© Richard Dumas
Des réalisateurs et des acteurs, nous en avons déjà rencontré beaucoup sur Courte-Focale. Mais quid de ceux dont le métier fait le lien entre la création d’une œuvre cinématographique et sa pérennisation sous différents supports ? Il nous manquait ainsi à évoquer l’activité – plus riche qu’elle n’en a l’air – de producteur/distributeur en compagnie d’un de ses plus dignes représentants. Opportunité concrétisée avec nul autre que le précieux Manuel Chiche, certes co-fondateur historique de Wild Side, mais surtout créateur de plusieurs labels récents et prestigieux (The Jokers, La Rabbia, Lonesome Bear) dont l’orientation cinéphile, la qualité du travail éditorial sur DVD/Blu-Ray et le désir de faire connaître un cinéma singulier – voire oublié – au plus grand nombre ne sont désormais plus à démontrer. À l’occasion d’une projection lyonnaise du mythique Sorcerer de William Friedkin en présence du critique de cinéma Samuel Blumenfeld (auteur d’un livre passionnant édité par La Rabbia et centré sur le tournage chaotique du film), il nous a été possible de nous entretenir avec lui dans les jardins de l’Institut Lumière, afin d’évoquer ce qui s’impose sans doute comme la sortie Blu-Ray la plus attendue de l’année (Memories of Murder de Bong Joon-ho). Cette édition (disponible dès le 11 juillet), on a pu la tester en long, en large et en travers, et on vous confirme au centuple qu’elle est inratable (lire notre test ici), tout comme le film lui-même. Mais afin d’aller un peu plus en profondeur dans ce qui a pu précéder et accompagner sa création, nous en avons tout de même profité pour recueillir le regard de Manuel Chiche sur son activité de producteur et de distributeur, sur les transformations qu’elle peut subir, sur les obstacles qu’elle peut rencontrer et sur les défis qu’elle se doit de relever. Rencontre avec un vrai résistant de la cinéphilie mondiale, franc et combatif dans son engagement, mais surtout passionné, cash et sans filtre dans ses paroles.
Courte-Focale : Avant d’en venir à Memories of Murder, pouvez-vous nous dire comment vous êtes devenu producteur et distributeur, pour quelle raison ce fut le cas, et quelles ont été les étapes qui vous ont mené d’abord à la création de Wild Side puis à celle de La Rabbia et The Jokers…
Sans remonter trop loin, j’ai d’abord fait des études de cinéma. Il s’agissait d’une licence/maîtrise qui s’étalait à l’époque sur cinq ans d’étude. Par la suite, j’ai vendu pas mal de VHS au supermarché. C’était à l’époque du « boom » des films en VHS, et j’ai fait ça pendant sept ans. J’ai ensuite bossé comme directeur général adjoint d’une boîte qui s’appelait Delta Vidéo – vu votre âge, je pense que vous ne devez pas connaître. Et ensuite, de façon consécutive, j’ai travaillé durant trois ans à TF1 où je m’occupais du département vidéo et du département des productions internationales, puis encore trois ans à StudioCanal où je m’occupais des productions internationales, des éditions vidéos et de la distribution en France. Tout cela m’a permis d’avoir une certaine expérience/expertise. Or, à l’époque où Jean-Marie Meissier avait souhaité devenir « maître du monde » avec StudioCanal, on a préféré partir avec ma petite bande de l’époque, histoire de créer une boîte où l’on se sentirait plus à l’aise. Et c’est comme ça qu’on a créé Wild Side, avec l’aide de Jean Labadie qui était à l’époque le patron de Bac Films. Il faut comprendre que, partant de là, on démarre à cinq personnes dans une seule pièce. Notre envie à nous, c’est de « faire découvrir », ce que les autres ne font pas. On commence donc par s’intéresser aux oubliés de l’Histoire du cinéma, notamment avec la Shaw Brothers et aussi un très gros pan du cinéma japonais qui donnera naissance à la collection Les Introuvables, avec beaucoup de raretés. À un moment donné, en 2004, on se retrouve avec un gros hit d’estime – parce que les entrées ne sont hélas pas là – avec Old Boy lors de sa distribution en salles. On achète le film sur la base d’un traitement, on se retrouve à Cannes en compétition, on repart avec le Grand Prix, et tout cela deux ans après la création de Wild Side. Juste derrière, on a embrayé avec d’autres succès comme la série des [REC] ou Drive, et cela a fini par créer des liens avec des cinéastes comme Park Chan-wook ou Nicolas Winding Refn… Je dirige donc Wild Side pendant 13 ans, et quand je quitte cette boîte, c’est devenu une grosse machine qui compte une trentaine d’employés et dans laquelle j’ai un peu plus de mal à me reconnaître. Du coup, j’en recrée d’abord une toute petite qui s’appelle La Rabbia, en partenariat avec Wild Side. L’idée, c’est de sortir un film par an, de le remettre au goût du jour, et d’essayer de le faire découvrir à un public jeune. Je souhaite montrer à ces jeunes qu’il y a des choses différentes et originales qui ont été créées dans l’Histoire du Cinéma et dont ils n’ont pas forcément eu vent. Bon, là, en l’occurrence, je choisis de démarrer avec une évidence, à savoir Les Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa. Je me suis dit : « Ce film-là, tout le monde le connait, donc ce sera facile ». Et je poursuis avec d’autres films un peu plus risqués et compliqués, comme Wake in Fright de Ted Kotcheff, par exemple. Je reste persuadé que quand vous découvrez un film comme celui-là, vous vous dites « Oh là là, c’est hallucinant ! ». Et de fil en aiguille, au moment où je quitte Wild Side, je garde aussi en tête l’envie de créer une petite structure visant à accompagner les films du début à la fin. L’idée, c’est que l’on puisse soit les acheter quand on n’a pas d’autre choix, soit les développer et les (co)produire dans un monde idéal. Et c’est comme ça qu’est né The Jokers, une petite entité de quatre personnes.
En somme, La Rabbia semble vraiment focalisée sur les films de patrimoine, tandis que The Jokers est plus axée sur les sorties cinéma du moment…
Oui, c’est cela. La Rabbia ne fait que du patrimoine, The Jokers ne fait que du film contemporain. Et nous avons aussi le petit dernier, qui s’appelle Lonesome Bear et qui est un label dont les films sont plutôt destinés à une exploitation digitale.
A l’époque où vous étiez à Wild Side, l’une des éditions à laquelle vous avez grandement participé et qui avait fait sensation de par son contenu et son packaging a été celle de La Nuit du Chasseur de Charles Laughton. Vous avez d’ailleurs confié à l’époque qu’il s’agissait d’un film fondamental dans votre parcours de cinéphile. Doit-on en déduire qu’en tant que distributeur de films, votre choix de distribuer tel ou tel film découle exclusivement de vos goûts personnels, ou y a-t-il un autre critère qui rentre en compte dans ce choix ?
Majoritairement, oui, je dirais que ma cinéphilie pèse lourd dans ce choix. Après, je précise que mes goûts ne sont pas toujours ceux qui rencontrent le public. Parfois ça arrive, parfois ça n’arrive pas, mais au final, cela reste mes goûts. Et puis, je pense que le propre et le luxe d’un patron de PME, c’est d’avoir la possibilité de faire selon ses envies et selon son pognon. C’est lui qui choisit. Alors, évidemment, il est mal payé, ou plutôt il se paie très mal ! (rires) Mais il fait ce qu’il veut, et c’est un choix. Du coup, oui, je dirais que les choix correspondent à peu près à 90% de mes goûts. Et pour le reste du pourcentage, on se retrouve parfois un peu déçus de certains films qu’on avait préachetés sur la base d’un scénario et qui au final ne sont pas ce qu’on espérait. A ce moment-là, ça ne correspond plus à mes goûts. Ça l’était avant, mais plus après.
Vous évoquiez à l’instant Nicolas Winding Refn ou Park Chan-wook parmi les cinéastes que vous souhaitez mettre en avant. Dans la liste, on pourrait également rajouter Ben Wheatley, Jeremy Saulnier, Fabrice Du Welz ou encore Takeshi Kitano – par rapport à l’actualité récente de La Rabbia. Outre la singularité de leurs styles respectifs, tous ces cinéastes ont en commun de proposer surtout ce qu’il est convenu d’appeler des « propositions de cinéma », des films qui se veulent « autres » dans leur ton et parfois même dans leur fabrication. Quelle est votre stratégie pour faire connaître le plus possible ces films, surtout dans un marché qui tend à privilégier un cinéma plus mainstream ?
Je ne parlerais pas de « stratégie » en tant que telle. Je dirais qu’on essaie avant tout de rallier à notre cause des gens qui n’ont pas envie de subir le cinéma mais plutôt de le découvrir. Et pour le découvrir, il faut être curieux. Il faut aimer des choses différentes de ce qu’on vous impose de voir… Bon, je n’ai pas de rancœur particulière contre Marvel, par exemple, mais je dirais qu’à un moment, trop c’est trop. Je considère que le goût unique ne doit pas être façonné par Marvel – je schématise un peu en disant cela – ou par les comédies françaises à affiche fond bleu qui est LA tendance depuis le milieu de l’année dernière. Je pense qu’on passera bientôt au fond orange, et que tout le monde fera de même… En somme, l’uniformité est quelque chose qui me fait singulièrement chier. Je suis père de deux enfants qui ont dix-huit et vingt-trois ans, et je n’ai pas envie que leurs goûts soient façonnés par des choses que je considère comme peu originales et peu capables d’éveiller la curiosité. Ce qu’on essaie de défendre, c’est un cinéma qui éveille la curiosité et qui assume ses différences.
© La Rabbia
Venons-en maintenant à Memories of Murder. Quel est votre rapport personnel à ce film, et comment l’avez-vous découvert ?
Alors là, je peux vous raconter toute l’histoire, parce qu’elle est assez drôle ! (rires) Je découvre Memories of Murder au Marché du Film à Cannes en 2003, soit un an avant sa sortie en France. J’étais avec un ami, on sort de la projection, je me dis : « Putain, c’est une bombe, le film est génial… mais jamais ça ne marchera. Le public français n’est pas prêt ». Mon ami pense que je suis dans le vrai, et du coup, on n’achète pas le film. Une autre société de production se charge donc de l’acheter, le film sort en salle, il est encensé par la critique française, il marche assez honorablement (quelque chose comme 70 000 entrées environ), et là, je m’en veux énormément. Je me dis : « C’est la dernière fois que tu vois un film qui te plait et que tu ne fonce pas ! ». Quelque temps après, je rencontre Bong Joon-ho à Busan. Le type me plaît vachement, et je fais donc une proposition colossale sur The Host qui est ensuite refusée par la production. Vexé comme un pou, je leur dis d’aller se faire foutre, que je ne travaillerais plus avec eux, etc… Finalement, ils vendent le film à un autre distributeur pour quatre fois moins que ce que j’avais proposé. Nouveau rendez-vous manqué, donc. Derrière cela, je me bagarre avec Diaphana sur Mother, qui récupère le film parce que je n’arrive pas à proposer assez d’argent pour l’acheter. Là, j’en ai un peu marre. Et donc, sur Snowpiercer, on est passé à l’attaque, on est monté très haut, et je l’ai finalement acheté pour Wild Side avec Jean Labadie. Là, je vous passe les détails, mais ça correspond à un moment où je deviens très pote avec Bong. On fait une très belle sortie sur Snowpiercer, avec un très beau score en salles et une semaine de boulot avec Bong pour la promotion qui se passe merveilleusement bien. Depuis, on ne s’est plus quittés. Et un soir, je retrouve Bong en compagnie de Darius Khondji [NDLR : directeur de la photographie sur Seven et Okja], qui m’avaient fait la surprise de venir à Paris. On discute ensemble, et Bong m’annonce qu’il a restauré Memories of Murder en 4K. Je lui confie que si j’arrive à récupérer le film, je ressortirais le film en salles, j’essaierais de faire une édition qui fera vraiment date, je ferais un bouquin dessus, et si possible, j’irais carrément jusqu’à éditer la bande originale ! Du coup, on rachète le film, et la suite de l’histoire, eh bien, elle est toujours en cours… (sourire) On a ressorti le film l’année dernière en salles, et on a fait quasiment 20 000 entrées. L’accueil du jeune public a été formidable : ils ont l’air de l’avoir adoré au vu de ce que j’ai pu lire ou entendre sur les réseaux sociaux. Et du coup, pour notre label The Jokers, ce succès va nous permettre de sortir l’an prochain son nouveau film Parasite, qui est toujours en tournage à l’heure où je vous parle. Tout cela fait qu’il y a un lien très fort qui s’est créé petit à petit avec Bong.
Pour accompagner le film avec la sortie cinéma, on a un gros Blu-Ray qui s’apprête à sortir, un livre sur le film annoncé pour la fin de l’année, et donc la bande originale pour bientôt. Est-ce que le choix de jouer sur plusieurs types de médias (livre, musique, etc…) pour accompagner la ressortie d’un film consiste à proposer une sorte de « bonus en bonus » que le Blu-Ray ne peut intégrer, ou s’agit-il plus globalement de propager l’importance cinéphile du film en question au travers d’un autre média ?
J’aime beaucoup les histoires qui accompagnent la création d’une œuvre. J’aime le fait de savoir comment on fabrique les choses. Du coup, quand on a accès aux archives que les cinéastes veulent bien nous confier, je trouve toujours intéressant de raconter l’histoire de la fabrication des films. Accessoirement, j’aime beaucoup les livres et j’ai toujours rêvé d’en faire. Pour ce qui est de la bande originale, c’est surtout un goût personnel : j’aime tellement ce soundtrack que j’avais très envie d’en faire un vinyle beau et remasterisé. Je pense que, parfois, on se lance un peu dans l’inconnu et on apprend en faisant. C’est une idée que j’aime bien, car elle permet de faire en sorte que la monotonie ne s’installe jamais, d’être toujours en apprentissage, et également de défendre de vieux médias. Je pense d’ailleurs que ces derniers devraient perdurer. Certes, l’immatériel, c’est bien, mais imaginons qu’un jour, Internet tombe en panne. Que vont faire les gens dans ce cas-là ? Eh bien, il restera ça… (sourire)
Est-ce que Bong Joon-ho est malgré tout intervenu dans le contenu et la conception de cette édition Blu-Ray ?
Non. Il m’a juste donné à peu près sept kilos d’archives quand je suis revenu de Séoul. À ce moment-là, j’ai tout scanné à la maison, patiemment, en prenant mon temps. Et par la suite, on lui a dit qu’on aimerait faire un film rétrospectif avec lui et Song Kang-ho [NDLR : acteur principal du film] qui reviendraient se balader sur les lieux du crime et qui essaieraient de se remémorer cette époque-là à l’aune de leurs carrières d’aujourd’hui. Il a trouvé l’idée excellente. C’est Jésus Castro [NDLR : à qui l’on doit l’excellent documentaire sur la création de Snowpiercer] qui a finalement été à l’initiative de cela, et qui, pour info, est actuellement en train de travailler à la préparation d’un documentaire beaucoup plus large sur Bong. Il se trouve qu’au final, ça n’a pas pu se faire exactement comme on le voulait, d’abord pour des questions de disponibilité, mais aussi à cause de la préparation de Parasite. Malgré tout, je trouve que le résultat est très agréable à voir, et que, surtout, il présente la fabrication d’un film comme un véritable sport collectif, avec un entraîneur et des joueurs. Quand vous les entendez tous parler de Bong dans le documentaire, vous vous dites : « Putain, lui, c’est un vrai leader et on le suivrait jusqu’en enfer ! ». Il y a une vraie joie communicative chez tous ceux qui ont fabriqué Memories of Murder, et c’est vraiment ce que l’on ressent en regardant ce documentaire. C’était important de faire passer cela. Faire des films, ça doit être une approche de plaisir, avant tout. Il ne s’agit pas de fabriquer un objet en se disant : « De toute façon, ces connards ils vont rigoler à ceci et à cela, donc ça va marcher et on va se faire du blé ! ». Les mecs, ils sont partis pour faire une œuvre dictée par un artiste qui leur a donné une impulsion et qui leur a fait apprendre des choses. On sent que chacun a tiré quelque chose de la fabrication de ce film. Et malgré le fait que Bong soit bizarrement quelqu’un d’assez torturé, c’est aussi quelqu’un d’extrêmement drôle, de formidable sur le plan humain. Où qu’il soit dans le globe, il appelle toujours tous ses potes pour leur proposer de faire une soirée tous ensemble. Pour lui, il n’y a pas de « petites mains » ou de « stars ». Il y a une équipe, et tous ceux qui la composent sont traités de la même manière. C’est quelque chose qui me semble humainement très compatible avec ma façon de travailler et de voir les choses.
Cela semble presque un euphémisme de qualifier Bong Joon-ho de « torturé » quand on le découvre au tout début de ce long documentaire. En effet, à ce moment-là, on le voit seul dans une salle de cinéma en train d’avouer qu’à chaque fois qu’il revoit le film, il a l’impression que quelqu’un d’autre l’a réalisé. C’est très étrange pour un cinéaste d’avoir un tel rapport à sa propre création. Un peu comme s’il considérait que ce n’était plus vraiment son film…
À vrai dire, je pense savoir pourquoi il dit ça. En fabriquant le film, il était tellement obsédé par la résolution de cette enquête qu’il est devenu lui-même enquêteur…
… comme David Fincher sur Zodiac ?
Oui, mais ce n’était pas son travail. Je pense qu’il se sentait alors moins metteur en scène que policier. Sa femme m’avait même raconté qu’il était souvent passé par de sales moments pendant le tournage, et que souvent, elle était en train de le perdre.
Concernant l’actualité de La Rabbia, y a-t-il des films qui sont actuellement « dans votre viseur » si j’ose dire, et qui seraient sur le point de débarquer dans les mois à venir ?
Eh bien, nous avons déjà une petite liste de films pour cet été. On a JSA de Park Chan-wook pour le 27 juin, La Ballade de Narayama de Shohei Imamura pour le 11 juillet, et surtout, il y a le Takeshi Kitano de l’année, A scene at the sea, pour le 8 août. Cette dernière sortie me fait très plaisir, parce que c’est un film qui a été peu vu. En le revoyant, je me suis dit que tout Kitano était déjà là. Le burlesque, le slapstick, la composition des cadres, cet humour un peu pince-sans-rire… Je trouve le film absolument fantastique… Après, concernant les futurs projets, je ne sais pas… C’est un peu au fil de l’eau, si vous voulez… Vous savez, ça dépend des envies du moment, qui doivent se mixer aux opportunités possibles ou pas. Des idées, on en a plein, mais il faut que l’on voit ce qui est réalisable ou pas, ce qui est dans nos moyens ou pas, et aussi quel projet on veut construire autour de cela. Est-ce qu’on est encore prêts, sur un autre film, à aller aussi loin que ce qu’on a fait sur Memories of Murder ? Honnêtement, je n’ai pas de réponse à vous fournir dans l’immédiat… Par contre, je peux vous donner mon programme de livres pour 2019, si cela vous intéresse… (sourire)
Ah oui, volontiers !
Nous avons déjà en préparation une très grosse biographie de Nicolas Winding Refn. Ce sera une sorte de coffee table book qui sera écrit par Bruno Icher, et on va essayer d’en faire un livre assez exceptionnel. Il y aura aussi un bouquin sur l’acteur Sterling Hayden [NDLR : vu dans L’Ultime Razzia et Docteur Folamour de Stanley Kubrick] qui sera écrit par Philippe Garnier. Et sinon, il y aura peut-être un premier roman sans rapport avec le cinéma… Sur les films, le seul truc certain que je puisse vous signaler, c’est la ressortie de L’âme des guerriers de Lee Tamahori. Cela me faisait super plaisir de le ressortir. En fait, j’ai encore d’autres idées autour du cinéma des antipodes, mais il y a pas longtemps, en revoyant le film sur mon rétroprojecteur pour vérifier la qualité du matériel, je me disais qu’en fait, ce film, c’est Jusqu’à la garde en version maori ! C’est exactement ça ! Un vrai film sur les violences domestiques, très coup de poing, qui a certes les tics de son époque mais qui reste très fort.
Le film de Tamahori présente aussi une sorte de sécheresse visuelle qui rejoint un peu certains films que vous avez mis en avant grâce à La Rabbia. Je pense notamment à Wake in Fright, qui possède une texture de l’image très rêche, très charnelle…
Ce sont surtout des films qui vous secouent. Le cinéma, ça doit rester un art de l’émotion, et il faut que les films laissent une trace en vous. Sinon, ils n’ont aucun intérêt.
© La Rabbia
Depuis plusieurs années, les statistiques ont l’air de montrer que le marché DVD/Blu-Ray s’écroule un peu plus d’une année sur l’autre…
Je vous le confirme ! (rires)
… mais paradoxalement, et surtout en raison de ce qui circule sur les réseaux sociaux, on sent une demande de plus en plus forte du côté de certaines éditions conçues comme des objets collectors, à fort contenu éditorial et à des fins de préservation du patrimoine cinématographique, signés en l’occurrence par des éditeurs réellement cinéphiles comme La Rabbia, Wild Side, ESC, Carlotta ou encore Le Chat Qui Fume. Quel est votre regard là-dessus ? Est-ce que vous pensez que ce format-là peut encore se pérenniser ?
Honnêtement, je pense que c’est vraiment un « format de vieux »… Je suis désolé de dire ça, mais vous n’êtes malheureusement qu’une poignée d’un certain âge à vous intéresser encore à cela. Je pense que ça va continuer de baisser. Mais je trouve qu’il y a quand même une approche très intéressante – sur laquelle Le Chat Qui Fume semble aujourd’hui très performant – consistant à impliquer votre petit noyau de fans ou de followers dans tout le processus d’élaboration et de fabrication des choses. Et là, on en revient au crowdfunding. J’ai regardé pas mal de choses sur l’édition littéraire, et en fait, je crois que les gens ont envie d’avoir des produits un peu uniques, qui leur ressemblent et dans lesquels ils sont un peu impliqués. C’est une chose à laquelle je réfléchis actuellement : comment faire pour qu’on arrive à impliquer un peu plus les gens plutôt qu’à tout faire nous-mêmes selon notre idée ? Comment faire pour que le peu de followers que l’on a puisse avoir des choses qui soient faites sur mesure pour eux ? C’est l’objet de ma réflexion actuelle. Je pense que de toute façon, et économiquement en tout cas, tout va se jouer sur le lien qui va être tissé entre les labels et le public. C’est la seule façon pour nous de perdurer tout en restant fidèle à notre ligne éditoriale.
Autre enjeu créatif très actuel et de plus en plus polémique aujourd’hui : la place de plus en plus importante que prend Netflix dans le paysage de production et de distribution des films. S’agit-il aussi pour vous d’un danger ou d’une révolution comme on peut souvent l’entendre ici et là ?
Ce n’est pas du tout un danger, en tout cas pas davantage pour les films que Spotify et Deezer pour la musique. C’est exactement la même chose… Mais bon… En réalité, je ne comprends même pas qu’il y ait encore un débat sur ce truc-là. On est en 2018, et en France, on est encore sur un mode d’exploitation des films qui est relativement rétrograde et qui ne prend pas du tout en compte la génération qui a grandi avec Internet. Ou alors, si elle les prend en compte, c’est juste en leur disant : « On a du Marvel pour vous, avec des sièges qui bougent et de l’eau qui vous tombe dessus ! ». Très bien. Sauf que Disneyland et le Parc Astérix font pareil ! Moi, je pense qu’un film est fait pour s’adresser au plus grand nombre possible. S’il faut en passer par Netflix ou par une autre plateforme, eh bien tant mieux ! Cela dit, je ne pense pas qu’il faille résumer le digital à Netflix, parce qu’il y aura certainement d’autres plateformes, certes pas concurrentes – Netflix reste un mastodonte difficile à arrêter – mais en tout cas périphériques, sur lesquelles on proposera de diffuser d’autres typologies de films, ou qui seront peut-être une sorte de « buffet chinois à volonté » comme peut l’être aujourd’hui Netflix. Tout cela me semble être l’évolution logique des choses. Je pense qu’à un moment donné, ce serait bien d’arrêter ces combats d’arrière-garde de merde. Peut-être faut-il juste se poser et se dire que, dans d’autres pays, non seulement ça marche différemment, mais surtout, les gens ont accès plus facilement aux films. Aujourd’hui, la clé de la réussite, c’est la rapidité. Quand un film fait soudain le buzz sur Internet, les gens veulent le voir tout de suite. Et il le faut, parce que sinon, le buzz s’effondre très vite. Plus on attend, plus on reste dans une chronologie des médias totalement figée, plus le film a toutes les chances d’être un échec. De toute façon, la chronologie des médias est avant tout faite pour protéger des pay TV qui n’ont pas pris suffisamment tôt le virage du digital et qui sont des modèles assez obsolètes. Pour ce qui est du système subventionné du cinéma français, on est tous très contents qu’il existe, ne serait-ce que parce qu’il permet à un certain nombre de films de se faire. On aimerait bien que certains ne soient pas faits uniquement grâce à ça, mais c’est pourtant le cas. Mais en même temps, il y a d’autres moyens pour faire des films. Il y a une vraie économie de marché pour ça, et il n’y a pas nécessité absolue d’être subventionné de A à Z pour y arriver. En plus, je suis sûr qu’à un moment, si on tentait des sorties simultanées en salles/digital, voire même en salles/digital/physique, on s’apercevrait somme toute que ça touche pas mal de gens et que ça n’a pas réellement d’impact pour ceux qui préféreraient le voir en salle. Et pour des zones mal desservies en termes non pas de salles de cinéma mais de typologie de films, cela permettrait de donner accès aux films à un plus grand nombre de spectateurs… Voilà un peu mon ressenti… Mais de toute façon, je trouve ce débat tellement con. Ça agite autant que les vidéos de chat sur YouTube ! Pour moi, c’est à peu près du même niveau.
Si vous deviez résumer votre travail en trois mots ?
Artisanat… Ténacité… Amour des artistes.
Propos recueillis à Lyon le 19 juin 2018 par Guillaume Gas. Un immense merci à Manuel Chiche pour sa générosité et sa disponibilité, ainsi qu’à Sophie Bataille pour avoir rendu possible cet entretien.