On prend d’ores et déjà les paris : entrer dans cette atypique proposition de cinéma qu’est Sils Maria ne pourra que dérouter les fans du cinéma d’Olivier Assayas (dont nous faisons partie) autant que les néophytes. La dimension envieuse du « film-somme » étant en tous points présente sur l’écran au vu d’un résultat aussi touffu et composite, c’est peu dire que l’on crevait d’impatience à l’idée de questionner le cinéaste sur ce mélodrame clairement pas comme les autres, histoire de guetter plus en détail ses choix et ses intentions. Inutile de préciser que l’entretien fut long. Très long. Donc un grand moment en compagnie d’un artiste aussi passionnant qu’intarissable, et que nous tenions à vous faire partager…
Courte-Focale : Qu’est-ce qui vous a donné envie de retourner avec Juliette Binoche sur ce sujet précis ?
Le désir de retourner avec elle vient peut-être d’abord de la frustration d’avoir travaillé ensemble sur un film qui était surtout un film de groupe, à savoir L’heure d’été. On se connaissait depuis longtemps, et même s’il y avait une vraie complicité entre nous, il y avait aussi un sentiment d’inachevé sur ce film. Et le premier pas est venu d’elle ! C’est elle qui m’a appelé en me proposant de faire un film qui serait déterminé par notre propre dialogue. Je savais qu’elle avait raison, et donc, très vite, je lui ai dit oui. On pourrait même dire que sa démarche était semblable à celles qu’elle avait pu faire auprès d’autres cinéastes comme Abbas Kiarostami ou Hou Hsiao-hsien. Mais au fond, notre relation a quelque chose de spécifique avec le temps, surtout dans la mesure où nous avons débuté littéralement ensemble autour d’un film d’André Téchiné (Rendez-vous), sans jamais se perdre de vue. Et là où les autres cinéastes que je citais avaient eu envie de créer un personnage de fiction autour de Juliette, je souhaitais au contraire faire le chemin inverse : partir de Juliette pour concevoir un personnage de fiction. Le point de départ, ça a donc été ça : un personnage de comédienne que l’on sent très proche de la personnalité de Juliette Binoche.
Vous dites que ce fut une demande d’une comédienne à un réalisateur, et en même temps, le film aborde exclusivement des questionnements de comédien. Il y a plusieurs années, vous aviez fait un film purement réflexif sur le cinéma (Irma Vep) et un autre sur l’activité de réalisation (HHH), et là, le film est beaucoup plus axé sur l’activité de l’acteur.
Ce n’est pas tellement un film sur le théâtre. Il faut savoir que Juliette est une comédienne qui « travaille », dans le sens où elle fait toujours un vrai travail sur elle-même. Toutes les comédiennes n’ont pas forcément besoin de faire cela, mais Juliette est de celles qui font le travail de chercher en elles-mêmes la matière humaine de leurs personnages. Du coup, à mon sens, ce qui est en jeu dans ce film-là n’est pas tellement la spécificité d’un métier. C’est plutôt le fait que, pour être comédien, on est contraint de faire une chose que les autres ne sont pas forcément capables de faire. On doit arriver à faire en soi le chemin indispensable pour comprendre autrui. C’est la quête de l’humain qui est en jeu. Et ce que je voulais aussi raconter, c’est la grandeur que peut avoir le travail du comédien à être en phase avec des choses aussi universelles.
Mais il y a l’effacement total du metteur en scène dans cette histoire-là, malgré tout…
Oui, parce que le metteur en scène est celui qui déclenche, celui qui met en route ce processus. Une comédienne ne le fait pas de son plein gré. C’est un chemin qui est douloureux, il faut qu’il y ait une raison de le faire. Il faut que quelqu’un vienne susciter et légitimer ce désir, et c’est au metteur en scène que l’on fait ce crédit. Mais au fond, c’est pour répondre à ce désir qu’elle va faire ce chemin. Un chemin qui, malgré tout, lui coûte cher : elle doit passer par des questionnements et des douleurs qu’elle n’aurait peut-être pas été obligée de s’infliger.
Cette structure narrative en trois temps (deux parties et un épilogue) était-elle prévue dès le début de l’écriture du scénario ?
(il réfléchit) Dès le départ, le scénario était découpé en chapitres. Mais en fin de compte, j’ai fini par renoncer à pas mal de chapitres et de césures narratives. Très vite, le scénario s’est stabilisé sous la forme d’un premier acte à Zurich autour de la mort de Wilhelm Melchior, d’un second acte qui forme le cœur du film (c’est-à-dire la répétition entre les deux femmes à Sils-Maria), et enfin une troisième sous forme d’un épilogue à Londres autour de la création de la pièce de théâtre. Il fallait qu’il y ait d’abord le point d’impact où se manifeste la nécessité de faire ce travail, puis ensuite le travail proprement dit, et enfin le moment où il se matérialise sur les planches.
Concernant la seconde partie du film, outre l’élément fort du scénario que constitue ce fameux mouvement météorologique (le « serpent de Maloja »), on ne sent pas vraiment que le film veut explorer en profondeur tout ce que le décor de Sils-Maria renferme d’éléments historiques ou mémoriels, ne serait-ce que le fait qu’il s’agissait d’un lieu de séjour et de recueillement pour de nombreux artistes, de Proust à Nietzsche en passant par Thomas Mann. Quel relief souhaitiez-vous réellement donner à ce décor ?
Disons que c’est plus diffus que ça. Ce qui se résume dans les images du nuage, sur lequel le temps s’inscrit, c’est davantage le passé et l’histoire que renferme ce paysage. Et cette histoire est marquée par des choses à la fois admirables et troubles. Pour moi, bien que chargé par le souvenir du romantisme, ce paysage merveilleux est aussi habité par des passions troubles. Et de ce point de vue-là, on n’est pas dans une carte postale ou dans une toile de fond. On est dans un paysage qui devient potentiellement menaçant, à la lisière du fantastique et du romanesque, d’autant que le nuage est lui-même qualifié de « serpent ».
Il y a dans ce film une actrice qui renoue avec son passé et en même temps, de votre côté, dans la vraie vie, vous sortez actuellement une biographie qui parle de vous il y a vingt ou trente ans. Pourquoi maintenant et pourquoi cet exercice ?
Ce livre de dialogues avec Jean-Michel Frodon a été un travail qui m’a été proposé par le journaliste et par l’éditeur. Ce fut une tâche passionnante parce que j’aime écrire, mais en même temps, ce fut aussi un boulet pour moi. Cela dure depuis trois ans et me prend donc beaucoup de temps. Disons que je l’ai fait autant avec de plaisir que d’irritation, parce que je n’aime pas tant que ça me tourner vers le passé. Je ne suis pas du tout quelqu’un de nostalgique, je préfère toujours me tourner vers le devenir des choses. Et au fond, je ne pense pas être arrivé au bout de cet exercice d’écriture puisque je ne suis allé qu’à mi-chemin [NDLR : concernant la filmographie du cinéaste, le livre s’arrête aux Destinées sentimentales], mais j’y ai trouvé une certaine forme de distance ou de drôlerie dans la manière de raconter le passé au temps présent. Cette forme me convenait. Après, il est vrai que lorsque j’étais dans la phase d’écriture, de réalisation et de montage de Sils Maria, le fait d’être sans cesse rattrapé par le passé qui venait me tirer par les pieds a suscité chez moi des moments de trouble.
Du côté de l’actrice, il y a une certaine douleur à faire ce processus. Est-ce que ce fut aussi le cas pour vous à travers ce film ?
Très souvent, je me suis un peu forcé à le faire, ça a donc été effectivement assez douloureux dans le sens où c’était assez lancinant. Mais comme je le disais à l’instant, il y avait aussi un certain plaisir à faire ce travail sur soi-même. Je sentais malgré tout que c’était important de le faire, qu’il était vital pour moi de trouver une cohérence dans mon parcours, de trouver un sens au chemin que j’ai pu parcourir.
Aujourd’hui, s’il y a un outil qui exhume beaucoup le passé, c’est Internet. On a l’impression que dans le film, cet outil représente la langue des hommes, à la fois positive et négative. Quel est votre positionnement là-dessus ?
On parlait à l’instant de phénomènes météorologiques, donc on peut dire qu’il y a certaines choses qu’il n’est pas utile de considérer comme positives ou négatives. Il suffit juste d’accepter qu’elles existent. Elles sont massives, incroyablement envahissantes, et on en est à la fois dupe, acteur et critique, souvent à tour de rôle. On est comme tout un chacun, peut-être dans un rapport de dépendance, mais on ressent en tout cas la nécessité de ce que nous apporte cette fenêtre ouverte sur le monde qu’est Internet. On est là avec notre ordinateur, notre tablette ou notre téléphone, et on s’en sert. On regarde son chemin, on explore le monde sur Google, on regarde des actualités ou des bêtises, mais disons qu’il y a là-dedans à la fois la réalité du monde et le côté factice de ce monde. Pour moi, Internet n’est pas primordialement un autre niveau de réalité, c’est plutôt une lecture factice de cette réalité. C’est aussi ce que je montre un peu dans le film, à savoir qu’Internet est aussi une scène où chacun monte sur une estrade et se donne en spectacle, non pas pour être dans la réalité de soi-même mais plutôt dans la réinvention de soi-même. On est dans un avatar. En fin de compte, je suis très travaillé par les questions que pose cette nouvelle terre d’explorations qui nous est proposée.
C’était déjà ce que vous aviez exploré en profondeur dans Demonlover…
Oui, mais dans Demonlover, j’en montrais plutôt les premières apparitions, la façon dont cette virtualité produisait de l’aliénation chez les individus, au point de les happer. Il y avait quelque chose de destructeur dans ce gouffre où l’être humain finissait par se perdre. Je pense qu’il y a une partie de l’humain qui se perd dans Internet. Il y a quelque chose d’une autre nature, plus factice, qui agit dans cet espace. Mais je pense qu’aujourd’hui, c’est devenu quelque chose d’indissociable de l’humanité. Donc il faut le prendre comme un fait, et essayer de s’en dépêtrer du mieux que l’on peut.
D’où le fait que les personnages du film utilisent sans cesse un outil technologique pour se relier les uns les autres, ou qu’ils le placent au sein même de leurs relations humaines…
Oui, bien sûr, mais autant cela pouvait être un vrai sujet quand je faisais un film comme Demonlover, autant c’est aujourd’hui un fait matériel, quelque chose qui existe. Si je ne le montrais pas dans le film, ça sonnerait faux. Si je montrais quelqu’un qui cherche un portrait de comédienne sans lancer la moindre recherche sur IMDB ou sur Google, donc sans le désir immédiat de chercher une photo ou une information, ce serait une vision fausse et archaïque du monde d’aujourd’hui.
Concernant cette recherche du contemporain, il y a dans le film une scène assez surprenante qui concerne un extrait d’un film de science-fiction dans lequel joue le personnage de Chloe Grace Moretz. Or, pour un film censé être ancré dans le contemporain, vous montrez ici une vision de la science-fiction qui serait plus à rapprocher du space-opera à la sauce Barbarella ou Flash Gordon, donc plus proche d’un certain cinéma kitsch des années 70-80. Pourquoi ce choix ?
Parce que je n’avais pas les moyens de faire mieux que ça ! (il éclate de rire) Du coup, je me suis contenté d’une parodie, où la drôlerie a finalement un peu pris le dessus. Je n’avais pas assez de moyens pour faire ne serait-ce que deux minutes de X-Men ou de Matrix : ça aurait coûté le prix entier du film que je faisais !
Au sein de cette narration en trois chapitres, il y a aussi un procédé très récurrent : l’utilisation du fondu au noir. Est-ce qu’il s’agissait pour vous d’une forme de pudeur, d’une envie de refuser le grand moment cathartique ou la confrontation qui pouvait survenir à ce moment-là ?
C’est l’écriture qui produit ça. Personnellement, j’ai toujours beaucoup aimé les structures en chapitres, avec cette espèce de moment de respiration qui surgit de l’un à l’autre. Et bien sûr, il y a aussi toujours l’envie de créer une ellipse : le fait de s’arrêter et de reprendre la narration suggère qu’il y a du temps qui s’est écoulé entre les deux moments. J’aime bien qu’il y ait cette sorte d’oxygène dans laquelle chacun peut projeter son propre ressenti. En tant que spectateur, j’aime bien projeter des choses personnelles dans le film que je regarde. Et en tant que cinéaste, j’ai envie de laisser au spectateur cette liberté. Plus clairement, les fondus au noir sont pour moi des fenêtres ouvertes dans lesquelles circule de l’air.
Et en cela, plus proches de la douceur que de la rupture claire et nette…
Oui, absolument.
Au début de l’écriture, est-ce que vous aviez déjà envisagé l’épilogue ou est-ce que vous aviez envisagé de finir sur la disparition du personnage de Kristen Stewart ?
(il réfléchit) Je ne me souviens plus… L’épilogue s’est constitué tardivement, je ne savais pas trop ce qu’il allait y avoir dedans. Mais je savais en revanche qu’il fallait que le film se termine sur la scène de théâtre, lorsque le personnage de Maria a achevé son parcours. A ce moment-là, elle a trouvé le personnage, elle s’est réconciliée avec l’idée de l’interpréter. Son travail est terminé. Elle est prête. C’est donc le début de quelque chose pour elle. Mais tout ce qui allait l’amener à cet état-là était incertain. C’est finalement dans un dernier moment de la phase d’écriture que j’ai imaginé le suicide qui intervient, et qu’au final, tout cela soit rattrapé par le scandale médiatique… Je voulais partir du fait qu’à Sils Maria, le temps peut s’arrêter. Il peut y avoir le temps de la réflexion, et puis, tout d’un coup, on est de nouveau happé par ce qui est devenu le vrai rythme du monde. A ce moment-là, tout le travail de réflexion fait par Maria est totalement balayé par le scandale médiatique. Et elle reste seule avec ses questions. Tout ce qu’il y avait d’autre est laissé de côté.
Le choix de Kristen Stewart était-il évident pour vous dès le départ, ou s’agit-il au contraire d’un choix résultant de sa célébrité due au phénomène Twilight ?
Les deux à la fois. J’ai un peu l’impression que, dans le film, il y a une dimension romanesque, avec tout ce qui se rapproche de la création ou de la représentation, et une dimension purement documentaire, où l’on n’oublie jamais que Juliette Binoche est Juliette Binoche, que Kristen Stewart est Kristen Stewart, etc… Et d’une certaine façon, leur identité, à savoir ce que nous savons d’elles ou ce que nous projetons d’elles, raisonne à l’intérieur même du film et en devient une dimension supplémentaire. Pourtant, à la base, la raison pour laquelle j’ai choisi Kristen n’était pas celle-là. Elle était tout simplement l’incarnation exacte du personnage que j’avais imaginé, même si je n’avais pas écrit le rôle en pensant à elle. J’avais aussi besoin que Juliette puisse être confrontée d’égal à égal, qu’il y ait en face d’elle une force potentiellement menaçante. Kristen est une jeune femme au summum de sa notoriété, elle a donc quelque chose d’intimidant. Elle dégage une certaine dureté. Il se trouve que je l’ai croisée deux ou trois fois pendant la promotion de mon précédent film, Après Mai. Charles Gilibert, le producteur de Sils Maria, avait produit Sur la route avec Nathanaël Karmitz, dans lequel elle avait un petit rôle. La sortie de ce film coïncidait avec le moment où je faisais un circuit de promotion pour Après Mai. Du coup, on s’est croisé, et je trouvais qu’elle avait une singularité, quelque chose de très différent des comédiennes avec lesquelles j’avais pu travailler. Je sentais aussi qu’il y avait quelque chose en elle que le cinéma n’avait pas encore saisi. Mais ce qui est courageux, je pense, c’est qu’elle ait fait le geste de venir vers ce film-là. Comme Juliette possède une sacrée indépendance d’esprit et une grande faculté de jongler avec l’improvisation, le fait que Kristen ait voulu aller vers elle me laisse à penser qu’elle a voulu se perfectionner. Elle a dû avoir la sensation que cette confrontation pouvait lui ouvrir un nouvel espace. Et je trouve extraordinairement gonflé de sa part de faire le choix de venir sur un film exclusivement européen, avec des acteurs français, tourné dans des coins assez reculés de la Suisse qui ne permettent pas de rentrer à Hollywood pour le week-end, etc…
Et à l’inverse, est-ce que Juliette Binoche savait ce que représentait Kristen Stewart ?
Elle le savait à peu près, je pense. Quand je lui ai annoncé que Kristen serait sa partenaire, Juliette était très contente. Mais je pense qu’elle ne s’attendait pas à avoir en face d’elle quelqu’un d’aussi fort. Du coup, cela l’a sans doute stimulée tout au long du processus de jeu.
Au vu de ce qu’est leur relation, on sent parfois que le film aurait pu prendre plein de directions différentes. Comment avez-vous fait pour trouver un équilibre suffisamment linéaire ?
Eh bien, disons que les nuances de la relation entre les deux femmes sont des choses qui se sont vraiment construites durant le tournage. J’ai écrit ce scénario sur le modèle du théâtre, notamment parce que j’ai envie de laisser de l’espace dans la façon dont les choses se passent entre les comédiennes. Je peux vous dire que nous n’avons pas tourné le film dans la chronologie, même si j’ai choisi de démarrer le tournage par les scènes dans le train, afin de poser les personnages de façon très nette. Mais au fond, le fait de tourner les scènes de montagne en continuité à la fin du tournage a installé une familiarité entre les deux comédiennes. Elles avaient fait chacune du chemin, et elles étaient prêtes à se lancer dans ce qui était vraiment l’enjeu du film. Et jour après jour, scène après scène, je sentais qu’elles prenaient plus de liberté, qu’elles réinventaient parfois les scènes, qu’elles les tordaient d’une façon qui n’était pas celle que j’avais anticipée. Certaines séquences ont parfois été tournées sur un mode totalement opposé à ce que j’avais imaginé. Par exemple, il y a une scène où Maria et Valentine reviennent bourrées à l’hôtel suite à leur rencontre avec Jo-Ann, et où leur dialogue finit vite par dégénérer. Au départ, ça ne devait pas se passer comme ça ! J’avais écrit un dialogue à la fois ironique et distant entre elles, sachant que le lendemain allait marquer leur dernière dispute et qu’elles n’allaient avoir plus rien à se dire. Du coup, dans ce moment de plus intime complicité, on s’est tous demandés si la fantaisie qui se mettait peu à peu en place n’allait pas nous faire perdre le fil de l’intrigue. Et je me suis rendu compte que non. Peut-être que justement, c’est parce qu’elles étaient arrivées au bout de quelque chose que cette dernière disparition va prendre tout son sens.
Mais vous avez eu cette révélation au moment du montage ou pendant le tournage ?
C’était pendant que l’on tournait. Je voyais bien qu’à ce moment-là, il fallait profiter de cette fantaisie. Il fallait se servir de ce que l’on avait mis du temps à construire entre elles. Cela dit, je n’ai pas réécrit le texte : j’ai pu faire quelques ajustements ici et là, mais le texte n’a pas changé. Il a juste été joué sur un registre de pure comédie.
Les cheveux courts de Juliette Binoche renvoient-ils à sa coiffure dans Rendez-vous d’André Téchiné ?
Alors ça, il faudrait lui demander, parce que c’est une idée à elle ! Et j’étais en tout cas très content de cette initiative. Sur L’heure d’été, Juliette savait que ça m’avait énervé de la voir volontairement jouer tout le film avec une perruque blonde, alors que ses cheveux bruns et dégagés sont un détail que j’adore chez elle. Ce qui est formidable chez Juliette est de voir comment son visage prend la lumière. Du coup, dans la première partie du film, elle porte une perruque parce qu’elle avait eu le désir de couper ses cheveux. Et quand on la découvre avec ses cheveux courts, on sent qu’il y a quelque chose du passé qui est balayé et qu’elle a fait une partie du chemin, en quelque sorte. J’ai donc trouvé ça extrêmement intelligent de sa part. Mais je ne peux pas affirmer avec certitude si ça a un lien avec Rendez-vous…
Au niveau des réminiscences cinéphiles, il y en a une qui peut frapper au vu du thème d’une confrontation en huis clos entre deux personnages : celle du Limier de Mankiewicz. Le fait de voir Juliette Binoche jouer un rôle dans la pièce d’origine et jouer au contraire l’autre rôle dans la nouvelle version de la pièce peut renvoyer à ce que faisait Michael Caine dans Le limier : affronter Laurence Olivier dans le film de Mankiewicz et reprendre le rôle de Laurence Olivier dans le remake réalisé par Kenneth Branagh. S’agit-il d’une référence à laquelle vous auriez pensé durant la conception du film ?
Non, pas du tout. Le limier est un film que j’ai vu quand j’étais adolescent, j’en ai un souvenir très lointain. Mais le parallèle que vous faites est intéressant. Je pense que le cinéma fait toujours ressortir l’inconscient durant la phase d’écriture… Qui sait… (sourire)
Et pour parler plus précisément de vos références, comment avez-vous fait pour les installer au sein de votre film ? Je pense surtout à la plus évidente : celle de Persona d’Ingmar Bergman…
Disons que j’y viens un peu naturellement. A partir du moment où je me dis que je vais faire un film autour de Juliette Binoche qui joue une comédienne en plein travail avec une assistante, il y a comme un douanier qui se présente avec une pancarte lumineuse « Attention, vous rentrez en territoire bergmanien ! » (rires) Après, même si j’ai pris soin de ne pas revoir Persona, je ne peux pas m’empêcher de le considérer comme l’un de mes films préférés. Cela fait partie des ondes qui entourent sans doute le film, je sais que ces fantômes sont bien là, mais j’essaie surtout de ne pas y penser. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui va se passer entre ces comédiennes-là.
Si l’on revient à la globalité du film, Sils Maria me semble être au croisement de deux sensibilités de votre filmographie : d’un côté un cinéma très axé sur l’hyper-modernité du monde (Demonlover, Boarding Gate…), de l’autre un cinéma plus axé sur le rapport au temps et aux sentiments (L’heure d’été, Les destinées sentimentales…). D’une certaine manière, est-ce que vous le considérez comme un film-somme ?
Eh bien, ça le devient un peu, je pense… Effectivement, on peut tout à fait le formuler comme vous le faites, même si ce n’est pas comme ça que je l’aurais dit. Ce qui m’a surtout surpris en faisant Sils Maria, c’est de voir que ce que j’avais pensé au départ comme un « petit film », dont la seule complexité se limiterait à la répétition d’une pièce de théâtre, a fini par prendre une épaisseur plus affirmée. Cela découle sans doute de la façon dont j’ai avancé dans l’écriture et dont les choses ont fini par prendre corps.
Est-ce que cette vision du film-somme peut aussi être valable concernant votre mise en scène ? Celle-ci est ici très composite, à mi-chemin entre la contemplation et un style plus « rock », surtout dans la scène de conduite sur les routes de montagne avec Kristen Stewart…
Oui, il y a une sorte d’incursion dans autre chose, y compris au niveau stylistique. La scène que vous citez me permettait justement de donner une sorte d’indépendance au personnage de Valentine, de découvrir qu’elle a une histoire autonome, qu’elle vit dans un autre monde, etc… Mais je trouvais plus intéressant de le dire au travers d’un coup de force visuel plutôt qu’au travers d’une scène. On est dans un film où l’on parle beaucoup, il était donc intéressant de la faire vivre alors par le silence, le montage et le non-dialogue. Mais du point de vue de l’écriture, c’est un film qui n’est pas dans la synthèse. Il est plutôt dans l’évolution, dans la captation de quelque chose qui s’agrandit. C’est ce que j’avais déjà essayé de faire avec Carlos et L’heure d’été. Aujourd’hui, je regarde beaucoup plus le monde, je m’intéresse davantage à la nature, j’utilise aussi des focales plus courtes. La courte focale me semble faite pour aller vers le monde.
Même si vous n’aimez pas trop revenir sur le passé, quel regard portez-vous aujourd’hui sur le critique Olivier Assayas ?
(il réfléchit) C’est assez compliqué. Avec le recul, je vois aujourd’hui cette période surtout comme un moyen d’apprentissage. A l’époque, je n’avais pas fait d’études de cinéma et je n’étais pas non plus un rat de la Cinémathèque ! Je suis donc arrivé au cinéma par un moyen qui était celui de la peinture et du graphisme, quelque chose de très visuel. Ma connaissance du cinéma était très approximative. Il me fallait donc découvrir l’histoire du cinéma, voir où je me situais, quels étaient mes goûts, avoir une sorte de cartographie de l’histoire du cinéma sur laquelle je puisse situer l’endroit où j’allais débarquer. C’est au sein de cette micro-communauté des Cahiers du cinéma que j’ai pu le faire dans les meilleures conditions possibles. J’y suis entré en même temps que Leos Carax ou Charles Tesson, mais si Carax n’a fait que passer, j’ai tenu au contraire à rester pour apprendre au contact de Serge Daney, de Serge Toubiana, de Louis Skorecki ou de Pascal Bonitzer. J’avais sans doute le besoin de trouver une famille dans laquelle j’allais pouvoir m’installer et me structurer. Et comme je débarquais dans cette revue au moment même où elle se réinventait, je redécouvrais le cinéma en même temps que les Cahiers le redécouvraient. Ce fut donc une période passionnante. Mais si j’ai écrit dans cette revue, c’est aussi parce que je savais qu’elle avait été faite par des gens qui voulaient pratiquer le cinéma, et que c’était un lieu où l’on pouvait pratiquer cette circulation entre la pratique et la pensée. Mon éducation a donc consisté à « penser » ma pratique du cinéma… Aujourd’hui, je me rend compte à quel point mon activité de critique était déterminée autant par le désir de passer à la pratique que par une chose extrêmement importante qui s’appelle la « théorie ». Pour moi, aujourd’hui, la théorie a été confisquée par l’université et s’est transformée en idéologie. C’est un danger de voir une idée devenir figée et dogmatique, alors que la théorie, c’est la balle que nous renvoie sans cesse la pratique. Aujourd’hui, on a l’impression que pour avoir la théorie, il faut avoir une barbe blanche et un Bac +25, alors qu’aux Cahiers, elle était pratiquée par des illettrés, si j’ose dire… (rires)
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre futur projet avec Robert DeNiro et Robert Pattinson ?
Disons que ce sera plus dans la veine de Carlos. Ce sera un polar situé à la fin des années 70, avec des gangsters de Chicago basés sur des personnages réels, sur des faits qui ont vraiment eu lieu, avec un très gros travail de recherche et de reconstitution des faits.
Propos recueillis à Lyon le 19 août 2014 par Guillaume Gas. Un grand merci au cinéma Comoedia, ainsi qu’aux journalistes Guillaume Perret du Mauvais Coton, Alexandre Romanazzi d’Abus de Ciné et Vincent Raymond de Stimento dont certaines questions ont été reprises ici.