Il Était Une Fois (bis) Dans L’Ouest (1ère Partie)

Sergio Leone a inventé un cinéma de peu de mots et de grandes ouvertures visuelles, dont l’une des œuvres maîtresses est Il était une Fois dans l’Ouest. Si le film est produit par la Paramount, il n’est toujours pas celui qui propulse Sergio Leone sur le devant de la scène aux Etats-Unis, où il connaît un relatif échec (pour des raisons sur lesquelles quelques déclarations ci-dessous peuvent aider à mettre le doigt). En France, à l’inverse, il fait toujours partie à ce jour des 10 plus grands succès au box-office national. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à reconnaître la grandeur d’une œuvre qui, en voulant livrer une sorte de sommet du genre dans lequel elle officie dépasse celui-ci pour évoquer les fondements de l’Amérique. Cette première partie de notre making-of propose de revenir sur les racines du projet, le travail de ses scénaristes amenés à devenir des cinéastes d’importance, le casting exceptionnel ainsi que les références dont l’œuvre est truffée… paraît-il à l’insu de son réalisateur !

UNE IDEE DE L’AMERIQUE, UNE IDEE DE FILM

Sergio Leone (photo ci-contre) : « [Ma fascination pour l’Amérique] me vient de la grandeur de l’Amérique… Mais moi je dis toujours que plus vous connaissez l’Amérique, plus vous l’aimez, et que plus vous l’aimez, plus vous êtes à des années-lumière d’elle. L’Amérique, c’est ça justement : cette contradiction. Mary Poppins et Luther King, l’homme sur la lune et les choses les plus naïves du monde… Et puis dans l’Amérique, il y a le monde entier : il y a l’Italie, il y a l’Allemagne, il y a l’Angleterre… Ça offre beaucoup de possibilités. Et vous pouvez traiter certains personnages et certains thèmes d’une façon bien à vous. C’est ce que je fais. Je conte des fables : c’est un excellent moyen pour s’approcher au plus près de la vérité. Moi je dis toujours qu’à travers les fables, on a la possibilité d’être parfois plus près de la vérité que dans une chronique. »

Avant de pouvoir s’attaquer à ce qui était le film de sa vie et s’avèrera être son dernier, Leone découvrira les lois des studios américains – en l’occurrence de la Paramount : « [En 1967,] j’avais terminé mon triptyque sur le western et je ne voulais plus faire de western. Mais, comme je dis toujours, on pardonne plus facilement les échecs que les succès. Et lorsque je suis arrivé en Amérique avec l’idée de faire Il était une fois en Amérique (1984), on m’a dit : « C’est un projet trop important. Faites-nous avant un autre western et on aura ensuite la possibilité de faire ce que vous voulez. » Je me suis dit: « Bon, eh bien, je vais faire un autre triptyque. Celui-là sera consacré à l’Amérique ». C’est comme ça que sont nés Il était une fois dans l’Ouest (1968) puis Il était une fois la Révolution (1971). »

Il était une Fois dans l’Ouest ne saurait donc être considéré comme un passage obligé de l’œuvre de Leone, mais bien comme un opus de transition et donc un premier grand film sur l’Amérique. Tandis que la Trilogie du Dollar avait intégralement été tournée en Europe, majoritairement en Espagne ainsi qu’au Mexique et dans les studios Cinecittà de Rome, Leone tourne enfin, ne serait-ce qu’en partie, aux Etats-Unis. Sir Christopher Frayling, auteur de « Something to do with Death », considéré comme l’autobiographie définitive de Leone, évoque l’Amérique comme un rêve d’enfance du cinéaste. « On le comprend, c’était bien mieux que l’Italie de Mussolini ! ». Selon Frayling, ce film serait même le premier de tous les westerns italiens à avoir été tourné aux Etats-Unis.


Tournage à Monument Valley

Leone est ambitieux. Quitte à y tourner, il veut l’Ouest, le vrai. Il explique ainsi les motivations qu’il a trouvées à l’époque pour se lancer dans un nouveau western dont il voulait qu’il dépasse les précédents, notamment sur le plan du réalisme : « Les Américains ont toujours peint l’Ouest en des termes extrêmement romantiques – un cheval qui répond au sifflement de son maître, etc. Ils n’ont jamais traité l’Ouest sérieusement, tout comme nous autres Italiens n’avons jamais traité la Rome antique sérieusement… Peut-être que le débat le plus sérieux sur le sujet nous a été offert par Kubrick avec Spartacus (1960) : les autres films n’ont toujours été que des fables en carton. C’était donc cette superficialité du traitement de l’Ouest qui m’intéressait. »
Selon son biographe, Leone recherchait un écho au rêve qu’Hollywood a pu vendre de l’Ouest américain. En fait, il en cherchait précisément le contrepied réaliste et crasseux.
Christopher Frayling : « Il aimait les westerns furieux, avec des tas de chevaux au galop et des successions de duels au pistolet. Les productions du genre des années 1950 ne lui convenaient pas en ce sens. Il a en quelque sorte réoffert à l’Amérique les fondements de sa mythologie westernienne. »
On comprend dès lors que Leone fut un admirateur bienveillant de Sam Peckinpah. Frayling raconte que Leone aurait même envisagé de confier à ce dernier la réalisation d’Il était une Fois la Révolution qu’il se serait contenté de produire. Réciproquement, Peckinpah a dit un jour qu’il n’aurait jamais réalisé La Horde sauvage (1969) si Leone n’avait pas créé, avec sa Trilogie du Dollar, les conditions artistiques et économiques qui le lui ont permis.

Réaliser un film sur l’Amérique moderne et ses origines induit aussi fatalement un positionnement par rapport à l’un des grands peintres de son histoire et artisans cinématographiques de ses mythes, et ce d’autant plus que celui-ci est aussi LE réalisateur de westerns que l’histoire du cinéma a retenu.
Sergio Leone : « Pour les dix ans de la mort de Ford, j’ai écrit un papier pour dire tout ce que je pense de lui. Et j’ai écrit que la différence entre nous tenait à son optimisme et à mon pessimisme. Quand un héros de Ford ouvre la fenêtre, il regarde toujours un futur formidable, un splendide horizon… Quand un des miens ouvre la fenêtre, on a seulement peur qu’il reçoive une balle entre les deux yeux ! Cette différence est normale. Lui, c’est un Irlandais à qui, à 19 ans, on a ouvert les portes du paradis à Hollywood. Il a commencé à faire des films, il a eu tout ce qu’il voulait de l’Amérique, ce pays où règne l’optimisme. Nous, avec notre passé derrière nous, avec notre guerre et tout ça, c’est différent… C’est même l’inverse. Mais je crois que Ford est devenu un peu comme moi. Dans L’homme qui tua Liberty Valance, un de ses derniers films, il s’approche du pessimisme total. A la fin de sa vie, il a compris que le monde, ce n’était pas Walt Disney. »

Les rapports de Leone à la violence, sa vision du mythe et du « destin » de l’Amérique sont manifestement différents de ceux de Ford. Leone a tendance à rattacher cela, parfois de manière cinglante, à leurs origines européennes bien différentes : « En tant que Romains, nous autres Italiens avons un sens aigu de la fragilité des empires. Il nous suffit de regarder autour de nous. J’admire beaucoup ce grand optimiste qu’est John Ford. Sa naïveté lui a permis de réaliser « Cendrillon » – je veux dire L’Homme tranquille (1952). Mais en tant qu’Italiens, nous voyons les choses différemment. C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mes films. Les grandes plaines – elles sont très belles mais, quand la tempête arrive, les hommes devraient-ils plonger la tête comme des autruches dans le sable du désert ? Je pense que les gens aiment être traités comme des adultes de temps en temps. Sous prétexte qu’il porte un sombrero et monte à cheval, un homme n’est pas forcément un imbécile… Ford, en bon Irlandais, a toujours vu le problème d’un point de vue chrétien. Ses personnages sont toujours tournés vers un avenir plein de belles promesses. Tandis que moi, je vois l’histoire de l’Ouest comme celle du règne de la violence par la violence. »


L’arrivée de Jill McBain à la gare de Flagstone

La volonté de Leone de peindre l’Ouest avec un degré d’authenticité supérieur à celui des films de Ford transparaît selon Christopher Frayling dès la troisième scène du film, celle de l’arrivée de Jill McBain en gare de Flagstone. Le « front » de l’Ouest y est représenté dans toute son agitation et les archétypes n’y tiennent pas forcément le rôle que leur attribuaient souvent les westerns hollywoodiens classiques. Ainsi aperçoit-on par exemple des Indiens descendre du train. Très peu mis en scène dans les westerns italiens, ceux-ci se fondent ici dans une population ultra-diversifiée qui s’entasse au Far West. Sur les quais de fortune de la gare : des bouteilles, des paniers, des tonneaux, du matériel, du bétail, des gens qui rendent visite à des parents, un soldat de l’armée américaine… Vers la fin du film, on apercevra des ouvriers du chemin de fer asiatiques. Au-delà du genre western, c’est bien une épopée américaine que Leone entreprend de mettre en scène. La confirmation ultime en est donnée dans la même scène.
Christopher Frayling : « Le plan le plus audacieux que Leone ait réalisé jusqu’alors suit Claudia Cardinale qui marche sur le quai. Tandis qu’elle demande quelque chose d’inaudible au chef de gare, la fenêtre du bureau du chef de gare est en forme de boîte, comme l’image. Une image dans l’image. C’est le même plan, il n’y a pas eu de coupure. Fin du travelling. La caméra monte désormais sur une grue, la musique monte en crescendo, le rythme de la grue suit parfaitement celui de la composition de Morricone et la voix de soprano d’Edda Del’Orso s’élève au-dessus du toit pour que l’on voie la ville en pleine construction. Un mélange de constructions en briques, en bois, et de tentes. Cette ville de l’Ouest n’est pas achevée. Un omnibus, détail inhabituel, passe et annonce la ville du futur. La construction de cette ville entière a coûté 250 000 dollars, soit plus que le premier western de Leone, Pour une Poignée de Dollars ! Le boguet quitte la ville et s’enfonce dans le désert espagnol. Et là, ce n’est plus le même désert espagnol, soudain, c’est la frontière entre l’Arizona et l’Utah ! (…) Il était très difficile de mêler les plans espagnols à ceux tournés à Monument Valley. Ils ont pris de la poussière rouge de Monument Valley et l’ont dispersée en Espagne, où les tons étaient jaune et olive. »

DES SCENARISTES DE RENOM

Avant d’aller plus avant dans l’évocation de ce que le film raconte de l’Amérique et ce qu’il puise dans ses mythes déjà existants – notamment ceux de Ford donc -, revenons sur sa genèse. Le premier des deux jeunes coscénaristes du film à avoir connu Leone est alors un jeune critique qui adorait les films de Leone… et qui était bien l’un des seuls en Italie à l’époque !
Dario Argento : « Les critiques italiens n’aimaient pas Leone. Ils n’ont commencé à le comprendre que bien plus tard, au moment de son dernier film, mais c’était trop tard. Dans d’autres pays, on a saisi le génie de Leone. Les Français l’ont saisi, mais les Italiens pensent de toute manière que les Français sont fous ! J’étais une petite voix, mais il m’a entendu et nous nous sommes pas mal écrit. En 1967, j’écrivais pour Paesa Sera, un journal situé très à gauche. Leone me dit alors qu’il me veut pour écrire son film. C’était incroyable. A l’époque, je n’avais encore jamais écrit de scénario, mais Leone était très intelligent et toujours prêt à tenter de nouvelles choses. Il voulait ajouter à son travail un esprit jeune, ce que j’ai d’ailleurs fait moi aussi pour mon premier film, L’Oiseau au Plumage de Cristal (1971), en faisant appel à Vittorio Storaro. ».

Lorsqu’il rencontre Sergio Leone, le cinéaste italien Bernardo Bertolucci ne faisait rien depuis des années, coincé par l’impossibilité de financer quoi que ce soit après Prima della Rivoluzione (1964).
Christopher Frayling : « Noël 1966. Au Supercinema, à Roma, où ils passaient Le Bon, la Brute et le Truand, Leone était dans la cabine de projection avec Argento. Leone aimait qu’on l’aime. Ils discutaient, puis Bertolucci est entré. »
Bernardo Bertolucci rapporte lui-même, certainement avec la fantaisie qui est la sienne, son tout premier échange avec Leone, qui aurait commencé par lui demander simplement :
« « _Vous êtes venu voir la première projection ?
_J’attends vos films avec impatience, j’aime être un des premiers à les voir.
_Pourquoi ? »
On aurait dit un interrogatoire, j’avais l’impression d’être au poste de police. J’étais un peu énervé. Je sentais qu’il attendait que je le complimente. J’ai répondu :
« _En ce moment, en Italie, vous êtes l’un des cinéastes les plus intéressants, sinon le plus intéressant.
_Pourquoi ? »
J’avais envie de partir, mais j’ai dit :
« Vous me demandez pourquoi ? Eh bien, dans les westerns que l’on voit habituellement, les chevaux sont filmés de profil. Il y a des vues de profil très belles, mais c’est banal. J’aime votre façon de filmer les culs des chevaux. Ford faisait ça lui aussi. On voit l’animal dans son ensemble. On sent toute sa force. »
Il avait l’air extrêmement intéressé. Il m’a regardé, il y a eu un long silence, un peu comme dans les gros plans de ses films. Et puis, il m’a dit :
« Vous écrirez mon prochain film. »
»


« Le cul des chevaux » (Bertolucci)

Bertolucci raconte qu’il était lui-même un grand fan de westerns américains : « Mon père était critique pour un journal appelé La Gazzetta di Parma. Nous vivions à la campagne et il m’emmenait souvent en ville pour voir le film dont il allait faire la critique. Je me nourrissais de westerns, et quand je revenais à la maison après les films, il y avait plein de gosses, ils venaient tous jouer chez nous et je me souviens que je leur racontais l’histoire du western que j’avais vu. Bien sûr, je me réservais le rôle de John Wayne. »

C’est lui, notamment, qui aurait donné une idée décisive à Leone : « Il voulait faire de nouveau un film centré sur un homme, comme sa Trilogie du Dollar. Alors, chaque jour, j’essayais de lui vendre mon idée : « Il est temps, cher Sergio. Un nouveau défi se présente. Il faut un personnage féminin dans ton film. » Au début, il y était très opposé. Puis un jour, il m’a dit : « Je crois que tu as raison. Cette fois-ci, il y aura une femme. »(…) Il m’a dit : « L’idée, c’est que cette femme arrive par le train. Le train s’arrête. La caméra est placée très bas. On voit une robe dépasser du wagon, flotter dans le vent. Tout s’assombrit. C’est une femme, et je ne suis pas sûr qu’elle porte une culotte. » Voilà comment il a accepté de mettre une femme dans son film ! ». A noter que Claudia Cardinale, qui n’a jamais tourné nue, a bien sûr refusé qu’un tel plan soit tourné.
Sergio Leone lui-même explique cette faible présence des femmes dans ses westerns : « Très souvent, dans les westerns, les femmes ne sont qu’un appendice. Elles n’ont pas de raison d’être, sinon, de temps en temps, celle d’une promenade en chariot ! Dans le film avec Lancaster, Règlements de comptes à O.K. Corral [de John Sturges, 1957, NdlR], si vous coupiez toutes les scènes avec Rhonda Fleming, le film irait plus vite et serait plus beau. Moi, je préfère ne pas mettre de femme plutôt que d’en mettre sans raison. S’il y en a une dans Il était une fois dans l’Ouest, c’est que tout tourne autour d’elle, qu’elle est le moteur du film… Mais en général mes héros sont tellement préoccupés par leur propre survie qu’ils n’ont pas le temps de s’arrêter aux femmes ! »
Christopher Frayling : « Dans la Trilogie du Dollar, les femmes, c’est triste à dire, sont des madones ou des putains. C’est très méditerranéen. Dans le premier film, Marisol est une madone et son enfant s’appelle petit Jésus, au cas où l’on ne saisisse pas la chose par nous-même ! Dans les autres, ce sont des putains qui vivent dans des villages étranges. Ce nouveau rôle de femme devint alors capital. (…) Ce qui est remarquable concernant le personnage de Jill et qui est rare pour une femme de western américain, c’est qu’elle est à la fois la putain et la mère. Elle peut avoir un passé louche, elle a une présence très sexuelle. En général, la sexualité et la maternité sont séparées en deux personnages. »


La Femme

Cette idée-clé d’une femme comme personnage central sert alors de base à la rédaction du scénario.
Dario Argento : « J’ai commencé à travailler à la maison, avec Bernardo Bertolucci. J’écrivais seul, puis Bernardo écrivait de son côté, et enfin nous mettions en commun. Une fois par semaine, Sergio venait pour voir où nous en étions et donner son opinion. Il avait un don pour donner naissance à des idées. Il m’a fait réaliser à quel point le réalisateur devrait toujours être impliqué d’une manière ou d’une autre dans l’écriture du scénario. Sergio discutait, il n’écrivait pas. Il décrivait les choses de manière très techniques : d’abord ce plan, puis la caméra monte, et ainsi de suite. Le cinéma, ce ne sont pas deux personnes qui parlent – ça, c’est le théâtre. Le cinéma, c’est la caméra. Sergio jugeait un script en deux minutes : il le parcourait et s’il y voyait beaucoup de dialogues, ça n’était pas bon ; s’il y avait beaucoup de descriptions, alors ça l’intéressait. »

Un premier jet du scénario est donc coécrit par Bertolucci et Argento, mais retravaillé par la suite de manière significative par Leone avec la collaboration de Sergio Donati, qui avait déjà coécrit Et pour quelques Dollars de plus (1965) et qui en fera de même pour le scénario d’Il était une Fois la Révolution (1971). Leone, s’il laisse donc d’autres bâtir les fondements de son histoire, est crédité comme coscénariste à l’arrivée, influençant largement l’avancée du texte.
Le critique et historien du cinéma Trevor Willsmer donne des précisions sur ces deux temps d’écriture du scénario : « L’approche de Bertolucci et Argento lui paraissant par trop « intellectuelle », Leone fait appel à Sergio Donati qui, bien que son nom n’apparaisse pas au générique, avait réécrit une bonne partie du scénario du Bon, la Brute et le Truand. Donati excellait dans l’art d’instiller ses idéaux politiques dans un cadre commercial propre à séduire aussi bien le grand public que Leone lui-même. Il savait incorporer son point de vue sur un capitalisme agressif dévorant l’âme des pionniers au récit mythologique de Leone, contant une « race ancienne » – les hommes – menacée d’extinction par un monde créé par eux et où ils n’avaient pas leur place. » On regrette de ne pas savoir précisément quels éléments du scénario final viennent de ce côté « intellectuel » d’Argento et Bertolucci. En revanche, le contenu politique de l’histoire, apparemment amené par Donati plus que par les autres, est manifeste – on y revient en particulier dans notre dernière partie.

JOUER SUR LES CONTRE-EMPLOIS


Charles Bronson sur le tournage

Une anecdote bien connue sur le casting du film concerne la scène d’ouverture. Celle-ci devait constituer une forme d’adieu à la Trilogie du Dollar, les acteurs du Bon, la Brute et le Truand devant incarner les hommes qui attendaient Harmonica à la gare. Mais si Lee Van Cleef et Eli Wallach ont accepté, Eastwood n’a pas pu… ou pas voulu. S’il fut dit qu’Eastwood était pris par un tournage, il semble aujourd’hui clair que l’acteur était non seulement en quête d’autre chose que du western dans sa carrière et que, de plus, il n’aurait jamais accepté revenir à un si petit rôle après avoir atteint chez Leone les sommets que l’on connaît et qui semblaient pouvoir lui ouvrir enfin les portes des grands studios hollywoodiens (rappelons néanmoins que le succès de la Trilogie du Dollar fut avant tout européen, assez peu américain). Dans quelques interviews, Eastwood déclare que Leone lui avait proposé, tout d’abord, le rôle d’Harmonica. Le cinéaste aurait pensé, pour le même rôle, à James Coburn, qu’il fera tourner dans son film suivant. Toujours est-il que la prestation de Charles Bronson est des plus mémorables. Peut-être parce que l’acteur lui-même était déjà une personnalité fascinante.
Claudia Cardinale : « Il était toujours à part sur le tournage, toujours à jouer avec une petite balle. Il ne parlait à personne. Il était très mystérieux. »


Henry Fonda raconte pourquoi Leone l’a choisi

Dans l’interview ci-dessus, Henry Fonda revient sur les raisons pour lesquelles Leone lui a proposé le rôle de Frank. Elles tiennent principalement à une envie de jouer sur le contre-emploi et sur les réactions du public. Tandis que le visage un peu dur de l’acteur a évoqué tout au long de sa carrière une certaine droiture et ses yeux bleus une forme d’innocence, Leone en fait les attributs physiques d’une perversion profonde de son personnage. Un article publié dans Positif en mars 1983 (n°265) évoquait « Henry Fonda ou l’Amérique des certitudes ».
Michel Cieutat : « Pour un acteur passionné par son métier, la tentation de prendre le contre-pied de son image était grande. Pour une star entrée dans la mythologie américaine, se plier à l’air du temps qui voulait que l’Américain des années 1966-1976 redevînt un « Ugly American » à cause de la remise en question de l’ »American Way of Life » par les jeunes, par la guerre au Vietnam, puis du Watergate, de l’incompétence de Gerald Ford, cela allait de soi. Que Bronson, Eastwood (première manière) ou Lee Marvin le fissent, le public l’acceptait, car ils avaient la « gueule de l’emploi ». Mais pas Fonda. L’idée maîtresse de Sergio Leone de faire s’approcher Fonda vers la caméra une fois seulement après qu’il eut massacré une famille entière dont un enfant de huit ans, n’a jamais été acceptée aux USA et le film y fut un échec retentissant. Le Fonda de l’Amérique de la mauvaise conscience n’a eu de valeur que sociologique outre-Atlantique. Un ébranlement de plus du rêve américain. »


Christopher Frayling évoque lui aussi cette première apparition décisive de Fonda dans le film : « Il était impossible de croire que l’auteur de cette tuerie, qui a ce sourire sinistre et ces beaux yeux bleus, soit le même qui a joué le jeune Mr. Lincoln [dans Vers sa Destinée de John Ford, 1939, NdlR] et Wyatt Earp [dans La Poursuite infernale de Ford, 1946, NdlR], et a comparé le rôle de Lincoln à celui de Jésus. Ces yeux sourient en voyant cet enfant. C’est un moment extrêmement dérangeant. L’image traditionnelle de Fonda se désagrège, cet homme est psychotique ! C’est tout l’intérêt de ce casting. A la télévision américaine, ce moment de la mise à mort était toujours coupé, on passait à la publicité et le film reprenait directement sur le sifflement du train qui amène Jill McBain en gare. C’était trop ambigu. On ne pouvait croire que le bon Henry Fonda était l’auteur de cette horreur. »

D’autres contre-emplois sont, dans une moindre mesure, ceux de Jason Robards et de Gabriele Ferzetti. Le premier, un acteur élevé dans une famille de gens de théâtre, habitué de Shakespeare, incarne ici Cheyenne, un truand rustre. Pour autant, Cheyenne a indéniablement quelque chose du bandit « romantique », protecteur des femmes et sensible aux codes de l’honneur, qui ira mourir loin du regard de Jill à la toute fin du film.
Christopher Frayling : « Le personnage de Cheyenne devait à l’origine être un bandit mexicain. Certaines versions du scénario suggèrent que son nom de famille est Ramirez, ou un autre nom mexicain. Il y a même un dialogue qui suggère qu’il aurait dû parler avec un accent mexicain prononcé, ce dans quoi Jason Robards a certainement décidé de ne pas se lancer. Son personnage est à rapprocher de Tuco, Eli Wallach, dans Le Bon, la Brute et le Truand et de Juan, le personnage joué par Rob Steiger, dans le film suivant de Leone, Il était une Fois la Révolution. Ce sont tous des rôles qui ont une sorte de naïveté juvénile même si ce sont des criminels prêts à tout. Ils ne semblent pas être aussi infâmes que des personnages comme Frank ou le tueur joué par Lee Van Cleef dans l’opus précédent. »
Quant à Gabriele Ferzetti, il était alors un peu le Laurence Olivier italien, incarnation de l’élégance et de la droiture d’esprit. Leone lui fait jouer Morton, le propriétaire des chemins de fer prêt à tout pour rejoindre l’Océan Pacifique, dont la gangrène en phase terminale reflète à l’extérieur cette ambition qui le dévore à l’intérieur.


Claudia Cardinale dirigée par Sergio Leone

Pour le rôle féminin dont nous avons dit toute l’importance plus haut, Claudia Cardinale était un choix qui contentait autant Leone que la Paramount, l’actrice italienne ayant déjà percé aux Etats-Unis avec La Panthère rose de Blake Edwards (1963) et Les Professionnels de Richard Brooks (1966).
Claudia Cardinale : « Je connaissais Sergio. Nous étions très bons amis. Quand il m’a dit de venir discuter du film, il n’avait pas de scénario. Il m’a expliqué le film, comme ça, chez lui. »
L’actrice se remémore son premier jour de tournage : « Nous avons commencé par une scène d’amour à Cinecittà. C’est la première scène d’amour d’Henry Fonda et toute la presse était là pour cette scène, venue du monde entier : Angleterre, Amérique, Italie, France. Et l’épouse d’Henry Fonda était assise à côté de la caméra. C’était vraiment terrible ! Sergio m’a dit : « Tu dois enlever… », ce que j’ai refusé de faire. Je ne l’ai jamais fait. Mais je trouve la scène très sexy. La scène d’amour est très belle. Cette tension a peut-être été utile. »

Elle évoque également les méthodes de travails de Leone : « Quand je travaillais avec Fellini, il n’y avait pas de script, rien que de l’improvisation. Quand je jouais avec Marcello Mastroianni [dans 8 ½ de Federico Fellini, 1963, NdlR], il n’était même pas là ! C’est Fellini qui était avec moi. Et c’était toujours de l’improvisation. Rien à voir avec la méthode de Leone. Avec Sergio, il y avait un script et il fallait s’y tenir. Tout était très précis. Avec Luchino Visconti, c’était différent, comme du théâtre. En général, les techniciens n’étaient pas là. Nous lisions le script autour d’une table, comme au théâtre, et tout était très précis. Je devais être précise même pour prendre un verre de vin. Avec Leone aussi, le montage était essentiel, les gros plans, etc. C’était une autre façon de tourner. »

UN WESTERN SOUS INFLUENCE

Christopher Frayling : « Leone voulait retrouver la mythologie de son enfance, les grands paysages américains. Mais en même temps, il réprouvait l’idéologie américaine. Il la trouvait triomphaliste, chauvine et trop fière. C’est tout le paradoxe : il aime l’Amérique à mourir, mais cherche à la critiquer. Il voulait rendre hommage à tous les films westerns qu’il avait aimés, et en même temps leur faire dire quelque chose de radicalement opposé à ce qu’ils disaient habituellement de l’Amérique. »

Il était une Fois dans l’Ouest est une œuvre traversée par de multiples références, principalement à des classiques de son propre genre, le western. L’intrigue est, de l’aveu des scénaristes, inspirée de celle de Johnny Guitare de Nicholas Ray (1955), un film qui avait beaucoup marqué Bertolucci et dont il avait écrit une critique pour une revue italienne à l’époque. Mais seuls quelques éléments en ont été tirés : la présence d’un homme solitaire (Sterling Hayden), d’un bandit et de ses hommes ainsi que la défense des terres que possède un personnage central féminin (Joan Crawford). Le manque d’originalité de l’intrigue du film est de toute façon intentionnel : les scénaristes Argento et Bertolucci ne faisaient rien d’autre que combiner des éléments d’autres westerns connus pour accoucher du sommet du genre. Johnny Guitare n’est donc en rien à Il était une Fois dans l’Ouest ce que Yojimbo (1961) de Kurosawa était à Pour une Poignée de Dollars (1965).


Sergio Leone, Claudia Cardinale et Paolo Stoppa sur le tournage

Le premier temps au cours duquel le film s’est déjà dessiné comme une œuvre sous influence est donc celui de la première ébauche du scénario par Argento et Bertolucci.
Bernardo Bertolucci : « J’étais secrètement très content de trouver dans le film toutes les citations qu’à l’insu de Sergio, j’avais glissées dans l’adaptation. C’était extraordinaire, car j’étais marqué, comme beaucoup d’autres cinéastes de mon temps, par l’idéologie de la Nouvelle Vague française. Les références de nos films servaient à prouver notre amour du cinéma, et aussi à définir la nature de cet amour. Mais là, tout se compliquait. Voilà un grand réalisateur de cinéma commercial qui fait un superbe film… et il filme des références, des scènes identiques à des scènes d’autres films, et ce sans le savoir, sans être perverti comme nous, réalisateurs expérimentaux. J’espère que tout le monde a compris que l’innocence de Sergio est l’innocence des plus grands. Il n’était pas seulement innocent. Il avait une intelligence, un esprit extraordinaire, mais aussi un esprit enfantin. (…) Bien sûr, quand je lui ai dit avoir placé ici un passage de La Prisonnière du Désert de John Ford (1956), là un autre de Johnny Guitare, il l’a nié. Il a dit : « Je savais exactement ce que je faisais. » Je conserve mes doutes. »
Christopher Frayling : « Ils [Argento, Bertolucci et Leone] baignaient dans la culture du western. Ils faisaient quelque chose de commun aujourd’hui mais de très rare en 1967 : des films sur des films. Le philosophe français Jean Baudrillard a d’ailleurs qualifié Leone de premier réalisateur postmoderne. »
Dario Argento : « Bernardo et moi avons vu et étudié beaucoup de westerns en trois ou quatre mois. Ceux avec un personnage principal féminin, donc principalement Johnny Guitare, étaient importants. Mais nous ne travaillions pas sur un script, c’était plus un « traitement ». C’était très long, très libre, plein d’idées, de descriptions, de rêves et de fantaisies. »

Il s’avère que même sur le plan visuel, le film est très riche en clins d’œil ou en emprunts/hommages, ce qui remettrait en cause l’idée de Bertolucci selon laquelle Leone aurait été peu au fait du caractère très référentiel de son œuvre. Lui aussi le recherchait. Christopher Frayling recense ainsi de nombreux renvois à d’autres westerns dans ses interventions du commentaire audio de l’édition 2 DVD. En voici quelques-uns.

Dans l’ouverture, le plan sur le train qui passe sur la caméra serait emprunté au Cheval de Fer de John Ford (1924), les fusils à canons sciés au Rio Bravo d’Howard Hawks (1959), l’idée de trois hommes armés attendant un quatrième à la gare au Train sifflera trois Fois de Fred Zinnemann (1952) et, enfin, l’emploi de l’acteur noir Woody Strode une forme d’hommage à John Ford, chez lequel il avait joué dans Le Sergent noir (1960) ou L’Homme qui tua Liberty Valance (1962).

Dans la deuxième séquence, celle de l’assassinat de la famille McBain : le petit Timmy joue à chasser, comme le garçon au début de L’Homme des Vallées perdues de George Stevens (1953). Maureen, la fille McBain, met la table en fredonnant « Danny Boy » : un renvoi à La Vallée de la Peur de Raoul Walsh (1947), avec le même repas sur une nappe à carreaux, où une boîte à musique joue la même chanson, que tout le monde reprend en coeur, y compris Robert Mitchum et Teresa Wright. Lorsque les cigales s’arrêtent de chanter et qu’un brusque silence signale une menace, Leone fait sûrement référence à La Prisonnière du Désert de John Ford (1956), où le ranch apparaît au crépuscule, à Monument Valley, avec là aussi de brusques moments de silence.

Christopher Frayling, sur le trajet de Jill de la gare de Flugstone à la maison des McBain : « Leone devait filmer des scènes à Monument Valley. L’endroit où John Ford a si souvent tourné, de La Chevauchée fantastique (1939) aux Cheyennes (1964), avec les Mittens dans le grès rouge. Il fallait tourner là ! Le tournage espagnol s’est achevé par la scène d’ouverture, puis l’équipe s’est rendue à Monument Valley. Carlo Simi [directeur artistique du film, NdlR] raconte que, lors du repérage, Leone se rappelait de tous les endroits où Ford avait placé sa caméra. Il connaissait tout Monument Valley grâce aux films ! »


Harmonica, Cheyenne et ses homes entament la construction de Sweetwater, la ville imaginée par Brett McBain

« Voici également une autre référence explicite à John Ford : on apprend de McBain qu’il est donc un Irlandais qui a rêvé de construire cette ville au milieu de nulle part. Cheyenne pense qu’il va en tirer une fortune, et Harmonica réplique : « On ne vend pas le rêve d’une vie ». Cela résume le film, Leone fait le film dont il rêve depuis toujours. Il ne l’a jamais bien vendu, mais c’est son rêve. C’est la référence la plus explicite à Ford que Leone ait faite. C’est l’Ouest utopique de Ford qui, entre des mains plus cyniques, prend un sens très différent. »

« Le personnage de Morton, dont le nom même évoque la mort, est sans doute inspiré de deux autres personnages. Dans Duel au Soleil de King Vidor (1946), Lionel Barrymore joue le patriarche d’un ranch, un bâtisseur d’empire, bloqué dans une chaise roulante suite à un accident. Dans Le Souffle de la Violence de Rudolph Maté (1955), Edward G. Robinson possède un ranch mais marche avec des béquilles. A chaque fois, il y a un contraste entre la fragilité physique des hommes et le pouvoir théorique qu’ils ont. »

Images de l’arrivée d’une locomotive au niveau de Sweetwater, vers la fin du film : « Ces scènes s’appuient sur la pose des derniers rails dans Le Cheval de Fer de John Ford (1924) et des scènes similaires dans Pacific Express de Cecil B. DeMille (1939), La Conquête de l’Ouest d’Henry Hathaway (1962) et tous ces films sur l’épopée du chemin de fer. Des plans classiques tournés à la manière de Ford. »

Sources :
Commentaire audio de l’édition 2 DVD sortie en France
Le site de référence sur Sergio Leone (en anglais)
« Il était une Fois dans l’Ouest de Sergio Leone », court ouvrage sur le film par Philippe Ortoli, Les Editions de la Transparence, Coll. Cinéphilie, 2010, 114 pages
Interview de Christopher Frayling, auteur de « Something to do with Death », la biographie de référence de Sergio Leone (en anglais)
« La Montagne magique », une interview de Sergio Leone pour la sortie d’Il était une Fois en Amérique (1984), sur Premiere.fr
« Henry Fonda ou l’Amérique des certitudes », article de Michel Cieutat paru dans Positif (mars 1983, n°283)
« How the West was written : Dario Argento on working with Sergio Leone » (en anglais)
Livret de l’édition 2 DVD, par le critique et historien du cinéma Trevor Willsmer

Dans la seconde partie de notre making-of : de la musique, de la danse, des « femmes avec des couilles en béton » (non, ça n’est pas de nous) et même un peu de Kubrick !

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