L’USS Indianapolis est un nom que pratiquement tous les cinéphiles connaissent ; le croiseur américain portant le nom de la capital de l’Indiana n’était pourtant pas destiné à marquer l’Histoire, pas plus qu’un autre tout du moins. Son plus haut fait d’armes lui aurait au mieux donné droit à une ligne dans les manuels scolaires. Mais on ne choisit pas son destin. En juillet 1945, le navire transporte les composants de la bombe atomique vouée à être larguée sur Hiroshima. Cette mission est accomplie avec succès mais sur le chemin du retour, l’USS Indianapolis est coulé par un sous-marin japonais. Si la tragique catastrophe est couverte par les médias à l’époque, elle ne frappera les esprits de la planète entière que trois décennies plus tard…
Apocalypse dans l’océan rouge – Les Dents de la mer
En 1975, Les Dents de la mer (Jaws) de Steven Spielberg évoque cet événement au travers d’un des plus fabuleux monologues du septième art, la fabrication même de ce monologue est entrée dans la légende. Les scénaristes officiellement crédités, Peter Benchley et Carl Gottlieb, n’en sont aucunement à l’origine, l’idée d’inclure l’incident de l’USS Indianapolis vient du dramaturge Howard Sackler. Embauché pour peaufiner le script, Sackler considère qu’il faut donner plus de relief au personnage de Quint et l’impliquer dans ce naufrage semble être un bon moyen. Le concept se développe lorsque Spielberg confie le manuscrit à son ami John Milius. Le réalisateur-scénariste de Conan le Barbare s’enflamme et en tire un long texte qui passera ensuite entre les mains de l’acteur Robert Shaw. Également écrivain, ce dernier retouche le monologue afin qu’il puisse s’intégrer au mieux dans le film. La réécriture lui a probablement permis de saisir complètement la manière de l’interpréter. Entre amusement du narrateur sachant capter l’attention de son audience, état de transe face à la remontée de souvenirs abominables et pointe d’humour désenchantée, la prestation de Shaw garantit le délicat ton de la scène. Parfaitement soutenue par le découpage simple et précis de Spielberg, la séquence s’affirme comme un des moments les plus forts du long-métrage.
Cependant, une question se pose : jusqu’à quel point cet exposé est-il réaliste ? Si le film se refuse à une reconstitution en flashback qui serait hors-sujet vis-à-vis de l’histoire, la forme du témoignage n’assure pas pour autant la véracité du récit. En ce sens, le monologue se termine sur une erreur pour le moins grossière. Quint déclare que le naufrage a eu lieu le 29 juin et non le 29 juillet. Cette approximation confirme que le monologue reflète avant tout son point de vue, ce qui est déjà souligné par son style emphatique à la base de la renommée de cette histoire dans l’histoire. Les premiers faits contés sont néanmoins corrects : le départ de l’île de Tinian après la livraison de la bombe, les deux torpilles qui éventrent le navire, son engloutissement en à peine douze minutes, le secret entourant la mission pour les hommes d’équipage… Ce dernier élément amène toutefois une première discordance avec la stricte réalité. Selon Quint, aucun message de détresse n’a été transmis en raison du caractère top secret de la mission. Il s’avère que plusieurs SOS ont été envoyés mais ceux-ci sont restés sans réponse faute de confirmation. L’armée japonaise ayant l’habitude de communiquer des faux messages pour tendre des pièges, aucun secours ne sera dépêché. Que le monologue « mente » sur cet aspect découle d’abord d’une volonté de simplification pour fluidifier la narration. Quint démontre ainsi en quelques mots que les marins sont livrés à eux-mêmes, sans espoir d’être secourus rapidement. Il suggère aussi l’idée d’un équipage qui remplit jusqu’au bout son devoir et satisfait l’obligation de discrétion inhérente à sa mission. Ce détail a son importance pour la suite du récit présentée par Quint.
Pour lui, l’hécatombe qui suit le naufrage n’a qu’un seul responsable : les requins. Attirés par le sang et les cadavres, les squales se regrouperont et se repaitront du buffet à disposition. Pourtant, si le carnage causé par les requins est avéré, il n’est pas l’unique cause de décès. D’abord, il y a bien sûr les nombreux blessés qui succombent par l’absence de soins. La faim et la soif font d’autres victimes. Sans protection sous un soleil de plomb, l’insolation fait également son office. Plus macabre encore, tous ses facteurs provoquent des hallucinations. Chez certains, ces coups de folie auront des conséquences mortelles. Tout cela, Quint n’en fait aucune mention. Il n’y en a que pour le grand méchant requin et ses yeux tous noirs sans vie. Pragmatiquement, on pourrait juger que sa vision des choses fut dictée par les délires dont il a pu souffrir. Nonobstant, il convient de considérer la logique de ce choix au regard du rôle du requin dans l’intrigue des Dents de la mer. Comme nous l’avons indiqué dans notre analyse du long-métrage, le requin revête une stature mythologique. Il est le monstre chargé de rappeler à l’ordre les hommes ; de par la nature de la mission de l’USS Indianapolis, il n’y a qu’un pas pour voir dans la catastrophe une sorte de sanction divine. Le requin deviendrait l’instrument pour punir les hommes détruisant ses semblables en libérant une puissance telle que le monde n’en a jamais connue. En tout cas, c’est de cette manière que la version de Quint fait ressortir les choses. Cette dimension quasi-biblique est renforcée par la prose du personnage. La formulation laisse le spectateur s’emballer sur l’envergure du tableau (« A l’aube de ce premier jour, cent hommes étaient morts. Il y avait combien de requin ? Peut-être un millier… »). Les mots saturent tous les sens de l’auditeur (« on entend ce cri terrible qui vous perce les tympans et l’océan est tout rouge. Et malgré qu’on se débatte, qu’on gueule et qu’on hurle, ça grouille de partout »). Les visions prennent un tour surréaliste (« il faisait des bonds dans l’eau comme un jouet de celluloïd… debout… et complètement cisaillé à partir de la taille »).
Echos du passé – Sur la Piste des Mohawks
Cette orientation nous renvoie à un autre cinéaste auquel Steven Spielberg fut plusieurs fois rapproché : l’incontournable John Ford. Le réalisateur de L’Homme Qui Tua Liberty Valance l’a bien dit : « Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende ! ». Plus que cet extraordinaire western avec John Wayne et James Stewart, le monologue des Dents de la mer fait plutôt écho à Sur la Piste des Mohawks. Dans ce film, Henry Fonda tient un monologue pour le moins stupéfiant. Tout comme pour Les Dents de la mer, sa conception est presque aussi passionnante que le texte lui-même. Le producteur Darryl F. Zanuck tenait à ce que le long-métrage comporte une grande scène de bataille et était prêt à accepter tout dépassement de budget pour celle-ci. Ford n’a l’air d’avoir rien contre cette injonction. Toutefois, le tournage se déroule et la scène d’action n’est pas planifiée. Zanuck s’impatiente mais Ford temporise : le tournage tire vers son terme et rien n’arrive. Ford annonce alors à Zanuck que la scène de bataille a déjà été tournée. Au lieu de mettre en scène la bataille, le réalisateur a choisi de filmer Fonda la narrant. En soi, la séquence est en parfait accord avec l’adage retranscrit plus haut. Il ne s’agit pas de simplement montrer une bataille. Il s’agit de mettre en avant la manière dont elle sera rapportée au monde et donc comment les gens s’en souviendront. En conséquence, le monologue ne nous apporte pas des faits mais un ressenti qui évidemment se détache de la vérité objective. C’est ce que dénote l’interprétation hallucinée d’Henry Fonda, fiévreux et totalement submergé par ses émotions, il « déblatère » en paraissant déconnecté du monde extérieur.
Son évocation de la bataille est ainsi marquée par des images flamboyantes (« Je les ai vu barbouillés de peinture jaune et rouge. De toutes les couleurs avec derrière les Tories dans leurs manteaux gris ») et des descriptions de l’action suspendant le temps (« Je n’ai jamais vu un homme comme ça, si surpris. Il est resté là, la bouche ouverte, à nous regarder sans dire un seul mot. Je devais le tuer. Il n’y avait rien d’autre à faire ! »). On retrouve une conclusion teintée d’ironie comme dans les Dents de la mer. Si Quint terminait son violent récit sur un « enfin on avait livré la bombe ! », le personnage de Gil Martin fait un constat aussi amer : « Sur 600 soldats, près de 240 s’en sont sortis vivants. Mais nous avons gagné. On les a écrasé ! Ils ont vu que la vallée était à nous ». L’intérêt du monologue se trouve d’ailleurs là : par son lyrisme, il enflamme l’imagination du spectateur. Son esprit est assailli d’images funèbres et gigantesques. C’est le premier film en couleur de John Ford, or le réalisateur a soumis son audience à une forte et vivifiante imagerie dans ce qui précède. En privant son public d’un support visuel à cet instant, il le pousse à puiser dans les sensations jusqu’alors éprouvées face à celle-ci et à les amplifier par un jeu de suggestion. Et en opposition au fantasme généré, il y a ce que montre finalement le plan. Derrière la légende, il y a un homme fatigué qui a traversé l’enfer et veut se persuader que tout ceci a un sens. Comme celle de Robert Shaw, l’interprétation d’Henry Fonda fait beaucoup de la réussite du monologue. Il rend le texte captivant mais, par le rythme de sa diction et ses intonations, il laisse la porte ouverte à la réalité par-delà les mots. Car là est notre paradoxe : si nous voulons toucher la vérité, c’est bien parce que nous avons été attiré en premier lieu par l’aura du mythe.
Ces vérités fantômes qui perdureront
Et le fait est là. N’importe qui ayant entendu l’histoire de l’USS Indianapolis contée par Quint a forcément envie d’en savoir plus. Ce désir aurait pu être comblé rapidement après la sortie des Dents de la mer. Devant le monumental succès de ce dernier, les producteurs David Brown et Richard D. Zanuck envisagent une suite mais ne savent pas exactement quelle forme lui donner. Robert Shaw leur propose alors un traitement centré sur l’USS Indianapolis. L’idée est alléchante mais jugée trop éloigné du premier épisode. Finalement, Brown et Zanuck préfèreront miser sur une suite exploitant en mode Bigger & Louderles recettes de Spielberg. Si un téléfilm Mission of the Shark : The Saga of the USS Indianapolis est diffusé en 1991, il faudra attendre le début des 2000 pour que le cinéma se penche à nouveau sur le sujet. En 2001, la Warner lance la production de The Captain and The Shark avec Barry Levinson à la réalisation et Mel Gibson dans le rôle principal. Comme le titre l’indique, le long-métrage se concentre à la fois sur le naufrage mais également sur le capitaine du navire Charles McVay. Pour lui, le calvaire ne s’arrêtera pas avec le sauvetage en mer.
Après le retour des survivants au pays, les familles des victimes réclament des comptes. Devant l’ampleur de la catastrophe, l’armée peut difficilement se contenter de faire le dos rond. La situation gène les hautes instances qui avaient tout fait pour que la mission reste la plus secrète possible. Outre donc de ne pas expliquer à l’équipage la nature exacte du matériel transporté, il faut ainsi mentionner que l’USS Indianapolis ne disposait d’aucune escorte. Afin d’éviter tous mouvements inhabituels qui alerteraient l’armée japonaise, le croiseur devait naviguer ni vu ni connu. Si cette consigne de discrétion fut imposée à l’aller, elle le fut pareillement sur le voyage de retour. C’est source d’inquiétude pour McVay, conscient que son équipage sans protection est exposé au danger. Il prend la décision d’écourter au maximum le trajet. D’ordinaire, le navire se déplace en faisant des manœuvres en zigzag. La technique permet généralement de contrecarrer la menace des sous-marins mais a logiquement le désavantage de rallonger le temps du voyage. La décision de McVay va être un point central dans son procès en cour martiale s’ouvrant le 3 décembre 1945. Durant les deux semaines de procès, il s’agira de déterminer si McVay n’a pas mis en péril son équipage et s’il agit pour le mieux lors du naufrage. Entre la rétention de documents estampillés top secret et la précipitation de la mise en œuvre du procès (McVay ne sera notifié de son passage en cour martiale que cinq jours avant son ouverture), il n’y a guère de doute que la Navy voulait en faire son bouc émissaire. Le comble de l’humiliation est atteint lorsqu’est appelé à la barre Mochitsura Hashimoto, capitaine du sous-marin ayant coulé l’USS Indianapolis. Il devra témoigner si de son point de vue, McVay a bien pris les mesures nécessaires pour le contrer. Même si Hashimoto déclare que le torpillage de l’USS Indianapolis était inévitable dans tous les cas, McVay est reconnu coupable le 19 décembre. Malgré le soutien de l’équipage survivant qui conteste grandement cette décision de justice, il vivra avec ce poids jusqu’à la fin de ses jours. Celui-ci sera accentué par la famille de plusieurs victimes qui lui feront parvenir des lettres d’injure à son encontre au fil des années. Il plonge dans la dépression et la mort de sa femme en 1961 le confine un peu plus dans sa solitude, il finit par se suicider le 6 novembre 1968.
Honorer un mythe…
Probablement piqué au vif par la tentative de Warner, le studio Universal (qui a produit Les Dents de la mer) lance un projet concurrent The Good Sailor. Peter Weir, Ron Howard et J.J. Abrams sont envisagés à la réalisation. Finalement, aucun des deux projets n’aboutira. On peut y voir la difficulté soulevée par le monologue des Dents de la mer. Si nous sommes fascinés par l’aspect légendaire revêtant l’histoire, que se passe-t-il quand on perce le voile du mythe et qu’on débouche sur sa réalité ? On découvre une histoire profondément déprimante et horrible où le courage chavire face à un étalage de meurtrissures physiques et morales, où l’humanité fait presque aveu d’échec. Même sans prendre en compte l’angle commercial, il faut donc être particulièrement aguerri et assuré de ses convictions pour construire une histoire à partir de tels faits. Malgré lui, c’est ce que va démontrer Mario Van Peebles en 2016 avec USS Indianapolis : Men of Courage.
Dénué du moindre point de vue, son film n’est qu’une retranscription par le menu des évènements. La vie de Charles McVay, celle de ses hommes d’équipage, les agissements des plus hautes autorités de l’armée, le portrait de l’équipage du sous-marin japonais, le naufrage, la survie entourée par les requins, le sauvetage, le procès… Tout est traité sans une once de considération cinématographique. Fuyant ce qu’il pourrait assimiler à une dramaturgie déplacée, Mario Van Peebles filme chacune de ces composantes de façon uniforme sans en mettre une au-dessus des autres. Il omet les éléments qui pourraient engendrer trop d’immersion (les hallucinations sont à peine représentées) et, quand il ne peut pas y échapper, il colle sa mise en scène à des œuvres antérieures (le naufrage du navire est un pauvre décalque de celui du Titanic dans le film de James Cameron). Le long-métrage se voudrait une reconstitution documentée et respectueuse de la réalité mais il ne communique qu’un total désintérêt. Car en suivant les faits, USS Indianapolis : Men of Courage nous fait juste le constat d’un vieux et lointain gâchis humain. Il n’évoque rien, ne véhicule rien de plus qu’un basique sentiment d’indignation. Le monologue des Dents de la mer embrasait lui l’esprit pour finalement nous parler des hommes et de leur monde.
Néanmoins, l’Histoire offre d’elle-même une échappatoire à cet obstacle. Si Warner et Universal ont entrepris des projets cinématographiques sur l’USS Indianapolis au début des années 2000, ça n’est pas le fruit du hasard. En 1997, le collégien Hunter Scott rédige une dissertation sur l’USS Indianapolis dans le cadre du concours National History Day. Passant au crible plusieurs centaines de documents et interviewant les survivants, il monte un dossier démontrant l’innocence du capitaine McVay. Son travail fera son petit effet. Il remotive les membres d’équipage encore en vie et sensibilise l’opinion publique. Le congrès des Etats-Unis est pressé de rouvrir l’affaire. En 2001, l’enquête conduit à la réhabilitation officielle du capitaine McVay. Au long de la production de The Captain and The Shark et The Good Sailor, on se demande si l’histoire d’Hunter Scott doit être incluse ou non dans la narration. Si la promesse d’une structure en flashback peut flirter avec la lourdeur, la démonstration peut cela dit avoir son intérêt pour contourner les problématiques liées à la noirceur du récit et lui offrir une conclusion moins sinistre. Est-il au passage nécessaire de préciser que la démarche d’Hunter Scott résulte de sa découverte de l’USS Indianapolis par le biais des Dents de la mer ? Avec ses va-et-vient entre passé et présent, le film remettrait en jeu les réflexions sur la légende et la réalité. C’est dans cette direction qu’aurait voulu aller Robert Downey Jr lorsqu’il récupère les droits de The Captain and the Shark en 2011. Mais actuellement, le projet réécrit par Robert Schenkkan (Tu Ne Tueras Point) est toujours au point mort. Le ratage d’USS Indianapolis : Men of Courage ne doit pas y être étranger. Peut-être les choses doivent-elles rester ainsi, le fort des légendes est d’être à la fois loin et proche de nous. Et c’est ce rôle que remplit Les Dents de la mer, transmettant cette histoire de génération en génération en suscitant une inébranlable fascination.