Nouveau Cinéma Grec


Canine de Yorgos Lanthimos (2009), le film le plus remarqué du “Nouveau cinéma grec”

La Grèce, au moment de la rédaction de ce dossier, est un énorme point d’interrogation. Soumis à une intense pression de la part des pays occidentaux et des marchés pour respecter les engagements du plan de rigueur et éviter de sortir de l’euro, dans l’attente de nouvelles élections législatives le 17 juin après l’absence de majorité sur laquelle ont débouché celles du 6 mai, qu’à moitié assuré d’un sauvetage jusqu’au-boutiste, suspendu au vote de ses citoyens qui pourrait faire émerger un gouvernement fondamentalement opposé à la mise en œuvre des conditions de l’Union Européenne et du Fonds Monétaire International et donc poser de nouvelles questions pour son avenir, le pays est à genoux. Il est extrêmement déconcertant, en des temps pareils, d’y voir émerger une cinématographie si stimulante et si remarquée – voire célébrée – dans les festivals internationaux qu’elle s’impose presque comme un phénomène « à la roumaine » (on se rappelle, il y a quelques années, l’explosion de nouveaux talents roumains, désormais confirmés). Une dizaine de longs-métrages, découverts à Berlin lors du dernier festival international du film ou à l’occasion d’un cycle au Kino Arsenal de la Cinémathèque Allemande, nous en ont donné un aperçu des plus étonnants. A quoi tient ce paradoxe qui veut que d’un pays au plus bas puisse émerger l’un des cinémas qui bénéficient aujourd’hui le plus de l’attention des professionnels, et notamment des sélectionneurs des festivals (encore peu des distributeurs étrangers, malheureusement) ? Faut-il se précipiter, comme trop de journalistes le font, et parler de « Nouvelle Vague » dès lors qu’une poignée d’œuvres frappent les esprits en l’espace de trois ans ?


« VOUS N’AURIEZ PAS 1 MILLION D’EUROS ? » (AIR CONNU)

Disons-le, en dehors de Theo Angelopoulos, récompensé à de nombreuses reprises dans les plus grands festivals du monde et décédé en janvier dernier, on ne connaît que peu (voire pas) de cinéaste grecs qui aient su acquérir une reconnaissance internationale. « Figure d’autorité ombrageuse, Angelopoulos, loin d’être aimé de tous, souffrait du fossé qui semblait se creuser irrémédiablement entre les générations. Il tenait à son statut, mais vivait avec difficulté son rôle de patriarche dans le monde du cinéma grec qui, à l’image de l’Etat, était (mal) g¬éré, d’accointances en accointances. Il est vrai que, pour certains cinéastes de la jeune génération qui accèdent aujourd’hui aux festivals internationaux, Theo Angelopoulos n’est qu’un nom lointain, totalement coupé de leur réalité. Ils connaissent souvent sa réputation plus que ses films et raillent son académisme », explique Laurent Rigoulet de Télérama. Peu avant le décès par accident de la « star » du cinéma grec, un bras de fer vieux d’une vingtaine d’années était tout juste remporté par un collectif de quelque 250 artistes de cinéma : une loi de soutien a été votée mais attend toujours d’être mise en œuvre. Elle prévoit le réinvestissement d’environ 1,5% du revenu cinématographique annuel dans la production cinématographique nationale (un taux dérisoire par rapport à la France). Alors que des structures de soutien se font toujours attendre, on continue de produire comme on peut, sans soutient étatique, avec des budgets minimes, à coup de prestations artistiques à peine rémunérées (comme les acteurs du récent Alps de Yorgos Lanthimos) ou d’avance financière d’un tel à un autre. La Grèce n’ayant commencé à évoquer la création d’une Académie du Cinéma – et pas encore d’école nationale de cinéma – qu’en 2011, bien des cinéastes qui émergent aujourd’hui sont des autodidactes ou ont accumulé les expériences à l’étranger. Panos H. Koutras (Strella) a fait ses études de cinéma en France, Yannis Economides (Knifer) est un Chypriote émigré en Grèce il y a environ vingt ans, Jan Vogel (Wasted Youth) vient d’Allemagne, Athina Rachel Tsangari (Attenberg) a longtemps travaillé aux Etats-Unis et Constantine Giannaris (Au Bout de la Ville, 1998), que Tsangari et Lanthimos citent comme une référence importante pour le nouveau cinéma grec, a vécu des années au Royaume-Uni. Tsangari évoque ainsi son retour au pays avec (Attenberg : « Je revenais dans mon pays d’origine après plus de dix ans et je devais avant tout y retrouver mes repères. A vrai dire, c’était très libérateur. Je crois que le sentiment d’être un « marginal », qui vient de l’extérieur, est un positionnement essentiel. En tant que cinéaste, il est important d’établir en premier lieu une distance à ce que l’on filme, afin d’avoir une image claire des relations humaines que l’on s’apprête à décrire. »


Attenberg d’Athina Rachel Tsangari (2011)

Concernant leurs futurs projets également, les cinéastes n’hésitent pas à se tourner vers l’étranger, où ils peuvent espérer trouver des financements qui leur permettent de concrétiser des projets de plus grande ampleur qu’ils sont naturellement en droit d’élaborer, surtout après une reconnaissance internationale acquise en festival. Ainsi, Panos H. Koutras cherche à développer son nouvel opus avec une aide de l’étranger, Tsangari se lance dans un film de science-fiction et fait la navette entre Istanbul et Varsovie, Lanthimos s’est installé à Londres pour développer rien moins que trois projets en anglais (dont un film en costumes). Filippos Tsitos, dont on n’a pas pu voir le Unfair World, dresse pour Télérama l’état de la situation en Grèce et des motivations de ces multiples départs : « Il est à peu près impossible de gagner sa vie comme cinéaste dans la Grèce d’aujourd’hui, dit-il. Les commandes publicitaires, qui nous ont permis de nous débrouiller à l’époque de l’argent facile, sont en berne. Les télévisions ne produisent rien. »

Sur place, c’est donc un système de la dèche fondé sur l’entraide et la solidarité qui sert, aujourd’hui, de ciment à cette jeune école. « Il serait tentant de parler d’une communauté artistique, dit Yorgos Lanthimos, mais nous travaillons ensemble par la force des choses, nous nous proposons mutuellement des solutions car nous n’avons pas d’alternative. Il n’y a jamais eu aussi peu d’argent pour produire ; nous tentons de contourner cet écueil, d’assumer cette pauvreté. » Les liens entre artistes sont évidents dès lors que l’on parcourt les filmographies des uns et des autres : c’est souvent le même noyau que l’on retrouve. Yorgos Lanthimos et Athina Rachel Tsangari se produisent mutuellement et tournent avec des acteurs en commun, Yannis Economides et Syllas Tzoumerkas (Homeland) jouent dans Wasted Youth d’Argyris Papadimitropoulos et Jan Vogel, etc. Un groupe d’acteurs « à gueule » émerge également, que l’on retrouve chez plusieurs de ces nouveaux cinéastes : Vangelis Mourikis est dans Attenberg, Knifer et Tungsten, le jeune Hristos Passalis, remarqué dans le rôle du fils de Canine, est également dans Black Field et Homeland, et la liste pourrait être encore longue… L’impression que l’on a est celle d’un réseau formé envers et contre tout, et elle ne se trouve que renforcée lorsque l’on apprend de Yorgos Lanthimos, venu à la Cinémathèque de Berlin, que bien des protagonistes de ce nouveau cinéma grec vivent d’ailleurs dans le même quartier d’Athènes, tout juste à quelques rues les uns des autres ! Venu en représentant de cette génération auto-baptisée « low no budget » (petit budget égal à zéro), il évoque la persévérance des jeunes cinéastes grecs comme un « travail à la Sisyphe ». Son cas est un exemple parfait : arrivé à priori « au sommet » en remportant le Prix Un Certain Regard à Cannes pour Canine (2009), il n’en a tiré aucun avantage et a dû tout simplement repartir de zéro et financer avec des bouts de ficelle – sans même pouvoir promettre à ses acteurs une rémunération décente – Alps. Le cinéaste conserve au moins une ironie après un parcours aussi éprouvant, expliquant au public berlinois qu’en Grèce, aujourd’hui, même quand on est parvenu à se faire un nom jusque sur la scène internationale, on ne peut espérer trouver quelqu’un à qui demander « Vous n’auriez pas un million d’euros ? ».


TROP DE DIVERSITÉ POUR PARLER DE « VAGUE »


Strella de Panos H. Koutras (2009)

Le simple aperçu que l’on propose ici de la production indépendante grecque des trois dernières années suffit à constater que, faute de projet artistique concerté et au vu d’une diversité des genres et des styles, parler de « Nouvelle Vague grecque » serait peu approprié. Evacuons d’ores et déjà quelques opus très singuliers qui n’entretiennent que peu de liens pertinents avec les autres : Black Field de Vardis Marinakis (2010) livre la chronique d’un couvent perché au sommet d’une montagne au XVIIe siècle, à une époque où la Grèce était sous domination ottomane. L’arrivée d’un Janissaire blessé révèle l’ambiguïté qui était déjà larvée à tous les étages de l’institution : les attirances en tous genres, hétéro- ou homosexuelles, se dévoilent, et particulièrement celle qu’une jeune religieuse au visage ambigu et qui ne parle qu’en murmurant éprouve pour le Janissaire. La tension monte doucement quant à la révélation de l’identité sexuelle du personnage, sans pour autant trouver dans le visuel léché un degré suffisant d’incarnation. Chose dont peut largement se targuer le beau Metéora de Spiros Stathoulopoulos, présenté en Compétition Officielle à la Berlinale 2012. Le décor naturel incroyable qui donne son titre au film est cette fois-ci exploité dans toutes ses potentialités symboliques pour transcender l’histoire d’un amour entre une nonne et un moine orthodoxe pris en étau entre leur amour passionnel et leur ferveur religieuse. Assumant une belle stylisation faite de passages animés imitant les visuels d’icônes orthodoxes byzantines, le film est une œuvre pleine, cohérente et impressionnante qui vaut avant tout comme production singulière d’un artiste polyvalent, mi grec, mi argentin, à suivre de près.

L’ambiguïté sexuelle est également au cœur de Strella de Panos H. Koutras, sorti en France en 2009, dans lequel un quinquagénaire fraîchement sorti de prison s’amourache du personnage-titre, un transsexuel, tout en tentant de retrouver son fils dont il perdu la trace. Nous voilà plongé dans la vie nocturne athénienne underground, avec ses shows de travestis et ses réseaux de prostitution, où un groupe soudé d’ami(e)s résiste face à l’altérité avec une fureur de vivre incroyable. Si ça vous rappelle quelque chose, c’est normal : Koutras est visiblement un grand admirateur d’Almodóvar. La verve des dialogues et l’exubérance queer sont là et offre au film ses meilleurs moments, mais l’émotion est nettement moins bien gérée, notamment parce que le volet pseudo-expérimental est, dans cet opus-ci, d’une laideur assez catastrophique (les visions du personnage principal) et que les twists du scénario sont franchement gros, en tout cas clairement moins bien amenés que les plus fous de l’œuvre almodovarienne. On est parfois déçu de trouver chez plusieurs de ces réalisations grecques récentes une influence trop marquée, peut-être pas assez digérée, de cinéastes renommés. Les récits polyphoniques et complexes que Guillermo Arriaga dénouait savamment dans les trois premiers films d’Alejandro González Iñárritu nous viennent par exemple en tête lorsque l’on découvre les partis-pris narratifs de Tungsten ou de Wasted Youth. Pour autant, ces opus-là savent bien mieux se démarquer de leur modèle que celui de Koutras, ne serait-ce que parce que ce qu’ils ont à nous montrer de la société grecque d’aujourd’hui est suffisamment radical et fort pour que la forme, même sous influence, se mette bien au service d’un fond dont elle vient transcender la capacité de fascination.


Tungsten de Yorgos Georgopoulos (2011)

La représentation de la ville demeure une connexion intéressante entre bien des films que l’on a vus. Deux d’entre eux, Knifer et Tungsten, choisissent de filmer Athènes en noir & blanc. Le réalisateur du premier ne donne d’autre raison que la trop grande laideur de la capitale, qui ne mériterait même pas la couleur selon lui ! Il faut dire que ça n’est en rien l’Athènes touristique qui est montré (vous pouvez toujours attendre pour voir l’Acropole dans un film du nouveau cinéma grec !), bien au contraire ses périphéries populaires, sales et déprimées, succession de hangars de tôle rouillée et de maisons mal finies. Les errances des personnages de ces deux opus mais également de ceux de Homeland, Strella et Wasted Youth dans ce décor urbain désolé s’imposent presque comme un motif récurrent du nouveau cinéma grec, une métaphore de l’attente du pays d’un futur plus clair et encourageant que celui que le monde lui promet. Chômage, pauvreté, précarité de l’emploi, cercle vicieux de l’endettement et mesures radicales des forces de l’ordre contre le moindre écart de conduite constituent immanquablement la toile de fond des œuvres contemporaines et citadines que l’on a vues. Un marasme social et un horizon bouché qui semblent ne laisser comme possibilité aux personnages que des déambulations éthérées, qu’un lent enfoncement dans un présent aux lendemains incertains…


CHAUFFÉS A BLANC

Le carton qui ouvre le très bon Tungsten de Yorgos Georgopoulos (2011) offre une image assez forte de l’état dans lequel se trouvent bien des personnages dont on a suivi les histoires dans ces quelques films. Il y est expliqué que le tungstène est l’élément chimique qui a le plus haut point de fusion. Et en effet, par une narration non linéaire qui multiplie les boucles temporelles de manière toujours pertinente et laisse la violence nichée dans des ellipses pour mieux en décupler paradoxalement l’impact (le coût des effets spéciaux est également économisé, point non négligeable pour un film au budget si minime), par un jeu radical sur le clair-obscur, un noir & blanc tellement contrasté qu’il en agresse presque les yeux, le réalisateur distille un certain malaise et fait monter doucement la température. Le rythme plutôt lent et pesant nous fait épouser l’épreuve émotionnelle subie par des personnages qui multiplient les échecs sur une journée sans fin. Pour les sauver de ce sentiment terrible d’avoir été « oubliés dans le noir » (comme le dit un protagoniste suite à un black-out qui plonge Athènes dans la pénombre), ne restent guère que l’espoir d’un ailleurs (voir les plans récurrents sur le ciel et une conversation sur les avions) et les points de suspension sur lesquels le réalisateur clôt son film, comme pour dire que la suite dépend de la capacité d’action des personnages… ou des spectateurs grecs.


Wasted Youth d’Argyris Papadimitropoulos et Jan Vogel (2011)

Les échos sont nombreux avec Wasted Youth d’Argyris Papadimitropoulos et Jan Vogel (2011), où il s’agit cette fois-ci de deux itinéraires qui ne se croiseront que très tardivement : respectivement ceux d’un jeune skateur et d’un flic blasé. La longueur des blocs centrés sur l’un ou sur l’autre diminue progressivement pour figurer l’imminence du croisement des trajectoires ainsi que le rapprochement dans l’espace. La tension tient, là encore, à une admirable maîtrise du rythme : la confrontation est de plus en plus dérangeante entre d’un côté l’insouciance de l’adolescent qui rechigne à chercher un job d’été ou même à aller voir sa mère malade à l’hôpital, et de l’autre la frustration du policier dont la reconversion en restaurateur s’avère impossible, faute d’un marché suffisant en temps de crise. A ce sujet, l’un des réalisateurs du film explique : « La crise ne peut que nous inspirer. Elle affecte tous les compartiments de notre existence, touche de plein fouet la majorité de nos amis, elle nous stimule et nous offre des histoires, des émotions, des bouleversements à n’en plus finir. » Elle constitue en tout cas une épreuve aux allures de dernière étape avant un renouveau, un changement radical auquel les réalisateurs nous renvoient sans le mettre en scène, comme pour dire qu’il ne tient qu’au peuple grec et à ceux qui, comme lui, sont au bout du rouleau : là encore, la fin du film donne énormément à réfléchir sur les conditions d’une révolte ou d’un changement de quelque autre nature (la trame du film est inspirée de la bavure policière qui a été le point de départ des émeutes de 2008).

L’appel à l’action ou du moins à la dénonciation d’une situation désastreuse est bien plus explicite dans Khaima d’Athanasios Karanikolas (2010), un documentaire sur un camp de réfugiés afghans à Patras, une ville portuaire. L’idée de départ, c’est de prendre le contre-pied d’un reportage TV quasi-mélodramatique, en tout cas répugnant, que le réalisateur avait vu sur le sujet. Ayant encore en tête l’infâme Terraferma de l’Italien Emanuele Crialese (2012), on imagine très bien ce que peut être un film « obscène » sur des questions d’immigration, qui – parfois sans forcément que les intentions soient mauvaises – fait des immigrés des hordes informes et menaçantes. Le parti-pris anti-sensationnaliste de Karanikolas lui impose une forme elle-même précaire : ça n’est que sans caméraman ni quelque équipe que ce soit qu’il a pu approcher comme il le voulait des réfugiés politiques qui ont perdu toute confiance en les médias. En de longs blocs thématiques (visites médicales dans le camp, prières, démarche de demande d’asile, etc.), le réalisateur met en avant la dignité de ces hommes partis sans leur famille en quête d’une terre d’accueil et d’une échappatoire aux emprisonnements arbitraires et aux tortures. Mais la rigueur et la sobriété de sa mise en scène met aussi implacablement en lumière une impasse, qui tient à ces temps de crise qui dresse les hommes les uns contre les autres et radicalisent les discours. Ainsi de cette interview terrible du maire de la ville à la radio, où il jette la faute sur le Ministère de l’Intérieur, se contredit de manière flagrante pour finir, énervé, sur un « on ne peut pas vivre avec ces gens-là » dont on laissera chacun libre d’évaluer le degré de xénophobie. Il est intéressant de constater à quel point la fiction et le documentaire peuvent travailler la même dynamique sous-jacente : celle de la mise du spectateur au pied d’un mur, destinée à susciter en lui des réactions décisives, ou au moins une réflexion sur ces problèmes sociétaux.


Knifer de Tannis Economides (2010)

Face à la débâcle, on ne s’étonne pas qu’au moins un des cinéastes que l’on a découverts ait choisi la voix du nihilisme le plus pur. Yannis Economides livre avec Knifer une chronique radicale de la laideur humaine, où un homme sans ambition est embauché par son oncle raciste et violent afin de surveiller ses deux chiens de race et d’empêcher ainsi que des voisins albanais ne viennent les empoisonner (!). La lassitude ne se fait pas attendre et le personnage entame une relation avec la femme de son oncle… Inspirés selon les déclarations mêmes du cinéaste des « causes humaines de la crise », les protagonistes ne sont menés que par leurs bas instincts et représentent pour Economides les responsables de la lente chute du pays. Le regard posé sur ces « déchets humains » ne fluctue qu’à peine : ils sont la plupart du temps filmés comme des bêtes hirsutes, dans des scènes de sexe compulsif ou de violence extrême. Si le statisme pesant de la mise en scène, allié à un noir & blanc très contrasté, peut faire son petit effet dérangeant, il y a quelque chose, dans ce mépris trop communicatif des personnages, qui rappelle les pires excès de Todd Solondz (Happiness, 1998, Life during Wartime, 2010). On garde néanmoins à l’esprit cette fin à la symbolique sans appel : immédiatement après une scène de meurtre, le personnage est filmé des années plus tard, bien propre sur lui, dans une maison qu’il a visiblement retapée entre-temps, avec femme, enfants et grosse voiture. Pour expliciter encore davantage le fait que la noirceur humaine ne soit que recouverte d’une « peinture blanche » artificielle, Economides filme depuis l’intérieur de la baraque la grille métallique qui se ferme derrière des rideaux fleuris. Une métaphore cruelle d’un pays gangréné par l’avarice, l’individualisme et la fraude en tous genres, qui se construit lui-même une prison ?

Quant à Homeland de Syllas Tzoumerkas (2010), le positionnement qu’il propose face à la crise est à la fois le plus intéressant sur le papier et le moins efficacement transmis par l’œuvre elle-même. Dès les premières images, l’opus s’annonce comme théorique et programmatique : le travail de l’antithèse est posé comme principal trait formel. Tandis qu’on chante un « Notre Père » dans la cour d’une école, un montage vif nous fait passer immédiatement sur le périphérique athénien où un personnage tombe en panne d’essence et crie « Quel enfer ! » (sic). Cette envie de ne fonctionner que par contrepoints un peu lourds entre deux courtes scénettes successives sera constante tout au long du métrage, rendant illisible le drame familial qui nous est raconté à travers trois périodes entremêlées ! Dans une fratrie marquée par la grave maladie du patriarche et une histoire d’adoption obscure, on se trompe, on se dispute, on se frappe, on perd (vraiment) la tête et on couche entre cousins. Au drame familial éclaté s’entremêlent des images de la Grèce d’aujourd’hui mais également de la fin de la Dictature des Colonels en 1974. Les échos entre les revendications des deux époques sont frappants : « le pouvoir au peuple ! », « les droits de décision aux Grecs » (sous-entendu pas aux grandes puissances de l’Union Européenne)… En évoquant également, dans une scène de cours de musique dans une école, l’hymne national (« Hymne à la Liberté », poème de Dionysios Solomos, de 1823, qui appelle à l’insurrection pour protéger une Liberté blessée), Tzoumerkas semble vouloir mettre la Grèce d’aujourd’hui face à ses paradoxes. Aurait-elle perdu de vue les fondamentaux de son histoire ? Dans les liens entre petite et grande histoires, les pistes intéressantes sont nombreuses à être explorées, sans qu’aucune ne soit réellement approfondie. Le grand-père était-il un cadre de la Dictature des Colonels comme le laissent supposer quelques vieilles photos ? Faut-il quitter le chevet du passé (le grand-père mourant) pour se soucier davantage d’un avenir peu prometteur (les jeunes de la famille en perdition) ?


LIGNES DE FUITE


Alps de Yorgos Lanthimos (2012)

Au final, les « nouveaux cinéastes grecs » ne cherchent que peu à tenir la chronique de la crise, mais plutôt à s’en échapper, à la transcender par l’imagination ou par l’invention d’une forme particulière (qui confine à l’illisible dans le dernier cas évoqué ci-dessus). S’il est difficile de parler de « nouvelle vague », les collages quasi-compulsifs de Tzoumerkas (Homeland), l’excentricité queer de Panos H. Koutras (Strella) ou surtout les univers dérangeants d’Athina Rachel Tsangari (Attenberg) et Yorgos Lanthimos (Canine, Alps) valent à cette génération d’être rangée, par la presse anglo-saxonne, sous l’étiquette de « vague bizarre », qui ne lui va pas trop mal. On prend d’ailleurs d’ores et déjà le pari que ce sont les œuvres suffisamment singulières et détachées d’une évocation trop littérale des préoccupations grecques du moment qui marqueront le plus longuement les esprits et qui, dans plusieurs décennies, seront retenues de cette période si fructueuse du cinéma grec. Plutôt que de parler sociopolitique, Tsangari et Lanthimos, les figures de proue de ce nouveau cinéma, cherchent des lignes de fuite et parlent avant tout humain, au plus près des corps et des esprits (souvent un peu détraqués).

Ecrit en décembre 2008, soit au moment même où les premières manifestations éclataient en Grèce, Attenberg est fatalement hanté par ces remous sociopolitiques. Il en va de même pour Alps, projet lancé alors que le naufrage économique de la Grèce commençait à sérieusement préoccuper le monde. Mais disons que puisque cette même crise a influé sur leurs moyens financiers et donc imposé à leurs œuvres une plus grande rudesse, les cinéastes l’évoquent avec la seule option qui leur est laissée par la petitesse de leurs moyens : celle du minimalisme et de la métaphore, dans un espace filmique resserré à l’extrême, un microcosme qu’ils investissent de règles bien particulières. Dans la manière qu’ont Tsangari et Lanthimos de peindre un éveil au monde dans des cadres très peu encourageants (paysage de friche industrielle, maisons ou hôpitaux aseptisés), tout est donc affaire de décalage et d’étrangeté, ce qu’offrent idéalement leurs choix de direction d’acteurs et de mise en scène.

Il serait trop long de revenir sur les cinémas déjà si singuliers de ce tandem d’auteurs désormais incontournables – on l’a déjà fait dans des papiers plus développés. Disons juste que c’est assurément dans leurs œuvres à eux que les énergies libérées dans un travail de réalisation précaire mais acharné se répercutent le plus fortement sur le plan formel, tendu et percutant. A défaut de proposer un manifeste formel ou des expérimentations à même d’ouvrir de nouvelles perspectives pour le cinéma, voilà ce qu’a à nous offrir ce « nouveau cinéma grec » : une radicalité.

Sources : dossier Télérama par Laurent Rigoulet, dossier epdFilm par Andreas Busche (en allemand) et site du Kino Arsenal de la Cinémathèque Allemande (en allemand)


Les films du dossier :

ALPS de Yorgos Lanthimos
Alpeis – Grèce – 2011 – Couleur – 1h33 – Mostra de Venise 2011 – Prix du scénario

>>> Lire la critique

ATTENBERG d’Athina Rachel Tsangari
Grèce – 2011 – Couleur – 1h37 – Mostra de Venise 2010 – Prix d’interprétation féminine (Ariane Labed)

>>> Lire la critique

BLACK FIELD de Vardis Marinakis
Mavro Livadi – Grèce – 2010 – Couleur – 1h44

CANINE de Yorgos Lanthimos
Kynodontas – Grèce – 2009 – Couleur – 1h34 – Festival de Cannes 2009 – Prix Un Certain Regard, Nomination à l’Oscar du meilleur film étranger

HOMELAND de Syllas Tzoumerkas
Hora proelefsis – Grèce – 2010 – Couleur – 1h51 – Semaine de la Critique, Mostra de Venise 2010

KHAIMA d’Athanasios Karanikolas
Grèce – 2010 – Couleur – 1h26

KNIFER de Yannis Economides
Macherovgaltis – Grèce – 2010 – N&B et couleur – 1h48

METEORA de Spiros Stathoulopoulos
Allemagne/Grèce – 2012 – Couleur – 1h22 – Compétition Officielle, Berlinale 2012

>>> Lire la critique au retour de la Berlinale 2012

STRELLA de Panos H. Koutras
Grèce – 2009 – Couleur – 1h56 – Panorama, Berlinale 2009

TUNGSTEN de Yorgos Georgopoulos
Grèce – 2011 – N&B – 1h38

WASTED YOUTH d’Argyris Papadimitropoulos et Jan Vogel
Grèce – 2011 – Couleur – 1h38

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