Why don’t you play in hell ?

REALISATION : Sion Sono
PRODUCTION : Bitters End, Drafthouse Films
AVEC : Shinichi Tsutsumi, Jun Kunimura, Fumi Nikaidô, Tetsu Watanabe, Hiroyuki Onoue, Tak Sakaguchi, Megumi Kagurazaka, Taro Suwa
SCENARIO : Sion Sono
PHOTOGRAPHIE : Hideo Yamamoto
MONTAGE : Junichi Itô
BANDE ORIGINALE : Sion Sono
ORIGINE : Japon
GENRE : Action, Comédie, Thriller
DATE DE SORTIE : 25 mars 2015
DUREE : 2h09
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Hirata rêve de devenir réalisateur, mais ses ambitions sont contrariées par une sanglante lutte entre clans yakuzas. En effet, celle-ci implique les parents de Mitsuko, une des actrices du film que doit tourner le cinéaste en herbe…

Petit sondage pour démarrer en douceur : combien de publicités plus ou moins débiles ont réussi à vous graver au fer rouge une ritournelle à la con dans la tête, jusqu’à vous pousser inconsciemment à la chanter en boucle pendant plusieurs semaines, même si vous la détestiez ? Trop, n’est-ce pas ? Pas de bol : celle qui ouvre la nouvelle claque de Sion Sono va revenir sous la forme d’un leitmotiv traumatique pendant près de deux heures. Et on peut d’ores et déjà parier sur le fait qu’elle va vous ronger le cortex pendant et après le film, au point que vous arriverez à la chantonner même si vous ne connaissez pas un mot de japonais. Une obsession comme une autre ? Certes, mais pour un cinéaste qui a finalement fait de l’obsession son carburant de vie comme son moteur de carrière, le relief est différent. Qui est vraiment Sion Sono ? On était désormais calé sur le sujet, surtout après avoir lessivé chaque microfibre du monument Love Exposure. Mais on n’était pas arrangé pour autant : la simple existence de deux belles parenthèses mélodramatiques (Himizu et The Land of Hope) entre deux péloches bien schtarbées (Guilty of Romance et celui-ci) nous poussait à changer d’approche. Face au désir croissant du cinéaste de toucher le public quoi qu’il arrive, on se préparait à le voir enchaîner tout et n’importe quoi durant les années à venir, qu’il s’agisse de films totalement décomplexés ou de projets plus « populaires ». Ce qui apparait évident, c’est que la première catégorie est de très loin celle où sa personnalité s’exprime le mieux.

Il faut à tout prix insister sur le fait que ce projet vieux de dix ans – que Sono n’avait simplement pas eu les moyens de tourner plus tôt – n’est en rien juste un film trash et taré de plus. C’est celui qui révèle le mieux son âme. Celle d’un cinéaste stakhanoviste qui tourne sans s’arrêter de peur de tomber dans l’oubli, et pour qui « vivre » et « survivre » sont corollaires du fait de « filmer ». Dit comme ça, doit-on en conséquence voir Why don’t you play in hell ? comme le bilan de son expérience de metteur en scène ? Peut-être bien, même si crier au film-somme serait un peu précipité au vu de sa boulimie filmique – il a déjà réalisé trois films après celui-là et il en prépare déjà trois autres. Il y a cependant une matière de « mise au point » qui couve ici au sein même du récit et des images du film, en tout cas bien plus que dans ses précédents travaux. Un peu comme une sorte de Nuit américaine revue et corrigée par un fan-boy désireux de faire son Kill Bill – ce serait là le meilleur descriptif que l’on pourrait faire de ce film complètement fou.

Rien que le pitch suffit à nous mettre en joie : imaginez un jeune cinéaste en herbe, contraint de réaliser le film de ses rêves au beau milieu d’un violent conflit entre yakuzas, et surtout avec une équipe de tarés incontrôlables en guise d’équipe technique, du genre à pratiquer le cinéma-guérilla en Super-8 avec rage et folie – clin d’œil évident au collectif Tokyo GaGaGa dont Sono fut l’un des pères fondateurs. Ajoutez à cela que le jeune cinéaste en question se retrouve collé aux chevilles de la fille d’un des chefs yakuzas, à savoir une actrice siphonnée nommée Mitsuko (Fumi Nikaïdô, miam miam…), célébrée pour avoir vanté en chanson les vertus d’un dentifrice (!) et dont le look ultra-fétichiste d’héroïne de manga en tenue légère ne manquera pas de faire bander n’importe quel puceau de 40 ans fan de hentaï. Et pour couronner le tout, épicez l’ensemble de personnages secondaires tous plus cinglés les uns que les autres, en général des yakusas en compétition dans l’hystérie cocaïnée et la grimace outrancière, ainsi qu’un véritable tsunami de culture otaku, allant du costume fétichiste à la musique pop en passant par une cinéphilie débordante – surtout le chambara et le yakuza-eïga.

Les styles respectifs de Sion Sono et de Quentin Tarantino ne pouvaient trouver meilleure connexion que sur un film aussi décomplexé et agressif, misant tout sur une générosité de chaque instant. Ici, la bouillabaisse de genres ne se périme jamais à force de tout mélanger, les clins d’œil surgissent tels des fulgurances imprévues et non tels des gages de frime (on a même droit à une évocation furtive du Ballon rouge d’Albert Lamorisse !), le montage survolté est vecteur d’une énergie narrative qui dévaste tout sur son passage, la bande-son combine de la musique classique retravaillée à des thèmes plus nippons (Sono ne s’est pas gêné pour dupliquer le thème-leitmotiv de la première moitié de Love Exposure), et la présence d’un vieux projectionniste confronté à la disparition imminente de son cinéma de quartier suffit à y déceler un regard mélancolique sur le 7ème Art en général. Le plus, c’est ici la narration, certes très tarantinienne dans le sens où elle tord la temporalité façon bigoudi en usant des allers-retours pour favoriser l’apport d’informations au compte-gouttes, mais qui va bien plus loin qu’un pur exercice d’harmonisation du récit dans lequel Sion Sono est passé maître depuis bien longtemps.

Le cinéaste construit ici un récit linéaire sur deux plages temporelles distinctes – 1992 et 2012 – qui se répondent par un jeu de scènes en miroir, toutes empreintes d’un certain désenchantement vis-à-vis des espoirs de chaque personnage. C’est la désillusion qui domine alors : voir le cinéma de son enfance fermer ses portes pour cause de crise économique, perdre un amour secret que l’on pensait intact, vivre avec un souvenir du passé qui continue de hanter l’esprit, etc… Sono se fait alors sentimental, mais sans trop s’en donner l’air. Il suscite en revanche une émotion totale lorsque sa passion pour un cinéma « artisanal » prend le dessus sur toute autre considération. Et à la manière d’un Giuseppe Tornatore sur Cinema Paradiso, c’est une fois encore dans une salle de cinéma que tout se joue.

1992 : le projectionniste confie à la bande de jeunes cinéastes que l’avenir de cette salle est incertain alors que l’on projette un film néo-noir nommé Heya. 2012 : la salle a fermé, et les jeunes cinéastes, désormais squatteurs des lieux, visionnent en boucle la bande-annonce d’un chambara nommé Le sabre des loups, qu’ils n’ont pas réussi à filmer. Quel est le lien entre les deux scènes ? Ces deux films existent réellement, et ils sont tous signés Sion Sono : le premier a été réalisé en 1992, et le second, coréalisé en 2012 avec l’acteur Tak Sakaguchi (connu pour avoir été la star du Versus de Ryuhei Kitamura), est resté à l’état de projet inachevé. C’est au travers de ce raccordement temporel entre réalité et fiction que Sion passe à sa manière sur le divan et se livre à une auto-analyse, faisant ainsi ressortir ses obsessions personnelles, sa cinéphilie transgenre, et surtout son désir d’honorer la création au sens large, qu’elle soit finalisée ou pas.

Pour autant, Sono l’insoumis n’a pas disparu, et sa patte anarchiste s’insère à nouveau par petites touches au sein du récit. La différence, c’est qu’il laisse de côté sa colère radicale vis-à-vis de la société au profit d’une déclaration d’amour tonitruante à tous ceux chez qui la présence d’une caméra dans la main a toujours généré de puissantes envies de se lâcher. Un clan de cinéphages dont la folie rejoint celle du clan des yakuzas, l’effervescence créatrice de l’un faisant ici écho à la brutalité excessive de l’autre, jusqu’à ce que les deux parties trouvent dans la réalisation conjointe d’un film le moyen de réunir leurs deux obsessions. Et si l’on se souvient d’un Sono assimilant la religion à un fan-club dans Love Exposure, doit-on s’étonner de voir ici de jeunes cinéastes implorer le « Dieu Cinéma » comme s’ils invoquaient une divinité shintoïste ? Le film transpire l’amour du 7ème Art par tous les trous du celluloïd précisément parce qu’il en fait une affaire de croyance, pour ne pas dire d’utopie pure et simple. La structure du récit, sublimant d’abord la passion de l’art pour s’achever sur un climax ultra-sanglant à rendre Tarantino jaloux, en donne le pouls : faire du cinéma est pour Sion Sono une affaire de pulsions – libérer les créatrices avant de déchaîner les destructrices. C’est là son utopie. A la question posée par le titre, on lui répond donc par un soutien indéfectible, heureux d’être confortablement assis face à la part intime d’un artiste qui se dévoile enfin par le tourbillon de ses souvenirs et de ses fantasmes. De quoi patienter dans la joie et la furie avant un Tokyo Tribe dont le menu s’annonce d’ores et déjà gargantuesque.

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