Un hasard du calendrier veut qu’au moment même où nous publions un long dossier consacré au mélodrame et à son appropriation particulière par le maître Douglas Sirk et le disciple Rainer Werner Fassbinder, Emmanuel Mouret s’y essaye à son tour avec son septième long-métrage. Le cinéaste s’est trouvé une place un peu à part dans le paysage cinématographique français avec ses comédies sentimentales élégantes, aux dialogues ciselés et à la mise en scène distanciée, de Changement d’Adresse (2006) à L’Art d’aimer (2011) en passant par Un Baiser s’il vous plaît (2007) où il dirigeait déjà Virginie Ledoyen. Mélodrame et comédie sont des genres qui communiquent : ils partagent ce goût des morceaux de bravoure dans la structure dramatique, ce rejet au moins à priori d’une esthétique trop réaliste et cette mise en valeur du sentiment. Emmanuel Mouret nous parle de cette incursion passagère dans son oeuvre, avant de se lancer dans le tournage… d’une nouvelle comédie.
Courte-Focale : Pourquoi avoir choisi de rompre avec votre ton habituel de fantaisie tonique pour aborder de manière frontale un mélodrame ?
Emmanuel Mouret : En réalité, ça n’a pas été un choix délibéré puisqu’Une autre Vie est un projet que j’avais écrit il y a quelques années d’une manière assez différente, que mon producteur connaissait mais sur lequel on n’avait jamais trouvé une évidence sur le casting et devant lequel passait toujours un autre projet. Après Un Baiser s’il vous plaît, une première évidence est venue : c’était Virginie [Ledoyen, ndlr] pour le rôle de Dolorès. Mais on ne trouvait pas autour de nous cet homme qui puisse être entre deux femmes, qui puisse incarner son milieu, qui ait à la fois une délicatesse et une intensité un peu brute. C’est la rencontre avec Joey Starr qui nous a décidé à lancer la production du film.
Mais pourquoi est-ce que quelque chose que vous traitiez sur le ton de la comédie – dans des films qui auraient très bien pu être plus graves d’ailleurs – devient ici pleinement dramatique ?
C’est peut-être lié à ma cinéphilie. Autant je suis grand amateur de comédies américaines, autant le mélodrame, de John M. Stahl à Vincente Minnelli en passant par Douglas Sirk, Leo McCarey et d’autres, est un genre que j’ai toujours affectionné, depuis mes très jeunes années. Peut-être qu’il était moins facile à aborder de front et que, si une chose m’a toujours fait peur par rapport à lui, c’est la question de comment aborder la douleur. Je pense que ça se ressent dans mes comédies : je suis très gêné par rapport à ça… Je crois que je me suis laissé le temps de murir ce problème pour m’en débarrasser. Je me suis rendu compte peu à peu que ce qui me plaisait dans le mélodrame n’était pas forcément une posture de compassion avec ceux qui souffrent, mais plutôt quelque chose de l’ordre de la noblesse. C’est là que se situe pour moi la différence entre un mauvais mélo et un bon mélodrame. Un bon mélodrame vous tire vers le haut. Même quand les personnages sont mystérieux et assez noirs, comme celui de Dolorès ici, ils nous tirent vers le haut : ici par sa classe, son intelligence, la pertinence avec laquelle elle décortique les comportements des autres. Il faut pour moi que ces personnages de mélodrame soient très gentleman…
Qu’entendez-vous par là ?
Être gentleman, c’est avoir le soucis des autres, tout simplement, c’est vivre en société. Ça me plaisait d’avoir des personnages qui soient dans la retenue à une époque qui prône plutôt l’épanchement, la frénésie dans la satisfaction de ses désirs, etc. On retrouve souvent ça au cinéma justement : des personnages très entiers, qui s’abandonnent à leurs désirs, à leur ressentiment. J’avais envie de dire que les choses sont plus complexes et que la culpabilité existe encore aujourd’hui, dans une civilisation de la satisfaction personnelle à outrance. Ce que je peux observer autour de moi et que je voulais le raconter, c’est ce tiraillement entre l’envie d’assouvir ses envies et le désir de… eh bien le désir d’être des gens biens. C’est bien ce qui fondait le mélodrame à l’époque classique [généralement délimitée par l’avènement du cinéma parlant et celui de la télévision, ndlr] : aimer tout en restant gentleman !
Pour autant, le background social et le rapport de classes des deux amants n’est à peu près limité qu’à un proche que chacun a : Dolorès, la compagne de Jean, et le frère d’Aurore qui est aussi son agent et incarne à lui seul un milieu artistique élitiste…
E.M. : Oui, cette dimension sociale n’est que la part mineure du film. C’est une toile de fond. La différence de classes sociales n’est là que pour rajouter à la culpabilité de cette pianiste, Aurore – et Dolorès s’en sert volontiers. Ce qui m’intéressait, c’était de renverser ce rapport de coupable à victime, où la victime devient peu à peu le bourreau de ceux qui ont fauté au départ. Au départ, dans le scénario, le plus important était presque la relation entre ces deux femmes qui incarnent des façons d’aimer diamétralement opposées : l’amour entier , prêt à tout de Dolorès, qui dit à l’autre qu’elle n’est pas assez forte pour aimer, et l’amour « gentleman » d’Aurore, qui a en tête toutes les conséquences de son amour et ne peut s’empêcher de les prendre en compte.
Virginie Ledoyen : Petit à petit et d’une manière perverse, Dolorès devient la conscience de Jean et d’Aurore, elle finit par se poser en juge moral de leurs actes. Elle est presque une narratrice au sein du film, elle distribue les cartes et ça, c’est excitant à jouer. Je pense que c’est presque un personnage fou, au sens pathologique, parce qu’il semble privé de toute culpabilité. Le moment où elle dit à Jean qu’elle est désolée est passionnant : c’est aussi vrai que c’est faux, c’est aussi sincère que c’est malhonnête ! Dolorès est à la fois sincère dans sa perversité et sincère dans l’amour qu’elle porte à Jean.
La musique devient presque un personnage du film tant elle porte le récit à sa manière…
E.M. : A ce niveau-là, je me suis dit qu’il fallait jouer à fond la carte du mélodrame, ne pas être dans la demi-mesure, être franc dans l’effet. C’est beaucoup de musique pour un film français : il y a 50min mises en musique sur 95min. On va dire que ça serait moyen pour un film américain ! L’idée, c’était de considérer la musique comme une sorte de voix-off sentimentale, qui exprimerait ce que ne sauraient dire les mots. Cette distance ou cette pudeur que j’ai parfois au niveau de la mise en scène – et c’est aussi un choix de ne pas cadrer les larmes de près, d’épouser la retenue des personnages eux-mêmes -, je voulais que la musique viennent la compenser sur le plan de l’émotion.
Comment certains mélodrames ou maîtres du genre en particulier ont-ils pu vous influencer pour ce film ?
J’aime beaucoup John M. Stahl pour son économie de moyens – d’ailleurs, il y a très peu de musique chez lui. Et, chez Douglas Sirk qui a d’ailleurs remaké des films de Stahl [Le Secret magnifique, 1954, et Mirage de la Vie, 1959, ndlr], c’est cette insolence des effets qui me plaît. Il n’en a jamais peur ! Aujourd’hui, néanmoins, on est dans des moyens de production qui sont très loin de ceux dont bénéficiaient ces films-là. Ce qu’on peut en tirer, ce sont donc plutôt des éléments liés à la narration, une manière de se positionner par rapport à ses personnages – cette retenue dont je parlais… J’ai aussi pu m’inspirer ce qu’avaient fait Truffaut et son chef opérateur William Lubtchansky [sur le film La Femme d’à côté, 1981, dont Une autre Vie reprend certaines idées narratives ou visuelles, notamment l’idée de personnages filmés de loin dans une situation très dramatique, ndlr] ou Woody Allen avec Gordon Willis et Sven Nykvist [on pense effectivement à Une autre Femme, 1989, ndlr].
Votre choix d’une actrice italienne, Jasmine Trinca, et d’un acteur venu du rap, Joey Starr, pour incarner les rôles principaux vient chambouler une donnée importante de votre cinéma : celle de l’élocution presque trop parfaite qui était celle des personnages de vos comédies. Vous avez accepté davantage de laisser-aller à ce niveau-là on dirait… Pourquoi ?
Ce que vous dites n’est pas tout à fait vrai, puisque moi, quand je jouais dans mes films, je butais sur les mots, comme dans la vraie vie (il se lance dans une exagération très drôle de son petit bégaiement). Et même dans les films précédents, je ne trouve pas que l’élocution soit la même d’un comédien à l’autre : elle est très différente de Virginie à Julie Depardieu par exemple… Après, il est vrai que la parole est importante parce que mes personnages parlent toujours beaucoup – et de manière presque surréaliste – d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent. Ils étaient peut-être plus bavards dans mes films précédents…
Tout ce que le Ciel permet de Douglas Sirk (1955) et Une autre Vie d’Emmanuel Mouret (2014)
On sent tout de même chez vous une peur de deux écueils qui se reflètent dans la parole des personnages : une peur du naturalisme et une peur de l’hystérie.
Le naturalisme, je ne crois pas. Ce n’est pas une peur et je trouve mes personnages relativement naturels. Le naturalisme, c’est toujours une idée qu’on se fait du naturalisme. Il y a une façon de parler propre à une époque qui fait beaucoup évoluer le naturalisme : les acteurs du naturalisme des années 1950 ne sont plus du tout « naturels » vu d’aujourd’hui, mais on ne s’en choque pas, on aime ça même ! Le naturalisme, quand il est contemporain, est bourré de tics : on fait dire aux personnages « Putain, merde, fait chier ! », on verse dans des sortes de clichés qui vieillissent mal avec le temps. J’ai une vraie volonté de nettoyer, de désactualiser : c’est peut-être ça qui donne cette impression que mes films sont assez peu contemporains.
La manière de s’exprimer de vos personnages, dans ce film, ne traduit jamais leur origine sociale : c’est très étonnant.
Eh bien oui : je trouve qu’au cinéma, il y a trop d’excès à ce niveau-là. Parce qu’un personnage vend des chaussures, comme celui qu’incarne ici Virginie, il devrait être un peu idiot, ne pas avoir de vocabulaire ! Je refuse ça : on peut tout à fait vendre des chaussures et s’exprimer convenablement. Bien sûr, je choisis ce que je montre, c’est une forme de volontarisme que j’assume : au cinéma, il faut en profiter pour tirer un peu les choses par le haut, dépasser cette catégorisation sociale qui peut être parfois avilissante. De même, mon évacuation de l’hystérie vient d’un rapport que j’ai à l’actualité : je me dis qu’on est excessif dans tout aujourd’hui, qu’il faut freiner…
Propos recueillis à Lyon le 14 janvier par Gustave Shaïmi
Merci à Christophe Chabert du Petit Bulletin dont certaines questions sont reprises ici
1 Comment
Je suis enchanté de lire les explications d’Emmanuel Mouret sur ses dialogues et la façon de les interpréter.
Que j’adore. En voyant mon premier Mouret (Fais-moi plaisir) quelques minutes ont suffit à m’y habituer.
Ce n’est pas le cas de tout le monde puisque sur Vodkaster et à propos d’Une autre vie, quelqu’un ( http://www.vodkaster.com/Films/Une-autre-vie#Gralex ) compare le jeu de Mouret au pastiche de jeu d’actrices des Inconnus dans leur cérémonie des Escarres du Cinéma.
Bien qu’en désaccord, en lisant sa micro-critique j’ai eu envie de revoir ce sketch ( http://www.dailymotion.com/video/x30wst_les-inconnus-la-17ieme-nuits-des-es_fun ).
Et maintenant en lisant cette interview, je réalise qu’on peut le comparer à Emmanuel Mouret sur un autre point, positif cette fois-ci : les tics du naturalisme contemporain.
À la 7ème minute, un Escarre est remit à un scénariste-dialoguiste dont les textes ne sont que « Putain », « merde », « fait chier » et toutes leurs variations possibles.
Et là je suis tout penaud, à constater qu’un sketch des Inconnu peut illustrer, en bien comme en mal, l’œuvre et les pensées d’Emmanuel Mouret. Ça donne le vertige.