Stephen King à gauche, Richard Bachman à droite (en réalité l’agent littéraire de King)
Body Double
Pourquoi Stephen King a-t-il eu recours à un double littéraire en la personne de Richard Bachman ? On peut trouver plusieurs circonstances particulières qui ont conduit l’auteur de Shining à l’écriture sous pseudonyme. La première est d’ordre pratique. Durant les années 70 comme aujourd’hui encore, il est généralement admis dans le milieu de la publication qu’un auteur ne doit pas sortir plus d’un ouvrage par an. Il s’agit là d’une considération commerciale pragmatique afin d’empêcher une saturation du marché et de provoquer rapidement une lassitude chez les lecteurs. Pour King, cela apparaît surtout comme un frein à sa créativité. En effet, il est de notoriété public que King est un bourreau de travail. L’usage du pseudonyme lui permet de contourner cette norme tacite de publication. L’idée n’a rien de nouvelle. Bien des années auparavant, Donald Westlake signa sa production sous un nombre considérable de pseudonymes pour la même raison. Parmi ceux-ci, il y aura Richard Stark. Rendant à César ce qui appartient à César, c’est de là que King piochera la première moitié de son nouveau nom de plume (la seconde proviendra du groupe de rock Bachman-Turner Overdrive).
La création de Richard Bachman trouve également son origine pour une autre raison commerciale. Toutefois, celle-ci a une connotation bien plus personnelle. Pendant des années, la carrière littéraire de King aura été d’échec en échec. A partir du succès de Carrie, tout s’est emballé. L’argent rentre à flot, ses romans se vendent très bien et sa notoriété ne cesse de grandir. Mais pourquoi tout cela arrive-t-il maintenant ? Est-ce que son talent a été subitement révélé aux yeux de tous ou a-t-il juste eu de la chance de tomber au bon endroit au bon moment ? Après tout, il était prêt à jeter à la poubelle la première ébauche de Carrie avant que sa femme ne le convainque de finir cette histoire. Est-il envisageable que ce premier succès ait mis en place une machine parfaitement huilée, que le public le suive pour lire « le dernier best-seller du maître de l’épouvante » et non juste parce qu’il apprécie la qualité de ses ouvrages ? En écrivant sous pseudonyme, il pourrait voir si son succès provient de sa réputation ou de son talent. En ce sens, plusieurs romans de Richard Bachman se basent sur d’anciens manuscrits précédemment refusés par les éditeurs.
Ce qui nous amène au dernier point quant à la genèse de Bachman. Une raison créative cette fois-ci. Le pseudonyme lui permet effectivement d’aborder une écriture différente et d’expérimenter sur celle-ci. On retrouve de nouveau une connexion avec le couple Westlake/Stark. Sous ce pseudonyme, Westlake inventera le personnage de Parker pour une série d’histoires plus dures et brutales que ses précédents travaux. Au travers de Bachman, King choisit de plonger plus que jamais dans la noirceur de l’âme humaine. A cet effet, l’écrivain s’y débarrasse de l’argument fantastique pour mieux s’ancrer dans une réalité la plus désenchantée possible. Rage et Chantier tiennent du plus tragique des faits divers. Running Man et Marche Ou Crève sont des anticipations mais où les éléments science-fictionnels sont réduits à néant. Sur les cinq romans publiés de son « vivant », seul le dernier La Peau Sur Les Os fera intervenir le surnaturel. C’est d’ailleurs par le biais de ce roman que King se fera démasquer. L’incursion du fantastique rendra effectivement plus aisée le rapprochement entre le style des deux écrivains. Car Bachman possède tout le talent de son homologue pour dépeindre le quotidien et les tourments de ses personnages. Il aura juste choisi d’utiliser ses capacités pour déployer des ambiances beaucoup plus cruelles, mordantes et acides.
Dans la courte bibliographie de Richard Bachman, il y a un livre qui tient une place particulière. Il s’agit du premier, Rage, publié en 1977. Il s’agit donc de la version retraitée d’un vieux manuscrit refusé par les éditeurs six ans plus tôt. Rage tourne autour de Charlie Decker, lycéen perturbé qui assassinera plusieurs professeurs avant de prendre sa classe en otage. De ce sujet brûlant, Bachman tire un ouvrage âpre scrutant en détail les désarrois de l’adolescence. Au gré du récit, les rapports de force entre le séquestreur et ses victimes se complexifient. La lecture devient de plus en plus perturbante alors que toute la justesse du propos apparaît sous nos yeux. Le roman interpelle un flot d’émotions par lequel tout individu est passé (King avouera d’ailleurs avoir énormément pioché dans ses propres souvenirs d’adolescence). Il se construit une empathie délicieusement dérangeante par rapport à la dérive du personnage principal.
Dans ce premier roman, Bachman ne peut s’empêcher d’incorporer un indice quant à sa double identité :
[Mon Père] lit les romans de Richard Stark sur Parker, vous savez, le truand. Ça a toujours fait rigoler ma mère. Un jour, elle a craqué et lui a dit que Richard Stark, c’était en fait Donald Westlake qui écrit des romans policiers comiques sous son vrai nom. Alors mon père a essayé de lire un Westlake un jour et ça ne lui a pas plu du tout. Après, il considérait Westlake/Stark comme son toutou qui s’est retourné un jour contre son maître et lui a sauté à la gorge.
Avec le recul, la mention est pour le moins déstabilisante. Nul doute que King/Bachman n’avait probablement pas idée de sa tournure prophétique. Par cette première publication sous pseudonyme, une « trahison » est effectivement en marche.
Reality Bites
26 Avril 1988. Armé d’un fusil, Jeffrey Lyne Cox prend en otage une classe de son lycée. Il ne faudra pas plus d’une demi-heure pour que Cox soit maîtrisé sans faire de victime. Il convient toutefois de trouver une explication à un tel geste. Il sera ainsi découvert que Cox a lu Rage et développé un fort sentiment d’identification envers son personnage principal. Cox ne sera néanmoins pas un cas isolé. Au cours des années suivantes, plusieurs affaires similaires aux issues bien moins heureuses se produiront. A plusieurs reprises, le roman de Bachman est retrouvé chez les criminels. Suite à une nouvelle tragédie fin 1997, King prend une mesure drastique. Il réclame à son éditeur que Rage ne soit plus jamais publié de nouveau. Une telle décision apparaît lourde de sens. L’auteur considèrerait-il par là que cette œuvre est à l’origine de tous ces crimes ? Naturellement que non. A l’instar d’autres artistes spécialisés dans l’horreur tel Wes Craven, King trouve inepte le concept qu’une œuvre de ce genre puisse transformer un homme sain en tueur. Celle-ci ne fait qu’offrir un moyen d’expression à une violence active ou en sommeil mais en tout cas préexistante chez l’individu. Elle s’apparente au déclencheur d’une pensée qui aurait d’une manière ou d’une autre trouver un jour l’opportunité de s’extirper de l’inconscient. Le déclencheur aurait pu ainsi n’avoir aucun lien avec un quelconque exercice artistique.
King croit en cela. Néanmoins, il est toujours plus aisé de prêcher ce type de discours lorsqu’on n’est pas impliqué directement. Devant la multiplication des affaires, King est le premier à douter. L’argumentation précédemment exposée ne lui offre aucun réconfort. Les évènements dans lesquels Rage fut impliqué étaient de toute façon inévitables mais le roman a bien eu son rôle à jouer dedans. Il convient alors de bien mesurer la portée de la décision prise. En soi, son efficacité proprement dite est très difficilement quantifiable. Il est pratiquement impossible de déterminer l’influence du retrait à la vente d’un livre sur les statistiques criminelles. Par ailleurs, King n’a pas détruit son œuvre. Pour qui le veut, le roman est très facilement trouvable sur le marché de l’occasion et à des prix relativement abordables. Elle perdure et circule librement de main en main. La décision de King s’apparente alors à un geste moral sans qu’il puisse pour autant renier l’œuvre dont il est l’auteur… enfin en partie. Car Rage reste avant tout un roman de Richard Bachman. Après tout, c’est Bachman qui a choisit de pervertir les talents de King. C’est lui qui a utilisé ses compétences en matière d’immersion pour amplifier des histoires à la noirceur abyssale. C’est à cause de lui si elles se sont mises à trop bien parler auprès des lecteurs à l’esprit perturbé. Et puis, Bachman n’en est pas à sa première déception. A la fameuse question « ai-je réussi grâce à mon talent ou par la chance ? « , il lui répondra par la seconde option. Les ventes de Bachman n’égaleront jamais celles de King, ce qui tendrait à attester que son succès ne tient pas à la seule qualité de ses livres. King aurait préféré de toute évidence une autre réponse. Bien sûr, tout ceci est fort caricatural et la relation entre les deux écrivains est bien plus complexe que cela. Tellement complexe qu’il fallait bien que le principal intéressé s’y penche lui-même.
Quelques mois avant l’affaire Cox, King a entamé l’écriture de La Part Des Ténèbres. Le projet au départ tourne autour de son désir à devenir un autre homme, un homme meilleur. L’auteur de Salem sort en effet d’une période difficile. A l’époque, sa consommation de drogue et d’alcool est devenue ingérable. Devant la situation, sa femme le met au pied du mur : soit il va en désintoxication, soit il quitte le foyer. King choisira logiquement sa famille et ira en cure. L’épreuve l’obligera à sacrifier une année entière de travail afin de pouvoir pleinement récupérer ses moyens. La Part Des Ténèbres est le premier ouvrage qu’il commence d’écrire après ce sevrage. Le choix d’impliquer dedans Richard Bachman (auquel le livre est dédicacé) peut paraître étonnant pour évoquer de tels problèmes mais s’avère logique. Comme nombre de ses confrères, King puisait dans son alcoolisme et autres addictions une confiance en son propre travail. Bachman avait la même fonction. Le rapprochement entre les deux s’imposait donc de lui-même, d’autant plus que le concept du double lui permettait d’exposer les sentiments contradictoires au sein d’un même individu. Toutefois, King se refuse à l’illustrer par un affrontement caricatural entre le bien et le mal. Sa réalité n’ayant rien d’aisée, il doit en aller de même dans celle de ses romans. C’est d’autant plus vrai lorsque la première nourrit allègrement en faits la seconde.
King a toujours eu pour habitude d’utiliser des éléments biographiques dans ses œuvres. La Part Des Ténèbres ne fait pas exception et trouve des échos clairs par rapport à son parcours. L’histoire s’intéresse à l’écrivain Thad Beaumont. Souffrant du syndrome de la page blanche suite à l’échec commercial de son dernier ouvrage, il se crée un pseudonyme en la personne de George Stark. A travers celui-ci, il sortira plusieurs best-sellers. Mais le succès autant que la présence de Stark pèse sur Beaumont. Du coup, lorsqu’un étudiant veut le faire chanter en menaçant de révéler au monde la supercherie, Beaumont profite de l’occasion pour liquider Stark. Le livre débute ainsi par l’enterrement fantoche de ce dernier qui servira à illustrer l’article dévoilant toute l’affaire. La comparaison entre la vie de Beaumont et celle de King est évidente. Le détail le plus flagrant est le nom Stark, King l’ayant puisé à la même source que pour Bachman (avec l’accord de Westlake bien entendu). Pourtant, il convient de noter à quel point les différences sont nombreuses. Le « réel » Beaumont est dans l’ombre du « factice » Stark alors que c’est l’inverse dans le cas King/Bachman. Quand au chantage, il n’a jamais eu lieu. Employé dans une librairie, Steve Brown a recherché des connexions entre King et Bachman après la lecture de La Peau Sur Les Os en 1984. Ayant trouvé les preuves qu’il s’agissait d’une seule et même personne, Brown envoya le fruit de ses recherches directement à l’auteur et lui indique qu’il se pliera à sa volonté quelle qu’elle soit. King le contactera par téléphone et ils auront de longues conversations tout à fait cordiales. L’écrivain donnera son accord pour que Brown publie l’interview où toute l’affaire est révélée. Pas d’extorsion d’argent donc comme il est question dans La Part Des Ténèbres. Ce remaniement pourrait tout au plus s’interpréter comme une rancœur quant à l’interruption de l’expérience Bachman (qui sait si à la longue il n’aurait pas rencontrer le succès ?). Dans tous les cas, cette base pose le premier jalon d’un livre qui brouille allègrement les limites entre réalité et fiction.
The Limits Of Control
On peut s’interroger quant à savoir jusqu’où l’incident Cox a influencé King pour alimenter ce brouillage. Selon les intentions initiales, le brouillage se joue au niveau des personnalités Beaumont/Stark. King refuse l’opposition simpliste d’un esprit bon contre un esprit mauvais. L’intrigue se conforme certes à ce manichéisme dans sa mise en place. Furieux d’avoir été tué, Stark arrive à prendre corps dans le monde réel et tue tous ceux impliqués dans son trépas. Une seule chose lui importe : que Beaumont se remette à écrire sous le nom de Stark. Au fil du récit, il sera découvert que Stark n’est pas un pur être fictif. Il s’agit en fait du frère jumeau de Beaumont ingéré par ce dernier in utero et dont les restes seront extirpés de son corps lors d’une hallucinante scène d’opération dans les premières pages. C’est en utilisant le lien télépathique qui les unit que Stark s’extirpe du royaume des morts. La thématique de la gémellité pourrait résoudre confortablement toute ambiguïté mais King va l’employer pour au contraire la renforcer. Stark a beau être décrit comme un individu vicié pourrissant littéralement sur place, King sait faire prendre pitié envers un individu qui réclame le droit à la vie. Quant au gentil Beaumont, il ne peut réfréner une certaine fascination pour le mal :
N’y avait-il pas en lui un Thad aimant passionnément la nature simple et violente de George Stark ? Un Thad qui admirait George, un homme qui ne se prenait jamais les pieds dans le tapis ni se cognait aux objets, un homme qui n’avait jamais l’air faible ou idiot, un homme qui n’aurait jamais besoin d’avoir peur des démons confinés derrière les portes fermées du bar, un homme qui n’avait à se soucier ni d’une femme, ni d’enfants, sans la moindre attache sentimentale risquant de le ligoter ou de le ralentir, un homme qui n’avait jamais pataugé dans un essai merdique d’étudiant, qui n’était jamais mort d’ennui lors d’une discussion du comité budgétaire, un homme qui disposait d’une réponse immédiate et efficace à toutes les questions les plus difficiles de l’existence… Un homme qui n’avait pas peur des ténèbres car il était maître des ténèbres.
Il convient ainsi de noter que King n’aura jamais pu se séparer totalement de Bachman. Il le ressuscitera en deux occasions. En 1996, il sort deux romans aux histoires différentes mais mettant en scène les mêmes personnages : Désolation publié en son nom et Les Régulateurs sous le pseudonyme. Bachman refera à nouveau surface en 2007 avec Blaze.
Toutefois, l’affaire Cox semble conduire King à étendre le rapport de force entre les deux personnages. D’une introspection sur sa condition personnelle, le livre évolue pour s’interroger sur les conséquences de son art. Lorsqu’il commence à comprendre que Stark est devenu un être à part entière, Beaumont se met à le comparer à un cancer s’étendant dans la réalité. Il n’y a qu’un pas à faire pour rapprocher le concept à un livre devenant une semence meurtrière en fonction d’où elle tombera. Un autre passage affirmant sa position sur le sujet sonne même comme un repentir :
[Thad] n’arrivait pas à trouver cela tout à fait juste ; il ne croyait pas avoir créé George avec de mauvaises intentions. Il n’arrivait pas non plus à se voir comme l’un de ces sinistres médecins, les docteurs Jekyll et Frankenstein, en dépit de tout ce qui pouvait arriver à sa femme et ses enfants. Il ne s’était pas dit qu’il allait écrire des histoires qui lui rapporteraient beaucoup d’argent, et il s’était encore moins dit qu’il allait créer un monstre. Il avait simplement cherché un moyen de contourner le blocage qui lui barrait la route de l’écriture. Il n’avait fait que chercher un autre moyen d’écrire une bonne histoire, car écrire de bonnes histoires le rendait heureux.
King incorpore alors nombre d’éléments visant à décortiquer ses obsessions de créateur. Le cœur du roman se trouve là et en dicte inévitablement la forme. King se verra ainsi reprocher l’usage plus que zélé de longs tunnels mentaux afin d’offrir les exploration émotionnelles les plus fouillées et passionnantes possibles (le rythme de l’intrigue en pâtira en conséquence). Toutefois, au-delà des aspects théoriques du texte, l’expérience se fait fascinante par la manipulation même du média qui est opéré. Comme l’utilisation d’éléments biographiques dans ses histoires, King est accoutumé de ce type de procédés. Carrie n’était-il pas un patchwork constitué de différentes sources littéraires ? Et que dire de Misery (publié sous le nom de King mais écrit sous l’influence de Bachman) avec son roman dactylographié incorporé à la narration ? Toutefois, le trouble inhérent à de tels procédés est plus perturbant dans le cas de La Part Des Ténèbres en raison de la nature du sujet. Tentant d’exploiter le lien télépathique l’unissant à son jumeau, Beaumont se met à griffonner les premières pages de ce qui doit être le nouveau roman de Stark. Le résultat en ressortissant sera familier auprès du lecteur. En effet, il s’agit d’une copie du début d’un précédent chapitre où Stark débutait sa vendetta meurtrière. Le dispositif bouscule les habitudes du lecteur. Il crée une gêne car dérange les notions les plus simples sur l’origine de l’objet entre nos mains.
L’éducation littéraire classique nous rappelle qu’il faut bien distinguer trois notions : le personnage, le narrateur et l’auteur. Ces distinctions élémentaires sont très largement brouillées dans La Part Des Ténèbres. King joue sciemment là-dessus, rendant fluctuants les postes et n’hésitant pas à les superposer. Le personnage ne devient-il pas l’auteur ? N’y a-t-il pas un moment où le narrateur cède la place à l’auteur ? La caractérisation de George Stark rajoute en ce sens au trouble. Le lien télépathique entre Stark et Beaumont repose sur l’exercice de l’écriture. Après que Beaumont enfant ait écrit sa première nouvelle, les tissus restants de Stark se sont mis à croitre dans sa tête. L’écriture est le moyen par lequel Stark peut s’exprimer dans le monde des vivants. Ses romans ont pour protagoniste Alexis Machine, truand sans foi ni loi ultra-violent. Or il s’avère que la personnalité de Stark est étroitement calquée sur celle de Machine. Personne dans le livre ne semble vouloir assurer une seule et unique fonction précise. Tout devient incertain et cela conduit à être d’autant plus attentif à ce qui est dit mais surtout sur la manière dont il faut l’appréhender. King nous pousse à interpeller toutes nos capacités d’interprétation et de compréhension pour mettre en perspective l’objet que l‘on tient dans les mains. Car ce qui résultera de la lecture ne sera pas dans les siennes, de mains.
La Part Des Ténèbres se finit ainsi sur une note douce-amère, pétrie d’incertitudes sur l’avenir. Stark est vaincu et de nouveau exilé dans l’au-delà. Mais y a-t-il matière à jubiler ?
Quand on est à côté de [Thad], on a l’impression de se trouver à côté d’une caverne d’où une créature de cauchemar risque de surgir à chaque instant. Le monstre a beau avoir disparu, on ne peut s’empêcher d’éprouver une appréhension. Des fois qu’il y en aurait un autre. Probablement pas, rationnellement, on le sait, mais, affectivement, c’est une autre histoire, non ? Bon Dieu… Et même si la caverne est définitivement vide, il reste les rêves. Et les souvenirs.
Le happy end se compose de regrets et de craintes. Que ce soit vis-à-vis de ses addictions ou des réactions engendrées par son art, King se doit d’être vigilant. Il ne sera jamais à l’abri d’une rechute et il ne pourra jamais prédire si un de ses travaux pourrait inspirer une catastrophe. Dix ans après La Part Des Ténèbres et un an après l’arrêt de la publication de Rage, King sort Sac D’os en y mentionnant que Beaumont, dévoré par ses démons intérieurs, s’est finalement suicidé. Une manière de refermer la porte sur toutes ces histoires et un addendum adéquat d’un ouvrage à la densité vertigineuse.
La Nuit Du Mort-Vivant
Pour tout cela, le projet d’adaptation cinématographique de La Part Des Ténèbres apparaît comme une entreprise bizarre. On peut même dire qu’elle est vouée à une impasse. Aussi passionnant soit-il, le fonctionnement du roman est intrinsèquement lié à l’art où il s’inscrit. Si on le transpose dans un mode d’expression totalement différent, l’histoire perd inévitablement de son sens et surtout de sa puissance. Pour respecter toute la force évocatrice du roman dans un film, il faudrait apporter des modifications drastiques pour coller aux préoccupations du septième art. Le milieu littéraire devrait être abandonné au profit de celui du cinéma et les manipulations textuelles du roman devraient trouver des notions équivalentes liées à l’image. Or au bout du compte, le résultat donnerait quelque chose qui n’a strictement plus rien à voir avec La Part Des Ténèbres. Le studio Orion est évidemment bien loin de ces préoccupations lorsqu’il acquiert les droits du livre. Engagé pour l’écrire et le réaliser, George Romero se rendra vite compte que les exécutifs ne portent guère d’estime envers le travail de King. La Part Des Ténèbres s’apparente surtout à l’opportunité de sortir un lucratif produit estampillé « inspiré par Stephen King ». Romero va alors assurer le rôle de gardien du temple.
Romero et King sur le tournage de Creepshow
D’un certain point de vue, King n’aurait pas pu confier son roman à quelqu’un de plus recommandable. Car c’est une longue amitié qui unit les deux artistes, quand bien même leur parcours commun est avant tout constitué de rendez-vous manqués. Romero plancha sur les adaptations de Salem, Le Fléau et Simetierre. A chaque fois, le réalisateur de Zombie aura dû se désister pour diverses raisons (impossibilité d’offrir une adaptation satisfaisante, restrictions visuelles imposées par un format télévisuel, conflit de date). Ils n’arriveront à concrétiser qu’une seule collaboration avec le film à sketch Creepshow, un hommage aux fameux EC Comics. La Part Des Ténèbres va permettre de remédier aux déconvenues passées. Le lien unissant les deux hommes va être déterminant dans la conception du film. Romero désire honorer la confiance accordée par son ami et veut absolument respecter son travail. Il choisit ainsi de coller au plus près du texte originel. Ce genre d’excès de fidélité est généralement condamnable mais y avait-il une meilleure voie à suivre ?
Le processus d’adaptation exposé précédemment est inapplicable d’un point de vue pratique. Déjà donc parce qu’il y a la nécessité de maintenir un lien entre les deux œuvres (à quoi bon sinon acheter les droits du livre ?). Ensuite car un tel remodelage réclamerait aux commandes un réalisateur avec des connaissances très pointilleuses sur les mécanismes de son art et auquel il serait offert une totale marge de manœuvre pour les concrétiser. Que de telles dispositions soient réunies est improbable, surtout dans un contexte où Orion rencontre des difficultés financières n’invitant pas à la prise de risque. La meilleure solution consiste alors à verser dans l’excès inverse : assumer le caractère inévitablement bancal du projet et reproduire le plus fidèlement ce que raconte le livre. C’est ainsi que procèdera Romero, reprenant point par point le déroulement de l’intrigue. Evidemment, le cinéaste n’est pas non plus totalement sot et sait parfaitement qu’il ne peut pas non plus juste photocopier le livre. Il apporte juste ce qu’il faut de modifications afin d’élaborer une narration cinématographique condensant celle du roman sans la dénaturer.
Romero pratique quelques raccourcis comme donner une explication plus « plausible » à la résurrection de Stark (les restes issus de l’opération ont été enterrés dans le caveau familial). Il minimise certains aspects au profit d’autres (la sous-intrigue autour du shérif est sacrifiée pour donner plus de poids au parcours de Beaumont). Ces choix sont toujours compréhensibles et tout à fait pertinents pour assurer le fonctionnement à l’écran du récit initial. Romero poussera le challenge jusqu’à conserver les moments les plus granguignolesques de l’ouvrage. Les explosions horrifiques chez King sont souvent de véritables casse-têtes à illustrer. Ceux-ci sont la représentation parfaite de l’idée que des choses terrifiantes sur le papier peuvent devenir absolument ridicules à l’écran. Le ratage du Simetierre réalisé par Mary Lambert tient ainsi à ce seul point. Sur La Part Des Ténèbres, Romero trouvera les solutions pour les faire fonctionner. Ce sera tout particulièrement le cas du final faisant intervenir des milliers d’oiseaux, scène extrêmement complexe tant esthétiquement que techniquement. Romero réussira à la rendre crédible à l’écran… même si elle n’aura pas une puissance comparable aux descriptions du livre.
Il convient de rappeler que la fidélité du cinéaste est à double tranchant. Aussi honnête et intéressant soit son travail, il ne se départage pas de l’impression de n’être qu’une reproduction du livre sans pour autant bénéficier de sa complexité et de sa fougue. Comme attendu, l’insurmontable épreuve de l’écriture est en cause mais d’autres éléments s’y ajoutent. On incriminera notamment l’acteur principal Timothy Hutton. Si ce dernier convainc en désespéré Beaumont, il n’est aucunement inquiétant en Stark. Ce souci d’interprétation résulte très sûrement des mauvais rapports entre l’acteur et Romero (Hutton ira jusqu’à quitter le plateau plusieurs jours). De son côté, la version française en rajoutera une couche en confiant le doublage à Patrick Guillemin. Ses consonances vocales conduisent à voir les images de Ned Flanders et Waylon Smithers se superposer à celle du tueur sadique. L’horreur prend alors un tour comique, surtout au regard de la maigreur des scènes de meurtres. Si Romero a pu pragmatiquement reproduire les passages les plus saignants du livre, on peut néanmoins lui reprocher que ce soit en extirpant le maximum de leurs folies quasi-giallesques. Romero ne s’offre que quelques timides tentatives graphiques (l’alternance d’éclairage bleu et rouge lors du meurtre dans le couloir) et se conforte sinon au profil bas dicté par l’optique de son adaptation.
Le réalisateur de Martin doit également faire face aux contraintes budgétaires fixées par Orion. Le studio l’oblige ainsi à finir en précipitation le film, lui laissant peu de temps pour peaufiner le montage (ce qui se ressent tout particulièrement dans une conclusion expéditive). Une pression inutile puisqu’Orion laissera finalement le long-métrage dans un carton avant de pouvoir le sortir deux ans plus tard. En ce sens, le film La Part Des Ténèbres ressemble bien à une œuvre maudite. Entreprise destinée à un relatif échec, signe de déclin d’un des plus illustres studios des années 80… Pour Romero, ça sera son unique long-métrage réalisé au cours des années 90 (à l’exception de son sketch pour Deux Yeux Maléfiques). Au cours de la décennie, le cinéaste profitera de postes grassement rémunérés offerts par des majors pour développer plusieurs projets qui ne verront jamais le jour. A l’aune du nouveau millénaire, il abandonnera cette position confortable mais infertile pour réaliser le petit budget Bruiser. A la suite de cette remise en selle, il essaiera de renouer avec l’univers de King grâce à une adaptation de l’excellent La Petite Fille Qui Aimait Tom Gordon. Malgré l’implication d’une Dakota Fanning au sommet de sa popularité, le projet ne trouvera pas de financement. La Part Des Ténèbres reste à ce jour la seule adaptation d’un roman de King par Romero.
D’une certaine manière, le chaos entourant le film La Part Des Ténèbres répond à l’apaisement qui suivra le roman éponyme. Si King a concocté un monumental cocktail d’angoisses et de frustrations, il trouvera la lumière au bout du tunnel. L’écrivain ne retombera jamais plus dans l’enfer de l’alcool et de la drogue. Si Rage demeure malgré son interdiction, aucune de ses histoires n’aura de répercussions aussi tragiques. Cela n’enlève bien sûr rien à La Part Des Ténèbres, œuvre demeurant nécessaire pour l’épanouissement de son auteur et juste fascinante pour qui y plongera son regard.