Lorsque Sunao Katabuchi a présenté son film, il a expliqué vouloir évoquer une période (le Japon pendant la Seconde Guerre Mondiale) qu’aujourd’hui peu de gens ont vécu ; une ambition parfaitement concrétisée selon lui puisque les quelques personnes survivantes de cette époque ont bien cru que lui ou la mangaka Fumiyo Kôno appartenaient aussi à cette génération. Une justesse de la représentation qui, couplée à des choix narratifs particulièrement pertinents, fait de Dans Un Recoin De Ce Monde une œuvre époustouflante. Selon le cinéaste, le quotidien du Japon pendant cette période était si éloigné des batailles que celles-ci ne l’affectaient guère. Certes, entre les participations à l’effort de guerre et les rationnements de nourriture, les existences étaient altérées mais n’en demeuraient pas moins bercées par une forme de banalité : le quotidien suivait son cours. Le film aurait pu alors devenir une retranscription de tranche de vie sans le liant qui aurait pu le transcender. Or, c’est l’écueil qu’il évite parfaitement.
Le choix du point de vue – celui de l’héroïne – est en ce sens déterminant dans la réussite du long-métrage. Douce rêveuse, celle-ci devient une épouse contrainte de s’intégrer dans sa nouvelle famille. Par ce contexte, le film imprime un rythme qui permet de s’ancrer dans une forme de contemplation sans pour autant demeurer statique. Chaque scène devient l’occasion d’illustrer à quel point l’existence est faite d’inattendu. Chaque moment de notre vie est fait de petites découvertes, de micro-conflits, de joies éphémères ou de déceptions qui le sont tout autant. Au-delà de sa toile de fond, il émane de Dans Un Recoin De Ce Monde une poignante universalité. Il n’y a qu’à voir comment le drame peut devenir comédie (l’intervention de la police militaire, l’issu du premier raid aérien des américains). En prolongement de cette idée, la représentation de la guerre se montre particulièrement brillante. Lorsque celle-ci s’incruste ouvertement dans le quotidien, cela sera toujours par des moyens détournés. Les attaques sont aussi violentes que fugaces (le rythme métronomique des scènes d’alertes aux bombardements), voire purement et simplement éclipsées comme c’est le cas lors d’un rebondissement majeur. Ce dernier prendra une forme abstraite en accord avec la vision du monde de l’héroïne. L’incursion de la guerre et son impact prennent alors une forme irréelle (les explosions lors d’un raid aérien devenant des taches de peinture) qui reflètent son caractère déplacé dans le cadre innocent du quotidien.
Même si son rythme est toujours actif, Dans Un Recoin De Ce Monde s’affiche comme une force tranquille et ne recherche pas le sensationnel. C’est une œuvre dont la simplicité d’accès est la clé pour atteindre le cœur de nos émotions. La fin du film le met en lumière : la vie suivra inlassablement son cours, mêlant dans les histoires individuelles la beauté et l’horreur.
Du rythme, Lou Et L’île Aux Sirènes n’en manque pas non plus mais pouvait-il en être autrement de la part de Masaaki Yuasa ? Dès la scène d’ouverture, on sent la patte du réalisateur de Mind Game avec son alternance aussi surprenante qu’impressionnante d’accélération et de décélération pour embrasser l’état d’esprit des personnages. Ainsi, les premières secondes nous communiquent l’âme artistique du héros. Puis celui-ci est plongé dans le quotidien du village de pêcheur où il habite. Le héros traverse lentement cet environnement trop tranquille et sans perspective animé par de langoureuses annonces sur haut-parleur. Yuasa utilise régulièrement ces contrastes entre vitesse et ralentissement, expression musicale et silence. Ce sentiment se retrouve naturellement dans une animation variée qui se permet tous les écarts. Ils n’ont bien sûr rien de gratuit et cherchent à épouser les émotions de ses protagonistes, que ce soit en distordant les corps au-delà de toute logique (la plongée dans les profondeurs de l’océan), pliant les lois de physique (la touchante scène de la balançoire) ou en modifiant l’esthétisme (les flashbacks du grand-père).
Tous les choix de Yuasa sont là pour créer une expérience sensorielle qui transcende un canevas relativement classique. Car si Lou Et L’île Aux Sirènes n’atteint pas le niveau d’un Mind Game, c’est probablement parce qu’il répond des schémas plus habituels. Plus que Ponyo Sur La Falaise auquel il a été hâtivement comparé, c’est surtout l’ombre d’Edward Aux Mains D’Argent et d’œuvres similaires qui plane sur le long-métrage. On retrouve cette incursion du fantastique dans une réalité un peu trop rigide, son acceptation enthousiaste pour de mauvaises raisons et son rejet extrême lorsqu’il refuse de rentrer dans le rang. Mais qu’importe ce caractère traditionnel puisque ce qui compte, c’est ce rythme jubilatoire donnant à l’intrigue cette saveur si particulière. Il n’y a qu’à voir la scène de réunion où le groupe des ados fait face aux adultes auquel se rajoutent ensuite les anciens : une simple scène de discussion dont la dynamique comique tient de l’exceptionnel.
Grande œuvre musicale invitant à la réunion par l’ivresse des sens, Lou Et L’île Aux Sirènes est donc un délice euphorique. Avec l’œuvre de Sunao Katabuchi, il s’affirme comme l’une des œuvres majeures de cette édition du festival.