chaque scène joue ainsi la détente sur fond d’enjeux terribles, ou même parfois l’inverse dans le cas de scènes plus sérieuses dont les dialogues ciselés nous renvoient aux meilleurs moments de L’espion qui m’aimait.
Au beau milieu d’un ensemble divertissant à souhait, on se surprend même a posteriori de trouver salutaire la décontraction totale de Roger Moore face à une menace qui prête autant à sourire que lui. En effet, bien plus qu’un Steven Berkoff réduit à flatter l’anticommunisme primaire en incarnant un général archi-cinglé, la simple présence de Louis Jourdan vaut ici son pesant d’or plaqué. Nanti jusqu’alors du statut de french lover hollywoodien et applaudi pour ses prestations au sein de la crème du cinéma européen (de Ophüls à Becker en passant par Minnelli et Tourneur), ce brillant acteur français fait ici jeu égal avec Moore dans le registre du chic ironique, toutefois pas assez pour que son personnage d’escroc déguisé en prince afghan (a priori, Jourdan a un peu abusé du fond de teint !) ne prenne l’ascendant sur la rigueur british – ses piètres talent de pilote d’avion l’inviteront ici à se crasher bêtement sur le flanc d’une montagne ! Autre particularité sympathique : la présence de Maud Adams qui, après un rôle peu consistant dans L’homme au pistolet d’or, incarnait ici la sensuelle et tentaculaire Octopussy, devenant ainsi la seule actrice de la saga à avoir incarné une James Bond Girl différente dans plus d’un épisode. A noter que le nombre exact de ses apparitions sera de trois : sa présence à San Francisco durant le tournage de Dangereusement vôtre aura suffi à la gratifier d’un rôle de piétonne non mentionné au générique – on vous souhaite bon courage pour la repérer. Et n’oublions pas la sublime chanson All time high de Rita Coolidge, dont l’air de saxo et les paroles romantiques seront plus tard bien utiles à Mark Wahlberg pour reconquérir sa Mila Kunis adorée dans le Ted de Seth MacFarlane !
DANGEREUSEMENT VÔTRE
John Glen
Etats-Unis/Royaume-Uni – 1985 – 2h11
Des fois, il s’agirait vraiment de ne pas trop tirer sur la ligne. Lorsqu’on découvre Dangereusement vôtre, le constat est sans appel : il était grand temps que Roger Moore range son smoking au placard et rende enfin son permis de tuer, expiré depuis trop longtemps. Avec pas moins de 58 balais au compteur, l’acteur britannique accuse le coup quatre plans sur cinq, désormais contraint d’être doublé à peu près pour tout – sauf pour les fonds verts ! – et de traverser tout le film avec la grâce d’un portemanteau lifté. On a encore plus de mal à l’imaginer au lit avec une Grace Jones féline et musclée, son pouvoir de séduction rejoignant désormais celui d’un vieux papy dragueur qui lorgnerait vers de jeunes femmes en âge d’être ses filles ! Bref, plus rien ne semble aller pour la création d’Ian Fleming. Mais si son acteur principal n’est plus que l’ombre d’un mythe vivant, cet ultime épisode pour Moore répond-il pour autant à tous les critères d’une formule usée ? Plus ou moins. On se fiche ici royalement de l’action, qu’il s’agisse d’une poursuite en camion de pompiers dans les rues de San Francisco (qui a sans doute dû inspirer celle de Terminator 3) ou d’un pré-générique sibérien où Bond sème des militaires empotés en jouant du snowboard sur fond du California Girls des Beach Boys (John Glen aurait-il casé le bêtisier dans le montage final ?). On se fiche aussi un peu de l’intrigue, certes là encore dans l’air du temps avec son marché des puces électroniques et son industriel fou projetant de détruire la Silicon Valley, mais pas folichonne pour autant. On se fiche enfin de la façon dont les péripéties s’enfilent les unes après les autres, la faute en grande partie à un Patrick Macnee qui troquait le chapeau melon pour le béret du faire-valoir comique – son tandem avec Roger Moore est à deux doigts d’évoquer une réunion de vieux briscards de l’espionnite.
La seule et unique raison pour laquelle Dangereusement vôtre vaut vraiment le détour se résume à deux noms : Grace Jones et Christopher Walken. La première donne ici naissance à une James Bond Girl pour le moins singulière, brutale et androgyne, et se permet en outre d’offrir à son petit ami de l’époque – un débutant du nom de Dolph Lundgren – un petit rôle furtif d’agent du KGB. Le second, dans un rôle initialement prévu pour David Bowie, demeure tel qu’on l’adore : ultra-classieux quand il part en roue libre dans le cabotinage, visiblement fou de joie à l’idée de singer le psychopathe post-aryen et sarcastique. C’est dire si, à côté d’eux, une Tanya Roberts à peine débarquée de Dar l’invincible ressemble à une figurante paumée – on ne fait pour ainsi dire jamais attention à elle. Et c’est dire aussi si ce tandem machiavélique prouve une vérité que l’on aura souvent eu tendance à laisser de côté : les vilains les plus mémorables de la saga James Bond auront toujours été ceux qui travaillaient en duo et dont l’association s’était avérée très tordue sur le plan amoureux – notons toutefois que la paire Jones/Walken sera battue des années plus tard par un autre couple encore plus barré. Au-delà de cette grosse qualité, il y a enfin une certitude à tirer du résultat final : comme pour se mettre au diapason du raccrochage de gants de Roger Moore, c’est bel et bien après cet opus que l’idée même de « formule » va démarrer une pause de dix ans dans la franchise James Bond. Les deux films suivants, nantis d’un nouvel acteur bien plus intéressant, vont faire figure de rupture sèche, du moins avant que Pierce Brosnan ne vienne moderniser la formule Moore une décennie plus tard.
Dalton / Brosnan
TUER N’EST PAS JOUER
John Glen
Royaume-Uni – 1987 – 2h10
Le respect de la tradition demeure : nouvel acteur = nouvelles règles. Plus que jamais, la saga James Bond impose que l’arrivée d’un nouvel interprète pour l’agent 007 marque l’arrivée d’un nouveau style, construit en rupture au précédent et censé entamer un nouveau cycle, histoire de relancer à nouveau une franchise qui évite de se raccrocher à ses acquis pour au contraire trouver de nouveaux horizons. L’accroche sur l’affiche de Tuer n’est pas jouer n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Ce Bond est dangereux ». Aucune pub mensongère là-dedans. En enfilant enfin le costume de 007 après deux tentatives ratées, Timothy Dalton réussit, par sa seule présence, à renouveler le cycle bondien et à construire un Bond bien plus crédible que ses prédécesseurs. Pour ce comédien shakespearien, surtout connu à l’époque pour avoir officié sur les planches et sur la télévision anglaise, le désir est simple : revenir à la base de la création d’Ian Fleming, à savoir un agent secret à la fois jeune et fougueux, dramatiquement habité et souvent tourmenté, bel et bien dépourvu de cette classe fantaisiste et dandy qu’incarnait Roger Moore. Son Bond à lui sera dur, mature, félin, plus « boy » que « playboy », toujours d’une crédibilité à toute épreuve dans l’action et la romance – cela dit capable de tomber amoureux et moins porté sur l’amassage de conquêtes. Bref, un acteur sérieux qui, à bien des égards, prépare déjà le terrain pour Daniel Craig, avec toutefois un jeu plus fin et moins viscéral que ce dernier. De par son talent à synthétiser toutes les caractéristiques des précédentes (et prochaines) incarnations de Bond sous un angle réaliste et humain, on en vient même à considérer Dalton comme le meilleur interprète de James Bond, encore plus lorsqu’on fait l’effort de se repasser toute la saga. Si l’on peut regretter que sa période d’activité au sein de la saga ait été aussi courte (seulement deux films, snif…), les qualités de jeu et de fabrication qui en auront résulté font désormais figure de balise forte pour la modernisation de l’agent 007. Et pour cause : en cette année 1987, la saga grimpe de nouveau très haut après une décennie un peu bordélique en matière d’influences et de partis pris.
C’est à se demander pourquoi certains – à commencer par nous ! – n’y ont pas pensé plus tôt : et si James Bond était cette fois-ci au cœur d’une pure intrigue d’espionnage ? Vous savez, ces intrigues complexes aux ramifications très arachnéennes, où tout carbure aux non-dits, aux espions qui ne jouent jamais le rôle qu’on leur a assigné, aux ambiances sombres qui cristallisent la mélancolie, ainsi qu’à cette tension sourde qui ne dit rien et qui chuchote tout. Le tandem formé par Timothy Dalton et John Glen a visé juste : pour un Bond plus réaliste qu’à l’accoutumée, le tout consiste ici à nager dans l’actualité en visant le respect de la tradition et la curiosité pour ce qui est en train d’émerger. Ainsi donc, ici, pas de génie du mal à crâne rasé, pas de base secrète sortie d’un film de science-fiction, pas de gadgets invraisemblables (enfin, moins que d’habitude…), mais un scénario sous très haute influence John Le Carré, mixant rideau de fer, KGB, violoncelliste manipulée, tueur russe à cheveux blonds, trahisons entre l’Est et l’Ouest, agents doubles et triples, mais aussi des moudjahidines gentils comme des Bisounours qui viennent à la rescousse de Bond face à un complot soviétique assez tarabiscoté. Des éléments qui renouent avec l’esprit très « guerre froide » de certains films Bond, mais qui, de par l’anachronisme qu’ils suscitent aujourd’hui, ont tendance à faire de ce film une vraie curiosité géopolitique, amplifiant les enjeux les plus tortueux de l’intrigue d’Octopussy dans un contexte spécifique traité au premier degré, sans caricature forcée ni humour déplacé – il s’agissait du premier film d’action dévoilant la guerre d’Alghanistan. Doté ici d’un double rôle de garde du corps et de tireur d’élite, Bond redevient sans le savoir une marionnette manipulée de toutes parts, censée se libérer de ses fils lorsque la situation l’exige – aller à l’encontre de sa hiérarchie n’est plus une barrière pour lui. Un phénix pur, glacé et bouillant, raffiné et furieux, à l’image du film lui-même.
La réalisation de John Glen emboîte ainsi le pas à un Dalton qui transpire la classe suprême niveau charisme et crédibilité. Fastueuse dans sa mise en valeur des continents visités (on voyage ici de l’Europe de l’Est à l’Afghanistan en passant par le Magheb), envoûtante dans ses choix photographiques (les couleurs froides et chaudes inondent ici la pellicule), précise dans une action traitée sans effet de style et avec un souci de lisibilité qui sentait jusqu’ici la peinture fraîche, la mise en scène de Tuer n’est pas jouer est d’une intelligence redoutable. Glen enchaîne les scènes d’action explosives sans aucun temps mort, d’une ouverture percutante sur le rocher de Gibraltar jusqu’à un duel final au fusil-bouclier avec un Joe Don Baker bien allumé en trafiquant d’armes, en passant par un affrontement sec dans une cuisine et une bagarre aérienne sur des sacs d’opium filant dans les airs. L’idéal pour malmener un 007 retors, gagné autant par le bien-fondé d’une cause que par les émotions humaines, et dont l’attachement pour une jeune et jolie violoncelliste dépourvue de tout sex-appeal – on fond illico pour les beaux yeux de Maryam d’Abo – bâtit mine de rien un vrai canevas de romcom décalée, où l’émotion est signe d’écart de conduite (salutaire, of course) et où l’action élève les sentiments amoureux au lieu de les plier à sa propre logique. Le changement dans la continuité, en somme, pour polir un essai moderniste et en faire une éblouissante réussite.
PERMIS DE TUER
John Glen
Royaume-Uni – 1989 – 2h12
Là, on passait clairement aux choses sérieuses. On imagine même que, pour Timothy Dalton lui-même, Tuer n’est pas jouer n’était que la rampe de lancement censée préparer la mise en orbite d’un nouveau prototype bondien. Loin de vouloir répéter et affiner son rôle à chaque nouveau film, l’acteur veut au contraire se démarquer de ses prédécesseurs en faisant évoluer le personnage vers plus de fragilité et de rudesse, encouragé en l’état par un John Glen décidément rompu aux défis de taille pour l’agent 007. Summum absolu de la période hard boiled de Dalton, Permis de tuer est aussi un épisode que certains fans ont encore tendance à mettre un peu de côté. Est-ce parce qu’il transpire moins la patte bondienne que les autres films, antérieurs comme postérieurs ? Est-ce parce qu’il lorgne allègrement du côté des standards d’action d’outre-Atlantique, en particulier vers la sophistication de Piège de Cristal ou vers la sécheresse testostéronée d’une Arme Fatale clairement revendiquée comme influence n°1 par la production ? Peut-être bien, mais on s’en fiche autant qu’on en arrive à y voir une pure logique. Ancré désormais dans une quête de modernité, Bond s’adapte ici jusqu’à faire couler le sang et à tâcher son smoking. En cela, Dalton reçoit ici carte blanche pour imposer son Bond brutal et torturé, lancé à plein régime sur le terrain des émotions impulsives et de la violence graphique presque deux décennies avant que Daniel Craig ne mette alors les bouchées doubles. Tout tient là encore dans une prise de conscience radicale de l’impossibilité pour l’agent secret à concilier travail et vie privée, à la différence que Bond n’est plus ici la cible de ce constat : c’est au contraire son vieil ami Felix Leiter, jusqu’ici défini comme son alter ego à la CIA, qui expérimente à son tour la tragédie vécue par Bond à la fin d’Au service secret de Sa Majesté. A moitié dévoré par un requin, anéanti par le viol et le meurtre de sa femme durant sa lune de miel, Leiter devient martyr tandis que Bond, meurtri et dévasté, devient vengeur.
La première rupture radicale aura bel et bien eu lieu dans cet épisode, clairement le plus violent de la saga. Contraint à la démission et au retrait de son permis de tuer pour cause de propension à la vengeance, l’agent 007 devient ici une bête furieuse, quasi suicidaire, davantage guidée par son instinct que par son sens de la logique. Faire de sa mission une simple vengeance en solo envers un patibulaire baron de la drogue ne le dispense toutefois en rien d’un récit en lien avec des enjeux réalistes, en l’occurrence un pur trafic de drogue sur fond de secte religieuse et de blanchiment d’argent. A bien des égards, Permis de tuer répond à tous les critères de ce que pourrait être le Bond ultime et adulte, avec un héros qui met enfin en lumière tous ses paradoxes et qui se mue en dangereuse machine à tuer, parfois aussi sinistre qu’elle pouvait l’être chez Ian Fleming. Faire évoluer 007 dans un univers transpirant aussi bien la virilité crasse (le bar floridien) que le luxe raffiné (le casino, la villa de Sanchez) répond lui aussi à une exigence de rupture. Bond est ici à double visage, tiraillé entre un côté obscur qui accroît son humanité et un sens du devoir qui trahit sa faiblesse. D’où une folle cascade de morceaux de bravoure conçus avant tout comme des pics d’émotion, où l’envol de notre 007/Icare vers un soleil qui menace de le griller se traduit à l’écran par une action capturée d’abord dans les airs (avions, hélicoptère, parachute…), puis sur la mer (hors-bord, plongée sous-marine…), enfin sur la terre (un fulgurant duel de camions citernes revisité en chaos de feu et de métal). Fort d’une mise en scène qu’il n’a jamais su élever à de telles cimes, John Glen s’en donne à cœur joie dans la multiplicité des stimuli bourrins, la conduite d’un récit nerveux sans le moindre temps mort, le rendu des lieux exotiques et la caractérisation de personnages plus pulsionnels que réfléchis. Côté méchants, outre un Robert Davi qui se la joue Tony Montana dans un cadre clinquant et ensoleillé très Scarface dans l’âme (mêmes villas de rêve, mêmes couleurs pastel), on notera l’une des toutes premières apparitions à l’écran de Benicio Del Toro, ici en homme de main pervers qui exploite son faciès vicelard avant de se faire broyer le corps entier.
James Bond agissant ici en solo malgré le discret soutien de Q et de ses gadgets rigolos (dont un Polaroïd qui tire des lasers !), ses alliés sont réduits au strict minimum. L’occasion de relever la présence d’une James Bond Girl ultra-fantasmatique en la personne de Pam Bouvier – jouée par une parfaite Carey Lowell – qui entame ici une relation d’égal à égal avec Bond. Dès sa première apparition en agent de la CIA badass qui ne mâche pas ses mots, joue du fusil à pompe dans un bar crasseux et tient tête à ses adversaires quitte à les cogner sèchement, cette héroïne contribue là aussi à casser cette fausse idée de la « potiche bondienne » dont le relief principal reste avant tout celui d’une femme d’action, pour le coup habitée et transcendée. Autre force à relever : une bande originale marquée par l’abandon – assez bénéfique – de John Barry au profit d’un Michael Kamen pleinement converti au ton sombre et moderne de ce nouveau Bond. Il n’en reste pas moins que cette sidérante restructuration de l’identité bondienne n’aura pas convaincu les puristes, ceux-ci croyant – à tort – à un ADN « flemingien » définitivement absorbé par les standards de l’action 80’s et la surenchère de violence réaliste. Il leur faudra du temps pour corriger leur erreur de jugement vis-à-vis de ce qui reste bel et bien l’un des plus grands sommets de la saga. Semi-échec au box-office américain, Permis de tuer marque aussi une date fatale pour la franchise : cette année 1989 sera surtout marquée par la chute du mur de Berlin. Le constat est donc clair : James Bond, relégué fissa au rang de relique des années 60, va devoir plonger dans une crise existentielle qui s’étendra sur six ans d’invisibilité. La glorieuse saga qui l’aura vu naître n’aura jamais connu pareille mise en suspens.
GOLDENEYE
Martin Campbell
Etats-Unis/Royaume-Uni – 1995 – 2h10
Lorsque GoldenEye sort en 1995, il faut prendre acte de ce qui a changé durant les six années précédentes : la fin de la guerre froide, les chutes successives du mur de Berlin et de l’URSS, soit les ingrédients qui fournissaient jusqu’ici les sous-textes politiques des opus bondiens – avec la trame des romans d’Ian Fleming pour s’aiguiller un minimum. Tout cela appartenant désormais au passé, le besoin de tout réinventer s’imposait, qui plus est dans la mesure où Timothy Dalton avait entre-temps tourné la page. Deux scènes de GoldenEye visent donc la clarté la plus absolue sur cet état des lieux : d’abord un générique où des travaux sont entrepris sur les ruines des statues soviétiques, ensuite une scène sublime où Bond investit un cimetière de ces mêmes reliques de l’URSS et trouve dans la confrontation avec son nouvel ennemi une sorte de point d’orgue de sa propre mélancolie. Croire que le film rejoue une partition éculée sur la russophobie est une erreur – Tuer n’est pas jouer avait fait figure de brillant chant du cygne sur ce terrain-là. C’est de la bouche de M, ici incarnée par une femme (Judi Dench), que la vérité éclate : Bond n’est plus qu’un dinosaure, un résidu de la guerre froide, trop arrimé à son héritage et à ses défauts pour se projeter sur l’avenir, et qu’il convient de métamorphoser. Cette logique était déjà celle du personnage depuis l’arrivée de Roger Moore sur la saga, cette dernière n’ayant jamais loupé l’occasion de plier son icône aux tendances cinéphiles et culturelles du moment. Sauf qu’en troquant le dandysme de Moore pour le néoclassicisme de Pierce Brosnan, GoldenEye affiche une vraie ambition vis-à-vis du mythe 007 : ressusciter d’abord, réadapter ensuite, le tout à l’ancienne par le biais d’un solide classicisme. Avec, en bonus, l’acte le plus osé vis-à-vis des puristes de la saga : Ian Fleming n’est désormais plus une source d’inspiration pour écrire le scénario d’un Bond.
La seule référence concrète à l’œuvre d’Ian Fleming n’est cependant pas négligeable : « GoldenEye » n’est autre que le nom de la propriété de l’écrivain, que ce dernier fit construire en Jamaïque après tant d’années passées dans la marine britannique, et dans laquelle il rédigea tranquillement les aventures du plus mythique des agents secrets. Un signe qui ne trompe pas sur le désir des producteurs – dont une Barbara Broccoli qui aura pris la relève de son papa Albert – de jouer la carte de la refonte, avec le catapultage de l’icône bondienne dans l’ère post-Rideau de fer en guise d’enjeu central. Ce qui frappe encore aujourd’hui à propos de GoldenEye est bel et bien sa tonalité glaciale, obscure et métallique, laquelle influe du même coup sur un découpage du récit et de l’action qui se veut plus atmosphérique que dynamique. Que ce soit un Monaco diaphane, un URSS hivernal ou un Cuba faussement solaire, chaque lieu visité se veut réfrigérant au possible, parfois au bord de l’abstraction et de l’hypnose, pliant de ce fait l’agent 007 à une mission décisive qui met autant en jeu l’avenir du monde que son statut d’icône mythique. Notons aussi que la présence d’un ennemi nommé « Janus » – double maléfique de Bond représenté par un agent renégat du MI6 – sert ici d’outil au réalisateur Martin Campbell pour interpeller Bond sur son passé, son statut, son héritage, ses défauts et sa place dans le monde d’aujourd’hui. D’autant que l’enjeu de son antagoniste n’est pas de dominer le monde, mais d’opérer une simple attaque informatique via une arme soviétique top secrète – c’est d’ailleurs la première fois que l’informatique rentre dans l’équation narrative d’un Bond. Campbell impose ainsi une nouvelle rupture qui prolonge avec brio celle que Timothy Dalton avait entamé : une immixtion du mythe dans la réalité, avec la froideur de la seconde qui vient recourber la ligne claire du premier, quitte à en passer par un survoltage de l’action (ici aussi rare qu’insensée) ou par des parenthèses mélodramatiques qui touchent droit au cœur (mention spéciale à la pause entre Bond et Natalya sur une plage de Cuba).
En outre, le retour à un acteur flegmatique et élégant dans la lignée de Roger Moore n’a rien d’une régression : bien plus convaincant que son modèle inavoué, Pierce Brosnan aura contribué à mettre la méfiance et la détente sur un pied d’égalité. Jouer Bond est pour lui un exercice d’équilibriste qui ne tient que sur l’ambiguïté qu’il peut installer dans chaque scène, avec une posture distinguée et un regard pour le coup difficile à percer – en tout cas dans ce film-là – afin de singer le « respect du protocole » au sens strict. Or, plus le film avance, plus la carapace de ce nouveau visage se lézarde pour laisser transparaître une forte brutalité et un égocentrisme peu canalisé. Face à lui (ou à ses côtés), outre un Sean Bean assez fantastique et un Alan Cumming ultra-fendard, ce sont bien sûr les femmes qui auront pour fonction d’ébranler quelque peu ses acquis et ses fondations : une Izabella Scorupco fragile et attachante qui lui tient souvent tête, et surtout une Famke Janssen sadique et perverse dont le jeu favori – éliminer ses cibles en les étouffant entre ses cuisses ! – aura marqué au fer rouge chaque spectateur du film. En outre, si GoldenEye reste encore aujourd’hui l’un des films les plus aimés de la saga, cela tient au fait que Campbell honore et modernise les fétiches de la saga. Des preuves ? Le mythe 007 apparait de nouveau autour d’une table de jeu, l’action laisse bouche bée (Bond ravage ici tout Saint-Pétersbourg aux commandes d’un tank de l’URSS !), la BO hyper-synthétique d’Éric Serra se marie à merveille à la tonalité glaciale de l’ensemble, le briefing de Q n’aura jamais autant ressemblé à un album de Gaston Lagaffe, Moneypenny devient très sexy sous les traits de Samantha Bond, et le tube génial de Tina Turner renvoie à celui de Goldfinger. Sauveur de la franchise à juste titre, Martin Campbell confronte ici Bond à son passé avant de réécrire ce même passé onze ans plus tard dans Casino Royale. Chez lui, le mythe 007 fut ainsi défini : un vaste champ de ruines sur lequel il aura fallu détruire pour reconstruire.
DEMAIN NE MEURT JAMAIS
Roger Spottiswoode
Etats-Unis/Royaume-Uni – 1997 – 1h55
Les bases de l’univers bondien pro-Brosnan étant désormais posées et cimentées par l’éblouissante réussite de GoldenEye, il y a maintenant un choix à faire pour les producteurs : enfoncer le clou de la réinvention en visant plus large, ou s’en tenir au respect des codes de la saga ? Sans surprise, le résultat est un peu le cul entre deux chaises, mais ce n’est pas forcément pour nous déplaire. Au premier abord, Demain ne meurt jamais – titre génialement trouvé – est un Bond qui fait mine de cocher toutes les cases du cahier des charges en prenant soin de multiplier par mille tout ce que la saga a su imposer : plus d’action, plus de nervosité, plus de décors, plus d’érotisme (Teri Hatcher, miam-miam), et l’influence très claire d’un cinéma très tendance pour injecter du neuf (ici le cinéma HK, grâce à une Michelle Yeoh qui a parfois l’air de dupliquer le rôle qu’elle tenait dans Police Story 3). Mais à bien y réfléchir, il est impossible de limiter le film à ce parti pris : pour la première fois dans la saga James Bond, le scénario se veut clairement critique, pour ne pas dire agressif, envers un péril de plus en plus tangible, en l’occurrence le contrôle de l’information et la manipulation médiatique à des fins géopolitiques. Il faut bien dire que choisir le Jonathan Pryce de Brazil pour incarner une version dégénérée de Ted Turner relevait à la base de l’idée de génie : magnifiquement vénal et cruel, génialement tordu et habité, cet acteur anglais que l’on sait prodigieux fait d’Elliot Carver l’un des méchants les plus onctueux de la saga, dont chaque ligne de dialogue fait figure de Viagra pour les oreilles. De même que Bond lui-même se voit de nouveau confronté à un monde dans lequel il se sent « dépassé » : plus vicieux encore que les mégalos d’antan et la menace nucléaire, les médias et l’information sont devenus la nouvelle dictature.
Capable du meilleur (Under Fire) comme du pire (un navet avec Sylvester Stallone dont la décence nous interdit de citer le titre !), Roger Spottiswoode mène ici son affaire tambour battant, aussi habile dans la dissection du danger médiatique que dans le grand spectacle. C’est pourtant ce second point qui imprime le plus sa marque sur nos rétines et nos tympans. On n’exagère pas, tant Demain ne meurt jamais vise la surcharge d’action destructrice qui ridiculise tout ce que la saga a pu proposer jusqu’ici : prologue explosif avec un avion de chasse, fusillade dans les multiples niveaux d’un parking avec une voiture sans conducteur (que Bond pilote comme une Game Boy via son téléphone portable !), descente de building la main accrochée à une affiche géante, course en moto improbable (pilotée par un Bond menotté à sa partenaire chinoise !) qui fait penser à du Blake Edwards pyrotechnique, et climax explosif dans un bateau furtif où Spottiswoode paraît concourir pour le record de douilles crachées et d’explosions bruyantes. On devra même à Brosnan – de plus en plus à l’aise avec son personnage – deux moments cultes. Le voir loger une balle dans la tête d’un tortionnaire nostalgique du 3ème Reich (« Je ne suis qu’un professionnel faisant son travail ! – Moi aussi ») accroît la férocité de son Bond, bien plus impitoyable qu’on ne le croit. Et l’entendre lâcher un tonitruant « Vous avez oublié la règle d’or des médias : donner au public ce qu’il attend ! » au moment où il balance ce maxi-mégalo d’Elliot Carver dans un broyeur suscite presque un début d’érection. Ni banal ni transcendant, juste d’une efficacité démente, Demain ne meurt jamais suscite un plaisir monstrueux. On aurait juste aimé que la chanson-titre du film ne soit pas confiée à Sheryl Crow : sa voix nasillarde à la Janis Joplin nous tape sur le système et gâche à elle seule un étonnant générique de début, à peu près aussi épileptique qu’un zapping compulsif sur les mille chaînes d’une télévision. On ne doute pas que c’était l’effet recherché.
LE MONDE NE SUFFIT PAS
Michael Apted
Etats-Unis/Royaume-Uni – 1999 – 2h08
Commençons par évacuer le sujet qui fâche : oui, d’accord, Denise Richards dans le rôle d’un ingénieur expert en énergie nucléaire fringuée comme Lara Croft et nommée Christmas Jones (et on vous passe l’avalanche de jeux de mots graveleux sur Noël que l’on subit ici !), c’est aussi crédible que d’imaginer une Jeanne Moreau sexagénaire dans le costume de Terminator. Et forcément, ça suscite une propension à la moquerie difficile à contourner. Mais mettons les choses au clair : vilipender Le monde ne suffit pas pour cette seule et unique raison est signe de connerie manifeste, tant cet épisode extrêmement singulier accumule les points forts afin de se distinguer du tout-venant de la machine bondienne. Et pour ce faire, Michael Apted ne perd pas de temps, et lâche les chiens dans un pré-générique anormalement rallongé, qui fait se démarrer un film Bond par une scène d’action au sein même du MI6 – soit précisément l’endroit où rien n’est censé exploser ni même s’agiter – puis sur la Tamise où Bond fait des bonds avec un hors-bord furieux. Époustouflante, cette ouverture sera pourtant le point d’orgue explosif d’un épisode où l’action, certes efficace mais plus réglementaire qu’autre chose, importe dix fois moins que les enjeux dramatiques. Même verdict pour Pierce Brosnan, ici limité à asseoir la persistance de son interprétation de l’agent 007 avec une légère pointe d’ironie qui menace déjà de l’amener sur la pente de l’auto-parodie – ce que le film suivant confirmera à la puissance mille. Même les fondamentaux du film Bond subissent ici un début de transformation. Exemple le plus frappant : la vieillesse amènera l’acteur Desmond Llewelyn à démissionner de son rôle de Q (il décédera un mois avant l’avant-première du film) et à passer le flambeau à un John Cleese qui joue le « grain de sable dans la mécanique » (grande idée des lunettes qui voient sous les vêtements !). Tout ceci ne constitue pas des fautes, mais des variantes qui tendent à dérégler ce que l’on pense être une mécanique. Et encore, le vrai « plus » est ailleurs…
On aura beau savoir que les James Bond Girls ont jusqu’ici été bien plus des femmes d’action que des faire-valoir, on ne pense pas friser l’hyperbole en indiquant qu’ici, grande première dans la saga, un personnage féminin réussit à éclipser purement et simplement James Bond du statut d’épicentre du film. Le tonnerre de bravos s’impose pour Sophie Marceau, qui confère à son rôle d’Elektra King un relief psy des plus surprenants. Là où l’on pensait voir une nouvelle victime censée redonner à Bond son statut fréquent de garde du corps (dans tous les sens du terme !), celle-ci embrasse le syndrome de Stockholm dans un rôle d’héritière tombée amoureuse de son ancien kidnappeur et nourrie d’une haine si absolue pour un paternel peu enclin à verser sa rançon de libération qu’elle en vient à le faire tuer. Une réplique qui veut tout dire (« La vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on la vit pas comme un rêve »), un rictus qui dit tout de son troc du consumérisme au profit d’un anarchisme tous azimuts, un physique de jeune fille innocente qui aiguille Bond sur le mauvais chemin, une chaise de torture à laquelle elle attache ce dernier tout en l’étranglant et en se frottant contre lui, une fin mémorable qui l’élève au rang d’héroïne de tragédie grecque : Elektra King fascine, dérange et impressionne par sa dualité. Bien plus que la paire Jones/Walken de Dangereusement vôtre, le tandem que forme ici Sophie Marceau avec Robert Carlyle aura donné naissance au tandem de bad guys le plus abouti de la saga James Bond. Elle, l’héritière cruelle qui use de son corps pour posséder le monde à défaut de le dominer, et lui, Renard, le terroriste anarchiste à la particularité anatomique très étrange (une balle dans le crâne l’immunise contre la douleur et le plaisir physique !), chez qui seule l’impuissance moquée par son ancienne captive peut créer un tourment palpable. Ce dernier, plus romantique que fêlé, en devient bel et bien tragique lorsque son véritable plan s’éclaire : se sacrifier par amour. Le monde ne suffit peut-être pas à ces deux-là, mais leur seule présence suffit à élever le film vers de sacrés sommets.
MEURS UN AUTRE JOUR
Lee Tamahori
Etats-Unis/Royaume-Uni – 2002 – 2h14
Il y aurait a priori toutes les raisons du monde de conchier ce Bond-là. Mais non : on va s’efforcer d’aller à rebours du dénigrement qui l’entoure depuis sa sortie. L’année 2002 était avant tout un anniversaire : 40 bougies pour la saga toute entière, 20 films au total. Visiblement, le gâteau offert aux fans n’aura pas eu la saveur escomptée, enterrant pour de bon l’ère Brosnan et contraignant de ce fait les producteurs à faire ensuite tabula rasa pour tout reprendre à zéro – on y reviendra après. Rien de bien spécial du côté du scénario, remettant au grand jour la grande tradition bondienne des mégalomanes à l’ego hyper-enflé qui veulent réduire le monde en bouillie avec un gros laser (ou un rayon solaire, si vous voulez…), et où Bond doit encore prouver son utilité dans un monde en mutation à la suite d’une ouverture traumatisante qui l’aura laissé pourrir un an dans une geôle nord-coréenne. Une fois libéré en échange d’un trafiquant au visage incrusté de diamants (!), le choc est rude : l’agent secret de sa Majesté apparaît si mal rasé et esquinté qu’on croirait voir un clochard irlandais perfusé à la Guinness avec le look de Charles Manson. Là encore, Bond est « en retard » sur le monde : celui-ci a changé pendant sa détention tragique, et c’est dire si la schizophrénie n’est pas loin pour lui. Un petit coup de rasoir chez l’hôtelier chinois du coin (forcément fourbe), et hop, revoilà 007 flambant neuf, prêt à sortir son Walther PPK et ses gadgets face à la nouvelle menace mondiale. Rien qu’avec tout ça, hormis la sensation de redite, on ne voit pas trop où est le problème. Très loin du réalisme hardcore qui irriguait L’âme des guerriers, Lee Tamahori a dû flairer cette menace du « James Bond pépère », optant de ce fait pour une solution aussi risquée que cohérente : foncer tête baissée dans le too much, viser une démesure jamais atteinte par la saga, et s’en amuser autant que possible.
Tout au long de Meurs un autre jour, l’heure est à l’hypertrophie de tous les codes bondiens, forcés jusqu’à la démesure parodique, amplifiés jusqu’à l’impossible, ordonnant ainsi un 20ème épisode aux allures – pourtant involontaires – de conclusion frappadingue. Même si l’objectif n’était pas là, on sent un film qui compresse la saga pour l’amener vers un point culminant de spectacle, quitte à aller mille fois trop loin. Grosso modo, les méchants ont tellement revu Volte/Face en boucle qu’ils peuvent changer d’ADN et de visage comme de chemise grâce à une clinique cubaine, la voiture de Bond peut devenir invisible, la création d’un authentique hôtel de glace avec des chambres où l’on peut dormir à poil sans attraper un rhume est désormais réalité, 007 peut faire du surf sur les vagues de l’Arctique comme dans une cinématique hideuse de jeu vidéo pour Dreamcast (bonjour les effets spéciaux finis à la pisse !), Madonna joue les profs d’escrime, et même une station de métro abandonnée sert ici de musée des gadgets historiques de la saga. Certes, cet emballage de gros bazar improbable et science-fictionnel aurait tout pour coincer la saga dans une zone fatale dont elle ne pourrait plus s’extraire. Or, il suscite au contraire une vraie jouissance à mesure qu’il invite l’icône Bond à devenir le héros de son plus gros best-of, « enrichi » de tout ce que la saga n’avait pas encore pu proposer en matière d’ingrédients fantaisistes. Moins héros qu’automate survolté, Bond est ici associé à Jinx (Halle Berry), espionne badass qui lui vole carrément la vedette. Référentiel car conçu en trait d’union d’Ursula Andress à Lara Croft, ce personnage a de la classe et du piquant : au beau milieu d’un final digne d’une relecture tordante du mythe d’Icare, son combat au sabre contre une Rosamund Pike en amazone proto-aryenne la verra expédier sans le faire exprès un poignard sur L’art de la guerre de Sun Tzu ! Tout cela ne fait pas un grand Bond, c’est certain, mais en tout cas un spectacle fou et incontrôlable qui amène à un constat clair et net : après être allé trop haut et trop loin, il vaut mieux repartir de zéro. Donc acte.
Craig
CASINO ROYALE
Martin Campbell
Allemagne/Etats-Unis/Royaume-Uni – 2006 – 2h18
De tout temps, il y a eu deux Bond : l’homme d’un côté, le film de l’autre. Ce que l’ère Brosnan aura su tenir d’une main de fer sur quatre films, c’était une distinction très nette entre les deux : l’agent 007 comme héros d’un film qui vit et subit l’aventure au lieu d’en être l’enjeu central et le sujet d’analyse. Adaptation longtemps espérée du premier roman écrit par Ian Fleming en 1953, Casino Royale inverse soudain la logique en fusionnant les deux entités : plus qu’avant, mieux qu’avant, Bond est traqué par la caméra, disséqué par l’image, transformé et malmené de toutes parts par l’intrigue. Parce que le mythe qu’il est censé incarner est alors en train de se construire. Vingt films auront suffi à entériner ce mythe et à le moderniser sans jamais prendre le temps de le questionner (si ce n’est, de façon plus furtive, durant la courte et glorieuse période de Timothy Dalton), ce que Martin Campbell se fait un devoir de magnifier pour sa deuxième tentative de ressusciter le mythe. Et ici, on peut parler de « résurrection » sans friser l’hyperbole, tant le résultat invite les bondophiles à effacer leur ardoise et à remettre les compteurs à zéro. Nouvelle rupture, donc, mais intégrale cette fois-ci. Si l’on met de côté la présence de Judi Dench en M, la saga oublie pour de bon son héritage via un reboot salutaire et non un 21ème film qui viendrait prolonger le 20ème. Jugé à tort par certains comme réactualisation de la saga aux nouveaux codes de l’action US (ceux de deux autres héros qui partagent les mêmes initiales que 007 : Jack Bauer et Jason Bourne), Casino Royale évapore ainsi les codes du film bondien et ne garde que l’essentiel. Ainsi donc, pas de Q, pas de Moneypenny, pas de gadgets, pas de girls pimpantes et énamourées, pas de figures imposées qui viennent ensevelir le personnage. Que reste-t-il donc ? Un héros réaliste qui se polit et s’affine, et surtout un film, beau et puissant, d’une perfection inespérée.
Qui dit premier roman de Fleming implique forcément la visualisation d’un 007 sinon jeunot, en tout cas brut et buté. D’où le choix – très contesté mais si pertinent a posteriori – du très minéral Daniel Craig pour refondre le métal de ses prédécesseurs. Buté au point de désobéir à sa hiérarchie, incoercible au point de créer une mini-crise diplomatique au bout d’un quart d’heure, bourrin au point de ravager un village entier si cela peut l’aider à éliminer une cible qu’il devait pourtant capturer vivante, Bond souffre autant qu’il fait souffrir à l’écran. Dès le pré-générique, l’obtention de son permis de tuer laisse bouche bée : dans un noir et blanc tantôt granuleux tantôt expressionniste, la tête brûlée assassine ses deux premières victimes (les deux « 0 » de son futur matricule), la première de façon sale et douloureuse, la seconde par la ruse et la jugeote. Deux meurtres dessinant deux stratégies dans deux esthétiques pour définir les deux faces d’un néo-Bond, violent et indomptable. Et le temps d’un quart d’heure orgasmique en Afrique qui amène une poursuite folle sur un chantier à trouver son apogée dans l’explosion d’une ambassade, tout s’installe pour construire un 007 moderne qui exauce chaque promesse fantasmatique sur le champ au lieu de prétendre en garder sous le coude pour l’épisode suivant. Le tout sous la houlette de scénaristes (dont l’inattendu Paul Haggis, réalisateur de Collision) qui jettent à la poubelle les figures imposées au profit des figures libres, et qui, plus important que tout le reste, ne quittent jamais des yeux leur épicentre humain. Plus question de singer la mécanique appliquée que la saga aura souvent voulu suivre, et encore moins d’adopter une tonalité glaciale et mélancolique à l’image de celle de GoldenEye. Non, Casino Royale se veut réaliste, crédible, parfaitement fluide dans son récit et son montage à force de faire en sorte que Bond en soit autant le guide que le moteur.
L’intrigue, qui amènera l’agent 007 des Bahamas à Venise en passant par le Montenegro, obéit elle aussi à une nouvelle logique : l’action et le dialogue sont certes alternés et équilibrés, mais avant tout reliés à l’énergie interne de Bond lui-même – c’est toujours lui qui crée le chaos et qui amorce un début de tension dans le moindre échange. Doit-on s’étonner que le climax du film, c’est-à-dire le moment où Bond lâche enfin les poings au profit de la tête, se résume ici à une longue partie de poker ? Tenu à privilégier le sang-froid et l’intelligence face à un ennemi retors (un banquier véreux nommé Le Chiffre et joué par le génial Mads Mikkelsen), Bond opère alors un grand écart entre le jeu et les coulisses, parfois contraint de changer de costume en passant de l’un à l’autre, pion d’une partie qui redistribue ses enjeux à mesure que les cartes, tantôt fatales tantôt sereines, tombent entre les mains du joueur. Cette scène, subtile et graduellement tendue, est une quinte flush sur celluloïd où Martin Campbell, rompu aux méthodes d’Hitchcock, impose la technique de l’élastique sur le simple échange de regards autant que sur une violente bagarre dans un escalier. Sans parler d’une scène de torture sadique et couillue (c’est rien de le dire !) qui met la virilité de notre agent secret new look à très rude épreuve. Et la sexualité, alors ? Plutôt absente, délaissée au profit d’un amour sincère de Bond pour la belle Vesper Lynd (Eva Green) dont le sort funeste déterminera à lui seul le futur comportement bondien vis-à-vis des femmes – ne plus jamais s’attacher par peur de revivre le même trauma. La valse de trahisons qui s’active ici dans un lieu très symbolique (une cité vénitienne que l’on sait condamnée à disparaître un jour) ne vise qu’à confronter Bond autant à la trahison qui déchire qu’à la perte qui détruit. Il ne pourra plus revenir en arrière. Lorsqu’il élimine un certain « Mr. White » dans la scène finale, la page est tournée et le mot est enfin lâché : « My name is Bond, James Bond ». Quand il le dit, on a la chair de poule. Parce qu’on sait que c’est vrai.
QUANTUM OF SOLACE
Marc Forster
Etats-Unis/Royaume-Uni – 2008 – 1h47
Bizarre, le titre. En apparence, seulement : on y devine bien ce « minimum de consolation » dont James Bond a désormais besoin depuis la mort de Vesper, son grand amour. Passé de James le bourrin à Bond le cristallin grâce à Casino Royale, l’agent 007 n’a cependant pas fini de souffrir, et du coup, l’heure n’est ni à la détente ni à la subtilité. La chrysalide est devenue un papillon. Bond est désormais lancé après avoir accompli sa mue. Mais lancé vers quoi ? Une mission ou une vengeance ? Une mission prétexte à une vengeance ? Une vengeance qui perturbe une mission ? La faiblesse de Quantum of Solace est là : après une résurrection parfaitement cimentée et cohérente, c’est le désordre qui va soudain reprendre le dessus. Ce constat suffit amplement à cibler pourquoi cet opus mal-aimé ressemble à ce qu’il est. On aura beau s’épancher à foison sur son statut de victime désignée de la grève des scénaristes, sur sa production ultra-chaotique (avec un tournage entamé sans scénario achevé) et sur ses anecdotes révélatrices d’un projet conçu sans enthousiasme (Daniel Craig et Marc Forster ont même été mis à contribution pour réécrire des scènes !), cet aspect de « ligne de fuite » obtenue par le charcutage en post-prod et par la plus courte durée de la saga (à peine 1h46 !) colle assez bien à ce qui motive Bond : tuer avec fureur lui importe plus que baiser avec ardeur. Cela rappelle bizarrement quelqu’un d’autre, et là, tout de suite, en tant que cinéphile, on fait la grimace : l’archétype bondien met ici son propre ADN sur la chaise électrique à force de vouloir s’aligner sur celui de son rival du moment, Jason Bourne, héros d’une saga d’abord encensée pour de mauvaises raisons puis enterrée pour de bonnes raisons. La mémoire, la mort, la vengeance : Bond a désormais tout ça dans la peau. Mais le film, lui, se contente de fouiller la mémoire de ses peaux mortes.
La trame de Quantum of Solace, qui tente d’éclairer une machination plus vaste qu’il n’y parait à base de complot pétrolier et de trafic d’eau potable, carbure donc au diesel mais pas sans plomb pour autant. Marc Forster et le scénariste Paul Haggis tracent ici une ligne narrative très brutale qui fonce pied au plancher, où Bond, réduit à une bête fauve qui bouge beaucoup et qui ne réfléchit pas, élimine à foison et n’emballe aucune fille. C’est tout juste si, trop occupé à épauler une Olga Kurylenko qui n’existe jamais, il se contente ici de besogner Gemma Arterton vite fait bien fait sur un coin de table comme n’importe quel VRP en déplacement sur la Riviera ! Tout cela pour quoi ? Un opus chaotique qui ne sait jamais s’il doit prolonger Casino Royale ou tracer sa propre route. Une fois passée l’intro survoltée, on sent bien que la vengeance de Bond va s’évaporer au point de ne jamais être une simple toile de fond, et il faudra attendre un très bel épilogue russe – meilleure scène du film – pour que cet enjeu vital reprenne soudain du poil de la bête. Tout ce que le film offre entre ses deux extrémités ressemble donc à du remplissage : de la destruction bourrine et illisible que l’on croirait avoir été supervisée en sous-marin par Jean-Marie Poiré (il suffit de revoir la poursuite automobile qui ouvre le film), des clins d’œil en veux-tu en-voilà pour combler les trous d’air scénaristiques (le revers de cravate façon L’espion qui m’aimait, Arterton asphyxiée par le pétrole comme jadis Shirley Eaton par l’or de Goldfinger…), sans oublier une myriade de montages parallèles qui oscillent entre l’absurde (tandis que Bond course un traître, on case des ralentis du Palio de Sienne !) et le concret (une filature hitchcockienne dans un opéra sur fond d’une représentation du Tosca de Puccini). Bref, du bon et du moins bon, emballé par Marc Forster dans un montage syncopé et casse-pieds qui perd en subtilité ce qu’il gagne en énergie et en fureur.
Ce Bond-là, charcuté et peu amène en dépit d’une esthétique très soignée, on a donc souvent bien du mal à l’accepter. Mais à la revoyure, peut-être est-ce parce que le personnage qu’il suit de manière tremblante ne s’accepte pas lui-même et résiste encore au destin d’espion protocolaire qui lui est assigné. A un premier visionnage qui laisse à penser que les promesses de Casino Royale ont été trahies, il sera utile d’en accorder un second à Quantum of Solace, cohérent dans ses faiblesses et plus encore dans sa fragilité de blockbuster en quête d’un vrai contrôle – celui-là même que Bond lui-même se révèle incapable d’incarner. Et encore, le résultat a du mérite sur d’autres points. On s’amuse d’un Mathieu Amalric qui inonde l’écran de sa perversité suave (du moins avant de gesticuler avec une hache dans un duel final digne de Road House !), on s’émeut de la relation de plus en plus maternelle entre Bond et M, on sourit de l’apparition de la fameuse « vodka martini secouée mais non agitée » (ici présentée par la recette détaillée et non par le nom !), et on atteint un vrai pic émotionnel via un ultime plan qui montre « double-o-seven » jetant le collier de son ancien grand amour dans la neige avant de s’éloigner, tournant ainsi le dos au passé et avançant vers son destin archétypal. Et pourtant, c’est dire si le passé n’en a pas encore fini avec lui…
SKYFALL
Sam Mendes
Etats-Unis/Royaume-Uni – 2012 – 2h23
Toucher enfin du doigt la perfection en 2006 n’aura visiblement pas suffi à la saga James Bond pour parfaire sa destinée. Il faut croire qu’il manquait à Casino Royale une sorte de « film jumeau », capable non pas de transformer l’essai (ça, c’est déjà fait) mais d’élever le score par une expérience visuelle et symbolique d’un tout autre niveau. Avec cette fois-ci un vrai auteur-réalisateur derrière la caméra (le très oscarisé Sam Mendes), Skyfall n’utilise plus Bond comme mythe à polir ou comme agent de terrain dont il faudrait canaliser la ferveur vengeresse, mais comme héros écroulé sous le poids d’un passé difficile à exorciser. On le sait depuis GoldenEye en 1995 : la chute de son ancrage géopolitique de départ (en gros, la guerre froide) et la régularité de son caractère auront contraint Bond à mettre son passé dans le viseur (pour mieux l’analyser avant de le raser) et à creuser sa propre psyché et ses propres origines pour mieux anticiper l’avenir, le sien et celui de son monde. Skyfall a cela de génial qu’il ne se concentre que là-dessus, malmenant Bond dans un va-et-vient constant entre l’archaïsme et l’ultra-modernité. Et si Mendes fait parfois mine de s’en écarter en traduisant à l’écran – et par l’image – les peurs d’une époque plus tourmentée qu’autre chose, ce n’est que pour créer un écho à cette démarche. Incarné par un Daniel Craig qui l’élève ici à son plus haut niveau d’expressivité et d’héroïsme, 007 redevient l’individu qui se rattache d’entrée à la tradition pour surpasser sa création numérique, ce que traduit à merveille cet usage d’un Caterpillar durant la première scène d’action du film. Et surtout, il se révèle fragile, si marqué par l’échec qu’il se voit menacé de chuter de son piédestal de mythe céleste – sens symbolique du titre du film ? La chute du pré-générique rappelle ainsi On ne vit que deux fois, mais sans le second degré : Bond est mort, il doit ressusciter. Son « hobbie », comme il le reconnaîtra lui-même…
Le long trajet initiatique du phénix Bond se voit constamment mis en parallèle avec la déchéance de l’Angleterre elle-même : le MI6 est attaqué, les agents infiltrés tombent comme des mouches, la pluie tombe quand le ciel ne se contente pas d’être gris, les années dorées ne sont plus qu’un souvenir, et la sensation de voir un monde à l’agonie se fait de plus en plus prégnante chez les âmes vertueuses en quête de diplomatie. Le chaud abdique face au froid, la tempête gronde. Jamais la saga ne s’était à ce point-là imbibée d’un crépuscule total, opérant tout début de traque ou de réflexion dans les ténèbres, et délestant l’univers bondien de sa dimension festive. Certes, la franchise avait souvent su révéler l’ambiguïté sous-jacente de son exotisme et de ses motifs, sans pour autant s’échiner à percer leur matière. Un exercice que Mendes rend cristallin par sa propension à ne penser qu’en valeurs de cadres, de raccords et de velléités atmosphériques. Dès le générique de début (peut-être le plus beau de toute la saga), l’intégration de figures diverses sous forme d’une tâche de Rorschach vivante a tôt fait de valider l’orientation très psy du film. Plus loin, le désir d’un cinéma à l’ancienne invite à pénétrer une atmosphère contemplative qui tend à supplanter la narration. La photo hallucinante de Roger Deakins en est le meilleur soutien, donnant du même coup à la saga la sensorialité qui lui faisait jusqu’ici défaut. Qu’il traque un tueur au sommet d’une tour de verre de Shanghai ou qu’il navigue de nuit vers un casino flottant de Macao, 007 évolue dans un dédale high-tech de vitres et de lumières où se décline le motif du trompe-l’œil graphique. Ce long passage dans une Chine techno-nocturne atteint un degré de sidération plastique si élevé qu’on ne peut s’empêcher de le revoir en boucle. Et quand Bond quitte la froideur du high-tech, ce sont les ruines qui (re)viennent le hanter. D’une part, son ennemi se terre sur une île-fantôme bien réelle (celle d’Hashima) dont le passé horrible appuie la logique de leur face-à-face (agent fatigué contre ex-agent détraqué), et d’autre part, revenir dans son Ecosse natale appuiera son apnée au sein de son propre brouillard intérieur et le forcera ainsi à remettre sa propre mythologie en jeu.
Les problématiques de GoldenEye sur la confrontation de Bond à son double maléfique sont ici rejouées sous un angle plus tordu. Grâce à un fabuleux Javier Bardem, le bad guy Raul Silva s’incarne en créature queer et fascinante dont les sous-entendus gay lors de sa rencontre avec Bond élèvent la logique psy du face-à-face vers des cimes très surprenantes. L’humour à froid de ce dernier, à la fois flippant et pince-sans-rire, offre à l’acteur de faire évoluer le duel Bond/Silva vers un combat fratricide pour la dignité et la reconnaissance d’une « mère » (l’initiale incarnée par Judi Dench n’a jamais été aussi près d’avoir une signification…). Le brouillard dans lequel se noie ici Bond ne se résume cependant pas à un ennemi qui interpelle sa propre nature et une « mère supérieure » qu’il se doit de protéger. Ses alliés sont eux aussi des figures intrigantes et nouvelles (Ben Whishaw en Q rajeuni, Naomie Harris en néo-Moneypenny sensuelle, Bérénice Marlohe en femme fatale énigmatique…), dont la fonction véritable – laissée vague ou éclairée a posteriori – servira in fine à éclairer sa destinée de héros et de mythe. Mieux encore : lorsque le passé (celui de la saga, pas celui de ce Bond-là !) revient à l’écran sous forme de clins d’œil et de réminiscences (on glisse « rien que pour vos yeux » dans une réplique, on taquine l’idée loufoque d’un stylo-bille explosif comme dans GoldenEye, on évite d’appuyer sur le bouton rouge dans la voiture de Goldfinger, etc…), c’est pour mieux prendre acte de ce qui a existé et qui, désormais, doit s’appuyer sur de nouveaux standards, loin du trop-plein de fantaisie et de démesure. De par son statut de festival plastique et symbolique sans commune mesure, Skyfall impose ainsi une diégèse bondienne à toute épreuve, détachée du tout-venant des blockbusters actuels et prompte à réimplanter l’icône 007 sur sa terre natale, vers de nouveaux horizons que l’on sait déjà glorieux et modernes. La conclusion du film, apaisée et apaisante, achèvera ainsi de tout reboucler : un homme de terrain enfin façonné face à un horizon qui éclaircit, une nouvelle Moneypenny qui investit son bureau, un nouveau M à rencontrer, une nouvelle mission à accomplir. L’avenir est en marche.
SPECTRE
Sam Mendes
Etats-Unis/Royaume-Uni – 2015 – 2h30
L’avenir est en marche, oui, mais lequel ? Difficile à dire après avoir digéré le flamboyant uppercut de Skyfall, et difficile de ne pas craindre une redite au vu du triomphe critique et public qui aura entouré sa sortie. De nouveau un James Bond au fond du trou qu’il va s’agir de faire remonter à son zénith ? De retour aux commandes, Sam Mendes dissipe fissa le brouillard par une folle entrée en matière à Mexico, plus ou moins digne de celle de La Soif du Mal d’Orson Welles : un plan-séquence de quatre minutes où Bond, d’abord déguisé en squelette au beau milieu du carnaval de la Fête des Morts, finit à l’état de félin impérial qui surplombe la foule en marchant serein et arrogant sur les toits à la recherche d’une cible à abattre. Tout est dit : du requiem à la renaissance, le chemin a déjà été fait, inutile de revenir en arrière. Quel chemin prendre ? Celui qui prolonge au lieu de dériver. Quelle menace combattre ? Sans surprise, c’est celle qui n’aura jamais dit son nom, qui a toujours été là sans être là. Nulle autre que le « Spectre », étage maximal d’une poupée russe conçue par les trois films précédents, frontalement désigné comme l’origine de tous les malheurs de Bond. Mais aussi une nouvelle forme de terrorisme, combattu par des drones qui pourraient bien en être le futur instrument. Il y a donc un gros malentendu à lever à propos de Spectre : croire que l’affaire se résumera à un torrent de cool et de confiance en soi, tel qu’incarné par la saga durant la période très décontractée de Roger Moore, n’est pas si vrai que ça. Plus amusant que Skyfall, le film l’est à tous points de vue, déployant ainsi quantité de morceaux de bravoure et de parenthèses délirantes au cœur d’une action voulue sérieuse (mention spéciale à la voiture dont les gadgets ne fonctionnent pas !). Mais plus le film avance, plus on reste alerte au vu d’un carton d’introduction qu’on a pris soin de garder dans un coin de la tête : « Les morts sont vivants ».
Le thème réel du film est à déceler là-dedans : la mort, que l’on pensait vaincue, continue tranquillement d’errer tel un fantôme au-dessus des têtes et des âmes. En tant que « mort-vivant » ne cessant jamais de retarder sa date de péremption, Bond n’a plus à combattre la mort, puisqu’ici, c’est désormais la peur qui le menace (« Vous êtes un cerf-volant qui danse dans un ouragan », lui dit-on). Sam Mendes change sensiblement sa mise en scène, alterne la pure lisibilité avec des instants plus agités (rien de tel pour bâtir un découpage sensé refléter le stress de son héros) et, côté photo, ose troquer l’abstraction majeure de Roger Deakins contre les teintes dorées et expressionnistes de Hoyte Van Hoytema. Un choix payant qui met le décor au centre de tout, usant du vide pour créer la tension (Londres et Rome ressemblent chacun à un désert architectural) et suscitant la panique dès que la foule et la lumière sont au rendez-vous (le Mexique et l’Autriche deviennent les nouveaux territoires du chaos). Les travellings hitchcockiens s’enchaînent alors avec une virtuosité folle – la tentative ratée d’assassinat de la veuve jouée par Monica Bellucci est une leçon de cinéma opératique – quand ce ne sont pas les meilleurs réminiscences de la saga qui reviennent nous hanter, à l’image de cette pause dans une clinique alpine qui rappelle la fabuleuse partie centrale d’Au service secret de Sa Majesté. On dit bien « nous hanter », parce que Spectre travaille aussi son spectateur vis-à-vis de son propre rapport à la saga toute entière : entre l’imprégnation visuelle et la stimulation référentielle, où peut-il se situer, et quels choix doit-il faire dans un film qui met les deux forces sur un pied d’égalité ? La réponse sera la même que pour Bond : il faut en revenir à l’origine non pas de lui mais de tout, au global qui régit le particulier. La saga se recourbe ainsi sur son Mal d’origine, ici modernisé et transfiguré : un organisme omniscient dont les membres, silhouettes en clair-obscur réunies dans un palace romain, ourdissent leurs plans dans l’ombre – on se croirait presque dans les phases pré-orgiaques d’Eyes Wide Shut – tandis que 007 se lance à la poursuite d’un fameux « roi pâle » (tiens tiens, ça rappelle un peu le yellow king de True Detective…) qui l’implore de protéger sa jeune princesse de l’empire maléfique qu’il aura contribué à bâtir.
On le voit bien : Mendes envoie ici du très lourd sur le plan symbolique, tout comme sa grenade taquine expédiée sur l’obsession sécuritaire est tout sauf lettre morte. Pour autant, on le sent ici désireux de mettre les bouchées doubles sur un domaine à l’opposé du sien : le grand spectacle qui s’assume comme tel. L’exercice obligé n’est jamais ce qui caractérise les scènes d’action de Spectre, certes très spectaculaires mais dopées par un jeu de la détente au cœur même de la gravité. Semer ses poursuivants dans une Rome spectrale avec une voiture capricieuse, courser des méchants surarmés dans les Alpes avec un petit avion, entamer une baise fougueuse avec Léa Seydoux juste après avoir frôlé la mort face au géant Dave Bautista, éviter in extremis le désastre en défroissant son costume l’air de rien, provoquer la chute d’un hélicoptère avec une simple balle de 9mm… Des fétiches, bien sûr, mais qui flattent moins l’ego du fan-boy qu’ils invitent à réinjecter le fun de la franchise dans un cadre plus réaliste, aboutissant de ce fait à une synthèse rêvée. A côté de ça, le choix d’un Christoph Waltz subtilement cabotin pour incarner Blofeld (ici revisité en demi-frère criminel de Bond) fait surtout office de contrepoint : ses remarques et ses piques sont toujours à double sens, invitant 007 à percer ce qui semble relever de l’ironie ou de l’écran de fumée. Cruel dans ses meilleurs moments (dont une scène de torture qui prouve qu’un Bond ligoté à une chaise doit en baver des ronds de chapeaux !), ce méchant joue aussi avec nous : le fait de l’entendre confier à Léa Seydoux avoir rendu visite à son père lorsqu’elle était enfant fera esquisser un grand sourire à tous ceux qui se souviennent de la géniale ouverture d’Inglourious Basterds. Sépulcral en diable, Spectre devait sûrement être pour Sam Mendes le Bond ultime, à la fois conclusion et synthèse. Il l’est dans l’effet, mais pas dans les faits, faute d’une mise en scène qui n’atteint pas la perfection cristalline de celle de Skyfall. A défaut du Bond ultime, il faudra se contenter de son spectre. Mais il est si envoûtant en l’état qu’on le porte très haut, sans peur aucune.
MOURIR PEUT ATTENDRE
Cary Joji Fukunaga
Etats-Unis/Royaume-Uni – 2020 – 2h43
Une longue analyse s’imposait pour clôturer à la fois le cycle Daniel Craig et le cycle Bond tout entier. D’autant que, pour le coup, cette conclusion offre enfin à la saga la transcendance qui lui manquait. C’est à lire ici.