Fenêtres sur le cinéma du sud (11ème édition)

Barème :

0 : Rien à sauver
1 : Mauvais
2 : Passable
3 : Pas mal
4 : Bon
5 : Excellent
6 : Chef-d’oeuvre

FENÊTRES SUR LE CINEMA DU SUD (11e édition, du 5 au 10 avril 2011 à l’Institut Lumière de Lyon)

Mardi 5 avril – Soirée d’ouverture

Hommage au réalisateur tunisien Mustapha Hasnaoui, décédé en janvier 2011

En présence de Florence Strauss, réalisatrice et compagne du cinéaste

2 Quand la Femme chante (Egypte, 2004)

4 Le Caire, Mère et Fils (Egypte/France, 2000)

Drôle de parcours que celui du documentariste Mustapha Hasnoui, auquel rendent hommage différents intervenants. Tout tunisien qu’il est, aucun de ses quelque quarante films – tous inédits dans les salles françaises – ne traite d’un sujet tunisien. Manque d’intérêt ou panne d’inspiration ? Il a toujours su demeurer vague dans ses réponses à cette question qu’il ne juge en rien primordiale. Lui veut, dans ses films, partir de portraits singuliers pour toucher à l’universel. C’est ainsi qu’avec Quand la Femme chante (2004) et Le Caire, Mère et Fils (2000), projetés successivement en ouverture de cette onzième édition, il ouvre des fenêtres sur les causes d’une société qui n’est pas la sienne. Quand la Femme chante prétend évoquer la femme, son corps, la modernité et le pouvoir à travers les chansons et le parcours de deux divas, Mounira Al-Mahdeya et Oum Kalthoum. Mais le film, qui se résume presque uniquement à du montage d’images d’archives – et encore, pas toujours pertinent ni bien rythmé -, est trop dispersé et ne parvient presque jamais à donner une réelle force à son propos. Notre attention se remobilise tardivement, lorsque se dessine, entre ces deux chanteuses qui n’avaient pas froid aux yeux, une rivalité qui nous renverrait presque à l’Eve de Mankiewicz. Mounira Al-Mahdeya, dans l’unique interview qui sert tant bien que mal de colonne vertébrale au film, en vient à évoquer Oum Kalthoum – que le spectateur suit en parallèle – et l’on saisit enfin que la première, plus grande chanteuse égyptienne de l’entre-deux-guerres, fut détrônée par la seconde, insidieusement. Surtout, on retient la volonté de Hasnaoui d’élargir périodiquement le champ à toute l’histoire d’un pays. Ce qu’il parvient à achever avec nettement plus d’aisance et de pertinence dans Le Caire, Mère et Fils. On y suit un quinquagénaire dans son retour annuel au Caire, qu’il avait quitté dans les années 1970 pour aller faire des études aux Etats-Unis puis travailler en France. Il y retrouve sa mère, soixante-dix ans, veuve à la tête d’une exploitation agricole. Avec lui et avec nous, elle égrène les souvenirs, et ceux-ci retracent tout un pan d’une tumultueuse histoire nationale du point de vue d’une héritière qui s’est vue, au moment de la « révolution » de 1956, privée d’une partie de ses terres. Si le format télévisuel (52min) s’avère là encore contraignant, Hasnaoui parvient par moments à faire filtrer le souffle d’une fresque au travers de ses images simples, épurées. Celles d’une famille où les idéologies et les visions du monde s’entrechoquent jusque devant l’objectif de la caméra (mère et fils se disent parfois des choses très dures sans hausser le ton, comme s’ils avaient appris à dépasser le tumulte quasi constant dans lequel est plongée leur société), celles d’un pays entier traversé de mouvements contradictoires. En Egypte comme ailleurs, la transformation du paysage urbain vers plus de modernité cohabite avec la montée d’un fondamentalisme religieux que le réalisateur saisit sans dramatisation excessive, avec beaucoup d’acuité.

Mercredi 6 avril

2 The long Night de Hatem Ali (Syrie, 2009)

Un soir, trois prisonniers politiques sont libérés de prison mais un quatrième y reste. Pendant toute une nuit, une longue nuit, le film montre les détails de leur libération, leur retour à la vie normale et les réactions de leurs familles… Le métrage débute sous le signe d’une théâtralité sur laquelle Hatem Ali ne ment pas : l’un des prisonniers arpente l’écran, implorant que la foudre s’abatte sur les hommes, comme pour abréger les souffrances qu’ils s’infligent les uns aux autres. Plus tard, et à plusieurs reprises, on retrouvera ces cris de désespoir. Si la dureté de l’histoire mise en scène fait que ceux-ci ne surprennent pas vraiment, force est de constater que ce n’est pas cette radicalité – un peu forcée – qui sied le mieux au film. The long Night convainc bien plus lorsque son réalisateur saisit en très gros plan l’inquiétude dans le regard d’un homme qui, sortant de vingt ans de prison, découvre un monde tellement changé qu’il le brisera émotionnellement et physiquement ; ou lorsqu’il laisse s’installer une tension dans les silences qui envahissent successivement les foyers des différents enfants d’un prisonnier, à mesure que ceux-ci apprennent par téléphone sa libération dans la nuit. Dans les premiers regards que s’échangent les personnages après avoir appris la nouvelle, on lit ici le bonheur, là l’anxiété. Chez certains, cet évènement inattendu se fera le catalyseur de la renaissance d’une relation de couple qui battait de l’aile ; chez d’autres, le retour imminent du patriarche fait ressurgir de vieux conflits fraternels. Bien que les dialogues manquent de clarté, on devine que la fille est presque reniée par ses frères pour avoir épousé un homme qui servait le régime, là où le père était un dissident communiste. Il est regrettable que le cinéaste se disperse tant dans ses passages d’un foyer à l’autre plutôt que de jouer tout le long la carte de la montée de la tension au sein de la famille. Lorsque tous se réunissent à une heure bien avancée de la nuit pour attendre ce retour tant attendu du père, le film laisse entrevoir l’intensité qui aurait pu être la sienne, et fait penser aux 7 Jours (Israël, 2008) de Roni et Shlomi Elkabetz – où suite au décès d’un membre d’une grande famille, celle-ci se réunissait dans la maison du défunt pour suivre les sept jours de deuil traditionnel, avec leurs multiples interdits.

Jeudi 7 avril

4 Happy Birthday Mr. Mograbi ! d’Avi Mograbi (France/Israël, 1999)

« Beaucoup de goy ont fermé les yeux sur la Shoah. Maintenant, c’est nous qui fermons les yeux sur la réalité » dit l’un des intervenants du film, un cadre israélien qui s’insurge contre les festivités du cinquantenaire d’Israël. L’Etat juif a cinquante ans et la célébration nationale tombe précisément, en cette année 1998, le même jour que les quarante-deux ans d’Avi Mograbi, cinéaste israélien engagé, auteur notamment, en 2008, de Z32, ou le repentir face caméra d’un soldat de Tsahal ayant participé à une opération de représailles dans laquelle deux policiers palestiniens ont trouvé la mort. Happy Birthday Mr. Mograbi, nouveau documentaire à la première personne, s’ouvre d’une manière cocasse qui est souvent celle dont l’artiste s’empare de sujets sociétaux graves. Face caméra, avec moult mimiques volontairement exagérées, il entame le récit d’une dispute qu’il a eue récemment avec ses voisins. Une erreur du cadastre a fait que 10m2 de terrain en trop lui ont été alloués… et ont été pris sur le terrain sur lequel les voisins faisaient construire leur maison. Le récit de ce litige se poursuivra tout au long du film, par courts épisodes. Au fur et à mesure, sa portée métaphorique se dessine : la réaction des voisins « volés » fut démesurément agressive, au point que Mograbi, initialement prêt à restituer cette parcelle de terrain le plus simplement possible (contrairement à ce que lui ordonne de faire le responsable de la construction du quartier), soit finalement tenté de rentrer lui aussi dans un conflit juridique plus lourd, quitte à oublier qu’au départ, le fautif… c’est lui. Israël, dans la manière superficielle dont il fête le cinquantième anniversaire de sa création, nie la situation d’oppression du peuple palestinien, reclus dans des territoires toujours plus étroits, dans l’incapacité de voir les décombres de villages arabes – ce pour quoi un responsable d’une télévision de Ramallah fait appel à Mograbi, lui demandant de filmer pour les Palestiniens ces vestiges de leur passé. Les discours des politiques qui accompagnent ces festivités vont des célébrations convenues et grandiloquentes du sionisme (les discours galvanisants du Premier ministre Benyamin Netanyahou) aux aberrations diplomatiques (« Les relations israélo-palestiniennes ont quand même connu de bons moments » dit avec un manque évident de conviction un membre du gouvernement). Les habitants d’une ville prise sans aucun coup de feu aux Palestiniens en 1948 crient et même chantent leur déception que cela ne se soit pas fait « en bonne et due forme », avec des canons. Autre image choc : celle d’un groupe de gamins qui, à l’issu d’un spectacle de danse parrainé par le Premier ministre lui-même, chantent à s’en casser la voix des chants nationalistes exprimant une volonté de conquête infinie d’Israël… S’il arrive que Mograbi se perde dans des tentatives d’enjolivement formel, son film a le mérite de montrer ce que le cinéma israélien élude souvent : l’entre-deux-guerres et la manière dont les Israéliens le vivent. Le cinéaste affute d’autant plus son regard que ce qu’il regarde dénote un attentisme, une hypocrisie de ses concitoyens vis-à-vis de la situation israélo-palestinienne. La conclusion, qui perce enfin l’abcès qui gonflait progressivement pendant tout le métrage en montrant le pendant palestinien de cette célébration du cinquantenaire (pour les Palestiniens, c’est celui de la honte), est évidemment puissante.

 

2 Once again de Joud Said (Syrie, 2010)

« A cause de la guerre civile qui éclate au Liban, l’armée syrienne y entre en 1976 pour en sortir 30 ans plus tard ». C’est cette phrase qui ouvre le film, justifiant à elle seule le choix du jeune Syrien Joud Saïd d’évoquer dès son premier long-métrage les relations libano-syriennes, thème qu’il déclare d’ailleurs vouloir explorer encore davantage dans ses futures réalisations. En effet, beaucoup de jeunes gens comme lui, qu’ils soient Syriens ou Libanais, n’ont connu que le conflit – plus ou moins ouvert, plus ou moins violent – entre les deux Etats voisins. Once again apparaît par moments un peu vain ou convenu dans sa dénonciation d’une guerre décidée par les « grands » et dont les enfants gardent éternellement la trace. Pourtant, c’est avant tout dans les relations entre personnages des deux nationalités que réside la richesse thématique du film, et cela en fait une œuvre sensible au-delà de ses maladresses formelles (narration pas toujours claire, joliesse exagérée de l’image). Le protagoniste, Majd, est le fils d’un grand général de l’armée syrienne présente au Liban au début des années 1980. Tandis qu’elle venait rejoindre son mari, sa mère est tuée par un sniper qui visait normalement le père. Majd est donc élevé entre le couvent des sœurs et le campement militaire de son père au Liban, essentiellement par un officier ultra affectif, avant d’être adopté, à la mort de son père, par un autre général reconverti en homme d’affaires. Fasciné par les armes à feu, le tout jeune Majd en vient un jour à se blesser grièvement et reste pendant des années dans le coma. 2006 : Majd est responsable de la direction informatique d’une banque à Damas, et tombe amoureux de la nouvelle directrice, libanaise. Obsessionnel, il en vient à pirater les comptes bancaires de celle-ci puis carrément à espionner chacune de ses conversations avec sa famille, restée au Liban. Il réalise alors que Joyce est, comme lui, une enfant victime de la guerre. Les deux temps, 1980 et 2006, évoluent en parallèle de sorte que le titre trouve une explication tout à fait claire : une fois encore, c’est la guerre qui imposera à Majd une séparation douloureuse. Si la confrontation historique est trop souvent lourde (l’influence de la guerre sur l’enfant qu’il était a fait de Majd un fana de jeux vidéos ultra violents) et l’émotion pas assez présente dans chaque partie prise indépendamment de l’autre, les acteurs savent donner chair à de beaux face-à-face. L’acteur incarnant le père général, bloc de muscles dont on ne distingue presque jamais les émotions, est excellent. La forte tendance du film à lorgner vers le mélodrame nous fait nous interroger sur les réelles envies du cinéaste. Le cinéma moyen-oriental est-il condamné a être toujours imprégné des couleurs de la guerre ?

Vendredi 8 avril

4 Guerres secrètes du FLN en France de Malek Bensmail (France, 2010)
En présence de Gilles Meunier, historien

A priori, ce documentaire, diffusé sur France2 en septembre 2010 pour accompagner la sortie de Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, ne bénéficiera pas d’une sortie dans les salles obscures. De fait, son alternance dépouillée d’images d’archives parfois inédites et d’interviews d’acteurs de l’époque de la Guerre d’Algérie face caméra et sur fond noir contient pour ainsi dire une « dose de cinéma » nettement moins importante que d’autres opus de Malek Bensmail – le très beau La Chine est encore loin (2010) en premier lieu. Pour autant, c’est un document à découvrir pour qui s’intéresse au conflit de 1954-1962. Le documentariste d’origine algérienne y effectue un remarquable travail pédagogique, aidé par Gilles Meunier, venu échanger avec le public du festival, ainsi que par des historiens algériens. Les intervenants sont très bien choisis et parfois impressionnants, qu’il s’agisse du célèbre avocat Jacques Vergès (auquel Barbet Schroeder avait consacré un fascinant portrait en 2007 : L’Avocat de la Terreur) ou la fille même de Messali Hadj, homme politique algérien qui réclame en France l’indépendance algérienne dès 1927, fonde le Parti du peuple algérien (PPA), puis le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) qui devient le Mouvement national algérien (MNA). Celui-ci s’opposera au FLN dans une guerre fratricide pendant toute la Guerre d’Algérie. Mais sur la même période sanglante, on ne s’affronte pas seulement entre Algériens (MNA/FLN) et entre Algériens et Français sur le sol algérien, mais également entre Algériens et Français… en France. Et c’est cet aspect trop peu connu du conflit que le film s’attelle à montrer. Malek Bensmaïl n’intervient jamais, ne pose aucune question. Sa présence se manifeste simplement par le montage des images et par ces chiffres effrayants qu’il juge bon de nous rappeler : dans sa répression du mouvement indépendantiste, le gouvernement français de l’époque et la préfecture de police de Papon n’ont pas beaucoup cherché à distinguer membres fanatiques du FLN et travailleurs musulmans. La manifestation appelée par le FLN le 17 octobre 1961 notamment, avec comme mot d’ordre de ne porter aucune arme sur soi, s’est soldée par l’arrestation de plus de 11 000 manifestants dans la nuit : un terrible record en France. Jacques Vergès, membre du comité autoproclamé d’avocats du FLN entre 1958 et 1962, avant d’être suspendu de ses fonctions par le gouvernement, rappelle que la France, en niant le statut de « guerre » à ce qu’elle appelait « les évènements d’Algérie », s’est débrouillée pour contourner les accords de Genève et condamner à morts des membres du FLN. A l’issue de ce conflit sanglant, l’indépendance, accompagnée de larmes de joie mais aussi de douleur comme le rappellent plusieurs interviewés : le prix humain payé était évidemment trop élevé pour ce qui aurait dû être acquis légitimement. Une ex-membre du FLN, fière de son action, dit ne pas vouloir se prononcer, en revanche, sur l’histoire algérienne qui a suivi. Cette histoire peut-être plus terrible encore, Bensmail nous l’a aussi racontée, dans un admirable documentaire en deux parties : Algérie(s) (2002).

 

5 Chronique d’une Disparition d’Elia Suleiman (Palestine, 1996)
En présence de Marc-André Batigne, chef opérateur

Comment être un cinéaste palestinien aujourd’hui ? C’est un peu la question que se pose Elia Suleiman au cours de ses études de cinéma à New York, où il côtoie notamment Jim Jarmusch ou Spike Lee, et surtout lorsqu’il décide de revenir vivre en Israël, à Jérusalem, puis de tourner son premier long-métrage dans la capitale et dans la ville où il est né, Nazareth. Là, il filme tout en cherchant quoi filmer : le début de Chronique d’une Disparition, prix du meilleur premier film à Venise en 1996, est ainsi composé d’images pour ainsi dire documentaires puisqu’elles filment les parents et les proches de Suleiman dans leurs propres rôles. Le questionnement glisse visiblement, dans l’esprit du cinéaste et dans son film, vers une nouvelle question : qu’est-ce qu’être palestinien aujourd’hui ? Et plus précisément : qu’est-ce qu’être un « arabe israélien » aujourd’hui ?, puisque Nazareth est la plus grande ville arabe d’Israël – les territoires palestiniens occupés, Suleiman les filmera dans son film suivant, Intervention divine (2002). Dès son premier long, le cinéaste impose un style qui lui est propre, reposant sur un enchaînement de saynètes brèves et souvent cocasses décrivant un lieu et ses habitants, parfois séparées par des indications spatio-temporelles qui disent la répétition et la monotonie qui caractérisent le quotidien mis en scène (« Le jour suivant », « Le lendemain », « Le jour suivant », « Les jours passent… »). On voit le couple des vieux parents Suleiman, dans leur maison, occupés à lire le journal ou à préparer le repas, la mère discuter cuisine et commérages avec les voisines, le père chercher en vain à faire chanter un canari, le commerçant de la boutique de souvenirs remplir au robinet ses fioles « d’eau bénite », une bande de vieux copains qui pêchent en mer, une petite place véritable théâtre d’altercations en tout genre et de réconciliations. Dans le burlesque qui émane de cette description calme et posée (la caméra est presque toujours fixe) de « pépites » du quotidien, mais également dans le port hiératique de Suleiman lui-même, qui arpente l’écran çà et là, on retrouve un peu de Keaton et surtout de Tati. Pourtant, son fidèle chef op’ nous confie que Suleiman n’avait encore vu aucun film de Tati avant de débuter sa carrière ! Ces instantanés qui constituent la première partie du film, intitulée « Nazareth, journal intime » ont valeur métaphorique : sur la vie, mais également sur le cinéma. En effet, cette obstination à filmer les mêmes silhouettes et les mêmes lieux un certain nombre de fois dénote l’attente par le cinéaste que des « éléments de fiction » émerge de la torpeur du quotidien des Palestiniens. Il ne sera récompensé qu’une fois à Jérusalem, lorsqu’un fourgon de Tsahal débouche en trombe dans une rue déserte, freine violemment, laissant sortir des soldats qui s’alignent contre le mur et… urinent. Tandis qu’ils repartent déjà et que l’un d’entre eux, retardataire, doit courir pour rattraper le véhicule, il laisse tomber un talkie-walkie que Suleiman ramasse. Le voilà son début de fiction – et le début de la deuxième partie « Jérusalem, journal politique ». Si l’on se gardera de dévoiler ce qui suit, on peut célébrer au moins la qualité d’écriture du film qui tire de son apparence décousue une matière cinématographique puissante et suffisamment consistante pour pouvoir dresser un constat sur l’état actuel de la population palestinienne : méprisée par les Israéliens, elle se confronte à des barrières toujours présentes, même lorsque les deux peuples vivent dans une apparente confusion, comme à Jérusalem Est. Suleiman, de retour dans son pays après une dizaine d’années d’absence, ne peut que constater un manque (qui pourrait précipiter une disparition), existentiel autant que politique, chez les Palestiniens. Le vide qu’il semble peindre, il le remplit au moins d’hypothèses et de fragments qui constituent une réponse modeste mais sincère à la quête d’avenir d’un peuple. A cet égard, le plan d’ouverture, merveilleux, où du noir initial émergent peu à peu des formes mystérieuses jusqu’à ce que se révèle un visage de vieil homme endormi dans la pénombre, est hautement symbolique.

Samedi 9 avril

3 Nous étions communistes de Maher Abi Samra (Liban/France, 2010)
En présence de Maher Abi Samra

Quatre millions de Libanais, dix-huit confessions. Dans l’une des premières scènes de ce documentaire, présenté en compétition au festival « Cinéma du réel » au Centre Pompidou à Paris, quatre amis et anciens « camarades » se penchent sur une carte de Beyrouth. Posant une grande feuille de papier calque dessus, ils essayent de tracer les limites des zones d’influences politico-religieuses de la capitale. Bien vite, il se rend compte que la situation est trop complexe et les conflits locaux trop nombreux pour pouvoir faire figurer de telles limites de manière précise sur le plan. La démarcation qui, il y a quelques décennies seulement, séparait en gros une zone chrétienne (à dominante maronite) d’une zone musulmane est obsolète. Le documentariste Maher Abi Samra nous explique que le Beyrouth d’aujourd’hui est plein de tanks de l’armée libanaise ou de l’armée syrienne, postés à autant de lieux de tension particulière entre groupes. Au Liban, aucun consensus n’existe, que ce soit sur le passé ou sur l’avenir. Le documentaire Nous étions communistes est né du sentiment qu’avait le cinéaste, à son retour au Liban en 2006 après des années d’études de cinéma et de travail en France, de ne pas pouvoir trouver sa place dans une société encore changée, encore complexifiée par rapport à ce qu’il avait connu avant son départ, en 1992. Instinctivement, il a cherché un point de repère situé près de son appartement : le bureau local du Parti Communiste, dont il a été membre pendant des années. Lui vient alors l’idée de réunir ses trois principaux camarades de Résistance. La Résistance, au début des années 1980, lorsqu’ils adhèrent au Parti Communiste Libanais, c’est celle à l’oppression des Palestiniens par Israël, à l’entrée de Tsahal au Liban en 1982 et aux libanistes conservateurs chrétiens dans la guerre civile qui dure jusqu’au début des années 1990. A ses amis et à lui-même, il pose dans le fond une unique question : comment en est-on arrivé à une telle fragmentation de Beyrouth et de la société libanaise toute entière ? Les récits de chacun ont beau, parfois, n’être mis en scène que trop mollement (on les filme au volant de leurs voitures respectives, presque sans recourir à des images de l’époque), ils révèlent à quel point le Parti a été ballotté par les tournants successifs et rapidement enchaînés de l’histoire libanaise contemporaine. L’angle d’attaque est donc très bon pour évoquer dans (une partie de) sa complexité l’état politique et sociétal du Liban. Le parcours de l’un des protagonistes permet par exemple de souligner l’état de désarroi, de vulnérabilité dans lequel la chute d’une idéologie (le communisme, au début des années 1990) peut laisser un individu. L’adhésion à une nouvelle cause, même radicalement différente, est alors favorisée, et le personnage en question franchit presque le pas vers le Hezbollah, Parti de Dieu qui connaît son ascension pendant la guerre civile pour s’affirmer au début des années 1990 comme la nouvelle force de Résistance aux yeux de nombreux Libanais. Le désenchantement, le constat d’échec est pour le moins radical : là où les protagonistes aspiraient à une société non confessionnelle, égalitaire et solidaire de la cause palestinienne, ils ne peuvent que constater, désormais, le triomphe de la méfiance et du repli communautaire. Se questionner sur un passé que les individus se refusent bien souvent à évoquer est déjà un pas en avant…

4 Port of Memory de Kamal Aljafari (Palestine/Allemagne/France/Emirats Arabes Unis, 2009)
En présence de la productrice Marie-Pierre Macia

Il est curieux de découvrir les films de deux cinéastes palestiniens à un jour seulement d’intervalle et de constater que leurs plans d’ouverture respectifs reposent peu ou prou sur la même idée. Dans Chronique d’une Disparition d’Elia Suleiman, la caméra tournait lentement et dans une pénombre quasi-totale autour de ce qui se révélait être le visage d’un vieil homme assoupi. Dans Port of Memory de Kamal Aljafari, même mouvement d’appareil, mais autour d’une maison en état de décomposition quasi complète, que l’on est invité là encore à appréhender comme un objet étrange, ne sachant encore quel sens donner à son image. On le saura bien vite : ce film-là aussi est la chronique d’une disparition, lente, insidieuse : celle des habitants initiaux de Jaffa, cette commune majoritairement peuplée de Palestiniens (ou « d’Arabes israéliens » dit-on aujourd’hui) qui a fusionné il y a quelques années avec Tel-Aviv, plus grande métropole d’Israël. Aljafari, comme Suleiman, filme sa propre famille pour évoquer les problèmes d’une société entière. Son oncle, sa tante et la mère de celle-ci sont eux-mêmes touchés par la vague d’expropriations qui frappent depuis quelques années les habitants de Jaffa – et plus particulièrement du quartier de bord de mer Ajami. La cause, à peine masquée, en est la volonté de nombre d’Israéliens de venir s’y installer, mais avant ça de détruire l’ancien pour bâtir du nouveau. Dans le moment de loin le plus révoltant du film, une jeune Israélienne vient toquer à la porte de la maison du couple pour demander si celui-ci n’aimerait pas la lui vendre. Insistant malgré le refus de la tante, elle suggère même à celle-ci d’aller loger chez un éventuel parent. L’absence de tout complexe que dénote une telle attitude nous révolte, imparablement. Cette révolte justement, elle ne peut qu’être absente du film et du quartier qu’il dépeint, puisque l’ennemi expansionniste israélien auquel on aimerait se confronter n’est la plupart du temps présent que sporadiquement ou qu’à travers les chantiers qu’il initie sur le bord de mer. Tout juste un illuminé du coin pousse-t-il régulièrement des cris de détresse assourdissants tandis qu’il traverse le quartier sur sa Vespa. Mais la révolte couve, ravalée pour on ne sait combien de temps par les individus que filme le cinéaste, et le silence dans lequel baigne Port of Memory ne fait que renforcer cette tension. La peinture patiente d’un quotidien répétitif, l’absence de dramatisation de l’histoire de titre de propriété dans laquelle est empêtré le couple débouchent sur une chronique finalement assez puissante du retardement de l’inéluctable.

4 Le Temps qu’il reste d’Elia Suleiman (France/Israël/Royaume-Uni, 2009)
En présence de Marc-André Batigne, chef opérateur

Elia Suleiman est un cas à part entière : très éloigné de cette image d’auteur à messages que notre intelligentsia critique se plait à célébrer chez la plupart des cinéastes, le bonhomme est avant tout un artiste à part entière, à la fois détenteur d’un vrai regard sur la marche du monde et cinéaste conscient du pouvoir de la mise en scène. Déjà, avec Intervention divine, Suleiman se plaisait à stigmatiser l’absurdité du conflit israélo-palestinien, non pas avec la traditionnelle valise à messages contestataires, mais avec un sens du burlesque et de l’absurde que n’auraient pas renié Tati ou Keaton. Avec Le Temps qu’il reste, indéniablement son film le plus personnel, il parvient encore à progresser et nous offre une triple chronique. Traitant sur trois époques différentes de l’évolution du quotidien palestinien, le cinéaste y rajoute l’argument-massue, à savoir des éléments autobiographiques qui viennent renforcer la portée du propos. Alarmiste sans être insistant, pessimiste sans être défaitiste, déroutant sans être inaccessible, le film fait corps avec la posture mutique de son acteur-réalisateur : en se limitant à une succession de saynètes tour à tour drôles ou tristes, le film se branche sur un étrange rythme, entre la précipitation et l’immobilisme, où le sentiment de résignation face à l’injustice est sans cesse contrebalancé par une multitude de détails incongrus (voir le prologue, meilleure scène du film) ou de situations cocasses (grande séquence du tank). Avec son héros figé dans le mutisme absolu, contraint de rester témoin d’un monde qui vrille dans l’absurde, Le Temps qu’il reste est une pure œuvre auteuriste où la mise en scène, sans cesse travaillée par un souci du détail qui touche au faramineux, parvient à mettre à jour cette sorte de chaos absolu qui n’a désormais d’autre fonction que d’être contemplé, le rire étant de mèche avec la tristesse. Une façon pour lui de souligner l’absurde des situations tout en imposant le langage cinématographique comme arme de résistance à part entière. Plus virtuose, inventif et intelligent que jamais, Elia Suleiman signe ici son meilleur film. (critique signée par Guillaume Gas)

Dimanche 10 avril

1 Fin décembre de Moez Kamoun (Tunisie, 2010)
En présence de Moez Kamoun

Adam, jeune médecin désabusé, noie dans l’alcool le chagrin que lui a causé la perte d’un être cher (on ne saura jamais qui). Il décide de quitter Tunis et de se retirer dans un village reculé où la jeune Aïcha se morfond d’avoir été lâchée par son amoureux. Dépitée, elle s’est promise à Sofiane, émigré revenu au village, mais depuis l’arrivée d’Adam, elle le regrette amèrement. Dans le même village, on suit les déboires d’un chauffeur qui se rêve poète et qui cherche par ailleurs à enrayer le conservatisme qui se répand dans le village en montant, avec un adjoint municipal, un show de pom-pom girls à l’américaine ; et ceux de sa fille, qui voit la nouvelle épouse de son père le tromper avec un autre… Pourquoi donc multiplier ainsi les sous-intrigues au lieu de se focaliser sur une histoire d’amour pourtant pourvue, sur le papier, d’un certain potentiel ? Moez Kamoun, bien que « formé » chez plusieurs grands d’Hollywood (il fut l’assistant réalisateur de Minghella sur Le Patient anglais puis de George Lucas sur la deuxième trilogie Star Wars, rien que ça !), brasse de l’air à tous les niveaux. Tout est entamé, rien n’est achevé dans ce film dont même le titre ne se fonde sur rien. Si l’on peine à trouver aux deux intrigues secondaires une raison d’être tant – même en étant peu développées – elles agacent, le personnage d’Aïcha aurait clairement pu se rapprocher davantage d’une figure de « Carmen des montagnes tunisiennes » et porter ainsi le film avec un peu plus de passion. En effet, l’héroïne, incarnée par une très belle Hend El Fahem, sait avoir l’air sage lorsqu’on la présente à son promis (meilleure scène du film, entièrement silencieuse) mais se laisse également aller – si possible sans que personne du village ne la voit – à des histoires sans grand lendemain, « à l’occidentale » ou tout au moins « à la citadine ». « Ne touchez mot à personne de ce que vous avez vu près de la rivière. Vous qui êtes de la capitale, vous comprenez » dit-elle au jeune médecin après que celui-ci l’a aperçue roucouler avec son amoureux du moment… Le film aurait pu être une intéressante réflexion sur les mœurs maghrébines en proie autant à un recul qu’à une avancée. Dommage que les comédiens principaux soient certes beaux mais extrêmement lisses, ne parvenant à aucun moment à susciter une once d’émotion. Dommage, surtout, que le conservatisme arriéré (le mot est d’Aïcha) que le film prétend dénoncer ne soit pas bien éloigné, niveau mollesse, de la manière dont le « propos » est porté.

3 Mirages de Talal Selhami (France/Maroc, 2010)
En présence de Talal Selhami

Cinq diplômés chômeurs se retrouvent en compétition pour décrocher un emploi dans une multinationale. Après un entretien, les candidats se voient proposer une ultime épreuve, dans un lieu tenu secret. Les voilà qui se séparent de tout moyen de communication et s’embarquent dans un fourgon sans pouvoir rien voir du voyage qu’ils font. Déjà à l’arrière du véhicule, des tensions apparaissent selon les différences d’âge, de sexe, de tempérament. L’unique femme, Assia, se fait déjà reluquer par le plus teigneux du groupe, le « fils à papa » Jamal ; Hicham, le plus baraqué, impose déjà sa mauvaise humeur en prêchant la loi du « chacun pour soi » ; Saïd, dont le film privilégie le point de vue dès l’ouverture en le montrant avec sa femme enceinte et leurs projets d’avenir, sera naturellement le plus humain du groupe, protégeant sans cesse celui qui fait l’objet d’énervement de la part d’un autre, notamment le frêle Samir. Après des heures de route, le véhicule a un accident et les candidats se retrouvent prisonniers de la carcasse de métal. Ils réussissent à en sortir en unissant leurs forces mais découvrent qu’ils sont en plein milieu du désert et que le chauffeur a disparu. Ne sachant pas si l’accident est réel ou si l’épreuve commence, les candidats vont errer dans le désert à la recherche d’indices et seront confrontés à des mirages les renvoyant à leurs peurs les plus profondes… Les premières confrontations entre protagonistes, comme souvent dans le genre horrifique (puisque c’est bien à celui-ci que l’on peut affilier Mirages), ne sont qu’un entrechoquement de clichés, que les séquences d’exposition laissaient déjà entrevoir. Pourtant, au bout d’une demi-heure environ, on se surprend soi-même à être dans un état tendu, signe d’une certaine efficacité du film. Cela tient autant à l’intensité des comédiens – bons sans être excellents – qu’au tremblement progressivement augmenté de la caméra du tout jeune réalisateur Talal Selhami, dont c’est le premier long-métrage. Celui-ci fait le choix délibéré de franchir le pas vers le fantastique : non seulement les mirages des protagonistes peuvent progressivement les faire basculer dans la folie, mais ils peuvent également infléchir l’action (spoiler : le père bourgeois méprisant qui apparaît à Jamal le libère des liens qui l’attachent, lui permettant de s’emparer d’une hache). Ce coup de pouce narratif permet au cinéaste d’aller jusqu’au bout de son jeu de massacre et donc de la métaphore qui va avec : celle d’une société prise dans la mondialisation et la crise, où celui qui veut s’en sortir doit être prêt à tout. Peu original, mais efficace et prometteur.

3 Fissures de Hicham Ayouch (Maroc, 2009)

Abdelsellem, la soixantaine, sort de la prison de Tanger. Il est aidé par son ami architecte, Noureddine. Dès la troisième scène, il rencontre Marcela, une belle Brésilienne au rire et à la gueulante faciles, qui traîne dans les bars et les ruelles sombres de la ville. L’ex-taulard, très vite lassé par le job qu’il a tant bien que mal décroché dans un snack où il se fait insulté par des ivrognes, se laisse contaminer par les excès de la jeune femme qui, après avoir surpris ses larmes un soir derrière son comptoir, lui saute dans les bras lorsqu’elle le recroise deux jours plus tard dans la rue. Les voilà déjà qui font sauvagement l’amour chez lui… Comment les émotions et leur manifestation peuvent-elles être si fortes chez deux êtres qui ne se sont vus qu’une fois ? Pourquoi Marcela fuit-elle immédiatement après qu’elle a fait l’amour avec Abdelsellem ? Pourquoi ces deux-là se déchirent-ils autant qu’ils s’étreignent, se font au moins autant de mal qu’ils se font de bien ? On comprend que la rationalité ne sera pas le propre de Fissures. Ce qui intéresse Hicham Hayouch, ce ne sont que les déplacements des personnages dans l’espace : celui des ruelles désertes le soir, celui des rues animées du souk la journée, celui de la petite terrasse de l’appartement d’Abdelsellem, celui du bord de mer. La plage, espace ouvert vers un ailleurs, pourrait exprimer une envie d’évasion qu’auraient ces protagonistes. L’étouffement, après tout, est l’un des traits les plus saillants de ces sociétés maghrébines contemporaines, particulièrement dans les villes du littoral méditerranéen, où l’Europe est si proche et en même temps inaccessible (voir Harragas de Merzak Allouache, 2010)… La mise en scène, qui peut agacer par l’agitation constante de la caméra et le manque de lisibilité récurrent de l’image, a le mérite de ne jamais lâcher les personnages dans les mouvements contraires qui les animent. L’irrationalité des comportements et les sentiments à fleur de peau évoquent en nous les films de John Cassavetes. Marcela a d’ailleurs quelque chose des personnages de Gena Rowlands dans Une Femme sous Influence ou Love Streams ; par le don constant qu’elle fait de sa présence, de son affection, de son amour et qui peut tout à fait être pris comme une forme de folie, elle ensorcèle le spectateur autant qu’Abdelsellem et Noureddine. Avec les deux hommes, un triangle amoureux en perpétuelle restructuration s’installe, et tous deux préfèrent rester près de Marcela en souffrant plutôt que de devoir la quitter… Là où le film dérange, c’est qu’il entoure trop souvent le trio (toujours ivre, démonstratif dans ses élans d’affection comme de fureur) d’une foule d’autres âmes perdues mais « normales », là où le cinéma de Cassavetes tire sa puissance du resserrement autour d’un nombre restreint de personnages dont les interactions dans un espace clos ou restreint suffisent à créer une tension et une épaisseur émotionnelle sans égales. Ici, on distingue un peu trop les ficelles qui veulent jouer avec nos émotions, et notamment dans le jeu des comédiens qui, à partir d’un petit rien de fausseté dans l’intonation, peut faire sombrer toute une scène dans le ridicule. N’est pas Cassavetes ou Rowlands qui veut. Heureusement.

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