« Les dinosaures ont vécu il y a soixante-cinq millions d’années. Ce qui reste d’eux est fossilisé dans la roche et c’est dans la roche que les vrais savants font de vraies découvertes. Ce que John Hammond et Ingen ont fait à Jurassic Park, c’est créer des monstres de parc d’attraction génétiquement fabriqués. Rien de plus et rien de moins. »
La représentation des dinosaures : l’influence de la science
Le docteur Alan Grant peut paraître aigri dans le premier acte de Jurassic Park 3. Cependant, sa tirade ne fait qu’alimenter le propos métatextuel entretenu par la série depuis ses débuts. La franchise initiée par Steven Spielberg a intégré à sa narration ses réflexions sur la technologie, l’art de la représentation et bien évidemment le rapport du public à celle-ci. Si ce discours est aussi fascinant, c’est parce qu’il touche un sujet qui a constamment enflammé les esprits : les dinosaures. À moins que vous ne soyez un créationniste, vous savez que l’homme et les dinosaures n’ont jamais cohabité ensemble. Pour autant, nous avons toujours été captivé par ce passé inconnu, ce « monde perdu » comme le nommera Arthur Conan Doyle. Derrière notre égo ou la volonté de devenir une espèce dominante, capable de modeler la planète à son image, il y a quelque chose qui nous attire vers ce temps dénué de notre présence et régi par des créatures si éloignées de nous. Bien avant que leur étude scientifique n’émerge au début du XIXème siècle, les restes de ces êtres à la fois puissants et primaires ont nourri nos mythes et légendes. Car le fait est là, malgré notre envie de savoir, nous resterons à jamais extérieur à ce monde et ne pouvons que le reconstituer. Ce qui implique en conséquence l’intrusion d’un point de vue et de ses potentielles erreurs.
Même lorsqu’il s’agit de traiter un animal non disparu, l’art se permet de s’écarter de la réalité. Il lui injecte un sens qui n’a pas forcément grand rapport à voir avec la place qu’il occupe dans la nature. C’est par exemple le cas du grand requin blanc avec Les Dents de la Mer. Aujourd’hui encore, les scientifiques déplorent l’image de prédateur mythologique que le film a imposé dans l’esprit des gens. Alors on imagine bien que concernant des animaux disparus depuis des millions d’années, l’illustration aura d’autant moins de justesse. Le fait est que même si elle se voulait la plus réaliste possible, elle resterait assujettie à l’avancement des études scientifiques. Conseiller sur Jurassic Park, le paléontologue Jack Horner avait vu une prévisualisation de la scène dans la cuisine : les vélociraptors y faisaient claquer leurs langues comme des lézards. Horner demanda à ce que cela soit retiré car selon ses recherches, les dinosaures n’avaient pas ce type d’attribut reptilien. Pour l’époque, le vélociraptor de Jurassic Park était donc la représentation la plus plausible de la créature. Il s’avèrera par la suite que le vélociraptor avait des plumes et une crête. Cette nouvelle découverte fut incluse dans le design à compter du troisième épisode, rendant ainsi obsolète la précédente incarnation. Une maigre incohérence cela dit dans l’univers Jurassic Park puisque les créatures sont précisément définies comme des animaux recréés et altérés. Ce qui nous amène justement à la limite de cette ambition de redonner vie aux dinosaures.
On peut accepter toutes les inexactitudes possibles à partir du moment où les histoires cherchent à confronter des individus avec les dinosaures. De facto, elles se reposent sur un principe ouvrant la porte à l’imaginaire (La Vallée de Gwangi est un des représentants édifiants du genre). La situation est différente lorsqu’il s’agit d’aborder les dinosaures avec un œil naturaliste. En 1984, le génie des effets spéciaux Phil Tippett conçoit Prehistoric Beast. Ce court-métrage sans paroles nous plonge au temps des dinosaures pendant une dizaine de minutes. On suit un monoclonius broutant paisiblement des plantes dans une forêt avant de subir l’attaque d’un tyrannosaure. En termes de confection, ce court est un bijou. Son visuel, son ambiance, la qualité de sa go-motion… Mais précisément, tout ceci ne demeure qu’une reconstitution. Ne pouvant filmer les vrais spécimens, il nous faut des moyens divergents et factices pour concrétiser ce monde. Que ce soit par l’animation, la stop-motion, les animatroniques ou les CGI, tout ceci engendre d’une manière ou d’une autre une stylisation nous éloignant de la réalité. Il est possible d’observer la faune contemporaine pour deviner comment les dinosaures pouvaient bouger, se comporter et communiquer. Sauf que rien n’atteste que ces choix soient corrects hors de leurs qualités artistiques. Ce qui est bien sûr paradoxal envers une œuvre se voulant en quelque sorte un aperçu sans filtre de l’ère des dinosaures.
Tippett aurait sûrement été confronté à la même problématique si Dinosaure, le projet de Paul Verhoeven, avait vu le jour. Dans la lignée de Prehistoric Beast et sur un scénario de Walon Green, il devait constituer un spectacle sans dialogue suivant la vie d’un dinosaure en ne se détournant aucunement des questions de violence et de sexe (on rappelle qu’on parle ici du Hollandais fou). Un projet abandonné ou plus exactement modifié pour aboutir en 2000 à un film d’animation inoffensif. Involontairement, l’œuvre démontre toute la difficulté à donner corps à ces créatures. Elle leur octroie des traits plus humains avant d’incruster ces versions totalement bâtardes dans des décors réels pour faire un piètre remake de Le Petit Dinosaure et la Vallée des Merveilles. Outre sa trame, le film en emprunte d’ailleurs certaines techniques. Par ce désir d’élaborer un divertissement familial, les herbivores deviennent des créatures parlantes et leur aventure scande les valeurs du courage et de l’amitié. A contrario, les carnivores sont muets et répondent uniquement à des instincts bestiaux. Bref, on se situe quelque part entre le réel et la fantaisie, ce qui est probablement le lieu où le miracle de l’art remplit le mieux son rôle.
Au Temps des Reptiles, un western au pays des dinosaures dont le héros serait un samouraï
Le 7ème art n’est le seul à s’être intéressé aux dinosaures. C’est également le cas du 9ème comme par exemple avec le manga Gon de Masashi Tanaka précédemment édité par Casterman. On retrouve aujourd’hui l’éditeur derrière Au Temps des Reptiles qui inaugure son label Paperback dédié aux comics. « Les dinosaures de Ricardo Delgado ne sont pas les dinosaures de votre grand-père » dit l’écrivain Alan Dean Foster dans la préface. D’emblée, il met le doigt sur les préoccupations de représentation des dinosaures que nous avons évoquées et nous invite de la meilleure façon qui soit à approcher la passionnante itération offerte par Delgado. Par ses choix, ce dernier semble vouloir s’orienter vers l’option du documentaire qu’ont caressé en leur temps Green, Verhoeven et Tippett. Au Temps des Reptiles est donc une bande dessinée sans le moindre dialogue et va nous exposer l’existence de sauriens dans un marécage égyptien à l’ère du Crétacé, le tout en n’omettant aucun détail. Ces créatures se dévorent, « chient et baisent ». Chacun cherche à survivre dans ce monde grouillant de vie et par conséquent de danger. Les dessins de Delgado sont ainsi particulièrement riches et dégagent une énergie vivifiante, une énergie provenant évidemment des dinosaures auxquels par un découpage exemplaire, le dessinateur insuffle toute la puissance des mouvements (on entend même leurs cris s’échapper des cases). Mais cette puissance tient aussi au foisonnement du contexte. On peut déjà noter ici un détachement de la simple étude anthropologique avec un trait instaurant une symbiose entre les animaux et leurs environnements, ce que le découpage va renforcer en introduisant clairement le point de vue de son auteur sur les évènements.
De son propre aveu, Delgado nous raconte ici un western dont le héros est un samouraï. Idée saugrenue de par les protagonistes impliqués et qui l’est encore plus par rapport aux apparats de réalisme qu’il semble clamer. Cependant, le choix a quelque part du sens puisque l’époque de l’Ouest sauvage est ce qui se rapproche le plus pour l’homme moderne des composantes de l’ère des dinosaures. Un temps sans foi ni loi où l’on se déplaçait dans des paysages vierges et d’où le danger (naturel ou humain) pouvait surgir sans crier garde et où la cohabitation avec ses congénères dans les quelques lieux habitables pouvait être explosive. Certes, même pour nous, tout ceci est lointain mais le cinéma s’est bien chargé de nous en imprégner. Toutefois, Delgado pousse l’idée plus loin par la définition qu’il donne à son personnage principal. Il le fait en citant une œuvre pertinente dans le cadre de son projet artistique : Yojimbo d’Akira Kurosawa. Comme bon nombre d’entre nous, Delgado fut impressionné par ce long-métrage où un ronin – un samouraï sans maître – incarné par Toshiro Mifune débarque dans un village déchiré par une lutte entre deux clans. Il reprend cet argument en suivant ici un solitaire spinosaure qui tente de tracer son chemin alors que s’opposent deux races de dinosaures.
Que Delgado prenne ce film en référence n’a rien de la coquetterie de fanboy : Yojimbo est une œuvre à la croisée des chemins, imbibée d’influences diverses et elle-même influente. Elle est le produit d’un génie japonais fasciné par les westerns d’un génie américain (John Ford) et s’inspirant de nouvelles policières (La Moisson Rouge et La Clé de Verre de Dashiell Hammet) pour finir par influencer les westerns d’un génie italien (Sergio Leone). Yojimbo véhicule cette idée du point de vue, puisant dans le connu pour construire sa propre vision des choses. Inutile de dire que Delgado, également biberonné par Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell, y voit là la clé de voute parfaite pour soutenir son projet. En citant Yojimbo, il légitime son approche sensitive. Il revendique qu’il veut offrir une vision empreinte d’authenticité mais qui demeure finalement sa vision des dinosaures. Il injecte des émotions parfois très humaines à ses protagonistes (colère, orgueil et vengeance ne sont pas très loin dans quelques-unes des planches les plus marquantes) et l’exactitude du voyage peut être remise en cause. Mais en fin de compte, les émotions sensationnelles procurées par la lecture émergent dans toute leur splendeur. Ce qui, en dépit de notre effort de théorisation, reste le principal. C’est ce que nous rappelle une anecdote connue : en 1922, Arthur Conan Doyle présente un test des effets spéciaux conçus par Willis O’Brien pour l’adaptation du Monde Perdu, l’auteur se tait sur l’origine des images et certains spectateurs viennent à se dire qu’il s’agit de véritables animaux. Le besoin de croire l’emporte toujours.
SCENARIO : Ricardo Delgado
DESSIN : Ricardo Delgado
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comics
DATE DE PARUTION : 2 mai 2018
EDITEUR : PAPERBACK (label dédié aux comics des éditions Casterman)
Synopsis : Ils ont régné sur la terre, dans les eaux, et dans les airs durant des millions d’années. Depuis la découverte des premiers fossiles, ils ont enflammé notre imaginaire. Parmi ses fous de dinosaures, on compte Ricardo Delgado, artiste et storyboarder de génie. Grâce à l’inspiration cinématographique et à la passion méticuleuse d’un maître graphique, découvrez la sauvagerie, la cruauté, et la beauté des créatures qui ont peuplé l’Afrique à l’ère du crétacé. Sans dialogues, sans un mot, Ricardo Delgado raconte les dinosaures…