REALISATION : Terrence Malick
PRODUCTION : Elizabeth Bay Productions, Studio Babelsberg, UGC Distribution
AVEC : August Diehl, Valerie Pachner, Bruno Ganz, Maria Simon, Karin Neuhäuser, Tobias Moretti, Ulrich Matthes, Franz Rogowski, Matthias Schoenaerts, Michael Nyqvist, Johan Leysen
SCENARIO : Terrence Malick
PHOTOGRAPHIE : Jörg Widmer
MONTAGE : Rehman Nizar Ali, Joe Gleason, Sebastian Jones
BANDE ORIGINALE : James Newton Howard
ORIGINE : Allemagne, Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : A Hidden Life
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 11 décembre 2019
DUREE : 2h53
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Franz Jägerstätter, paysan autrichien, refuse de se battre aux côtés des nazis. Reconnu coupable de trahison par le régime hitlérien, il est passible de la peine capitale. Mais porté par sa foi inébranlable et son amour pour sa femme Fani et ses enfants, Franz reste un homme libre…
Après une inoubliable tétralogie expérimentale qui nous aura emmené vers les confins du voyage sensoriel, Terrence Malick revient à un cinéma plus linéaire et narratif. Mais qu’en est-il réellement ?
Il aura donc fallu dix films pour en arriver là. Le titre de ce nouveau film se confond enfin totalement avec la personnalité même de son créateur. Homme secret, reclus dans le silence (surtout médiatique) et le mystère autour de sa propre personne, devenu une légende par la force des choses. Cela fait bien longtemps que le débat est clos – du moins en ce qui nous concerne – à propos du statut privé de Malick et de la préciosité de son cinéma. Il y a deux ans et demi, au moment de la sortie de Song to Song (ultime opus de son inoubliable tétralogie expérimentale), on accueillait avec sérénité la rumeur d’un nouveau film annoncé comme plus narratif et plus linéaire, considérant qu’un nouveau départ était la suite logique d’une telle phase d’imprégnation de la beauté paradoxale du monde par l’être humain. Pas d’inquiétude à avoir, en gros. C’est pourtant bien l’inverse qui nous aura soudain pris au dépourvu quelques jours avant de découvrir Une vie cachée. Et si ce retour à une narration linéaire – où tout se profilerait magiquement de A à Z comme au début de sa carrière – avait potentiellement valeur de régression, coupant soudain court à l’absolue montée en puissance d’un cinéaste surnaturel ? Et si ce récit historique poids lourd, centré sur le chemin de croix d’un paysan chrétien et autrichien ayant choisi de défier le nazisme au cours de la Seconde Guerre Mondiale, allait donner de l’eau au moulin des détracteurs de Malick, lesquels n’ont toujours cru voir dans son cinéma qu’un amas de pompiérisme catho pour adeptes de la transe mystique ? Et si le fait de ne plus retrouver le génial Emmanuel Lubezki sous la casquette du chef opérateur allait signer le retour à un filmage plus « terre-à-terre », sans doute tout aussi évanescent que dans La Ligne rouge et Le Nouveau monde mais tout de même moins apte à nous faire quitter le plancher des vaches comme avaient su si bien le faire ses films post-The Tree of Life ? Et si ceci… ? Et si cela… ? L’inquiétude devenait tout à coup aussi démesurée que l’espérance, et ce n’étaient sûrement pas les retours dithyrambiques du Festival de Cannes – patrie des avis à chaud expéditifs et irraisonnés – qui risquaient de nous rassurer. Mettons fin au suspense : en sortant de la salle, on est ravi et on souffle. En revanche, peut-être pour la première fois vis-à-vis du cinéma de Malick, on ne s’interdit pas de douter.
Même en ayant toujours mis Terrence Malick au-dessus de n’importe quel autre cinéaste, il est clair que ce film-là sonne pour nous comme une mise à l’épreuve. Rien de bien problématique, à bien y réfléchir, puisqu’en un sens, ce très léger doute que l’on peut ressentir vis-à-vis du résultat final rejoint assez symboliquement celui qui assaille son magnifique protagoniste. Voici donc, en 1939, le paysan Franz Jägerstätter (August Diehl), perché dans un petit village des montagnes autrichiennes où il mène une vie idyllique avec sa femme Fani (Valerie Pachner) et ses trois jeunes filles. A ce moment-là s’enclenche un mouvement général d’allégeance au régime nazi, ce qui n’est pas du goût de Franz, guettant dans cette idéologie inhumaine et cette soumission aveugle des valeurs contraires à sa propre foi. Son refus radical de prêter serment à Hitler lui valent ainsi vite le mépris des membres de son village, puis un long parcours de martyr au sein des geôles nazies. De bout en bout, un seul et même principe de vie : résister à ce qui relève autant de l’absurdité que de l’horreur, rester fidèle à ce qui guide le trajet existentiel que l’on s’est engagé à suivre, et surtout tirer profit de la tourmente pour mettre au défi sa propre foi. Autour de l’objecteur de conscience, des voix diverses s’élèvent pour tenter de le faire flancher, pour le pousser à abjurer ses convictions les plus profondes. Y compris Fani, visage tarkovskien et amour pur errant dans le silence, que l’on entendait auparavant dire en off « Pourquoi s’obstiner puisque le monde est plus fort que nous ? ». Jusqu’au bout, jusqu’à la mort, rien ni personne ne fera fléchir Franz. Ce « non » qui le caractérise, vecteur d’un libre arbitre inébranlable, est un signe d’une pensée libre dans un corps en prison. Dans et par-delà la douleur naît ainsi une passion éminemment christique qui le poussera à s’abandonner lui-même à son destin afin de ne rien perdre des attributs de son humanité. Et il faudra une phrase de George Elliot – qui donne d’ailleurs son titre au film – en exergue à la fin pour que le sens réel de ce sacrifice coule soudain de source dans la longue et tumultueuse rivière de l’Histoire.
La force thématique du film est ainsi de magnifier, au travers de la mise en avant de valeurs simples et évidentes qui travaillaient déjà le soldat Witt de La Ligne rouge, la portée inaltérable du doute comme signe d’une croyance forte face à l’inutilité et l’irréversibilité du drame annoncé. Et pour un film qui remet la foi et la croyance – au sens large – au centre d’un processus de mise à l’épreuve, on se voit contraint de repenser plus d’une fois au Silence de Martin Scorsese, et plus particulièrement à son inoubliable volte-face finale. Point d’orgue d’une longue réflexion intérieure du cinéaste, ce chef-d’œuvre absolu laissait in fine la révolte de la foi trouver racine dans le plus personnel des silences, par la magie d’un ultime plan au-delà du sublime. On pensait que cette prodigieuse leçon de vie et de cinéma avait mis le point final à nos interrogations sur la « passion » qui peut animer un individu lambda (comme un critique de cinéma, par exemple). Or, voilà que Malick, avec ce dixième long-métrage, enfonce magistralement le clou dans le but de souligner la grandeur de ce qu’il a lui-même choisi de pratiquer tout au long de son parcours : une « vie cachée », avant tout libre et intérieure, loin des vicissitudes sociopolitiques et du chaos généralisé, par laquelle un esprit et/ou un principe existentiel peut s’épanouir le plus possible. Nous voilà ainsi dans la même position que Franz/Malick, attaché à résister en silence au triomphe d’une volonté bien trop aveugle et irréfléchie pour ne pas être suspecte, et invité à s’en remettre au silence et à la discrétion pour laisser sa propre « foi » s’épanouir sereinement. Si le doute nous assaille au terme des trois heures d’Une vie cachée, si l’on résiste à l’envie de hurler au chef-d’œuvre comme le font tous les autres, gageons qu’il s’agit d’une bonne chose. Juste une preuve que la faillibilité n’est pas un signe de faiblesse, et que laisser le doute nous travailler est autant la garantie d’une certitude acquise que d’un apaisement certain. A une époque où les jugements expéditifs deviennent le signe d’une dégénérescence à long terme, c’est peu dire que ce genre de mantra fait un bien fou.
Toujours aussi pétri de grâce et de majesté, l’art de Malick se met tellement au diapason de cette quête intérieure et élégiaque qu’on ne se demande jamais qui d’autre que lui aurait pu porter à l’écran une telle histoire. Toujours cette perception de cet effet transcendantal produit par l’immensité, celle des paysages comme celle de l’âme – l’une sert constamment de miroir à l’autre. Toujours ce cinétisme élégiaque qui bannit le hors-champ au profit d’une utilisation absolutiste de la courte focale, comme pour essayer de capturer à la fois le sensible et l’invisible en un seul et même geste de cinéma. Toujours cette scénographie identifiable en trois secondes où des acteurs, tête baissée ou regard levé vers le ciel, en disent mille fois plus sur leurs tourments intérieurs par l’aspect hésitant de leurs déplacements que par l’évidence de leurs échanges verbaux. Toujours cette « narration décentrée » par le biais d’une voix off qui communique le flux mental de l’âme au lieu de paraphraser l’intention du plan en question. Toujours ce découpage assimilable autant à une poésie qu’à une prière, qui use à loisir des cuts et des cassures oniriques en vue de traduire à l’écran le moindre petit séisme intérieur qui anime les personnages. Toujours ce goût commun d’une émotion subjective capturée par la caméra et d’un lyrisme brûlant sans cesse retravaillé par les innombrables variations de la bande-son – la magnifique partition de James Newton Howard égale ici en majesté celle du Village de M. Night Shyamalan. Toujours, enfin, ce symbolisme qui fait rimer le tellurique et la métaphysique par une évidence immédiate du plan.
Une douce cascade se jette du haut d’un relief pour atterrir sur la paisible verdure, et c’est tout un raccourci du cycle invariable de la vie qui se voit métaphorisé. Des nuages sombres envahissent le ciel quand ils ne tourbillonnent pas sur le flanc des montagnes, et c’est tout un effet d’annonce de la catastrophe en cours qui surplombe alors les âmes innocentes. Des travaux manuels (faucher, ramasser, couper, planter, cueillir…) sont effectués dans un champ entouré par la majesté originelle des reliefs alpins, et c’est alors une représentation cinématographique de l’éden qui prend soudain chair à travers un cadre et des gestes qui transpirent le concret. Des corps qui s’effleurent, se caressent et s’enlacent au beau milieu des éléments naturels, et c’est la preuve que l’amour, capturé de façon inégalée par un Malick qui le considère aussi vital pour l’âme que ne l’est déjà l’oxygène pour les poumons, est ce qui relie l’être humain à son prochain comme à son espace terrestre. Des visages se retrouvent (dé)cadrés en contre-plongée ou selon une perspective spectrale, et voilà leurs acteurs (magnifiques) métamorphosés en icônes dans un décor brumeux où village et collines renvoient à tout un pan des grands récits mystiques. Entre le plan d’ouverture et le plan de clôture, un espace de terre aura mis trois heures à passer du fauchage de hautes herbes à un champ taillé et cultivé. Symphonie discrète et concrète qui confine en permanence à l’élévation de celui qui y assiste, Une vie cachée se reboucle ainsi sur lui-même, délicat et apaisant par-delà la dureté du monde contradictoire qu’il capte.
Tout ça, c’est bien joli, mais au vu des immenses qualités que l’on vient d’évoquer, où diable réside ce « doute » que l’on a évoqué plusieurs fois ? Pourquoi ces trois heures d’un film a priori au-delà du sublime nous laissent-elles dans l’incapacité de crier au chef-d’œuvre ? Il y a d’abord ce choix assez déstabilisant de la langue anglaise pour la voix off et les principaux dialogues, tandis que l’allemand intervient souvent avec une absence notable de sous-titres, en particulier quand les nazis et les collaborateurs éructent leur pensée haineuse et fanatique. On devine bien là-dedans un désir de couper la traduction – et parfois même le son – de tout ce qui semble extérieur à la pensée même du protagoniste, mais on reste tout de même circonspect d’assister à une telle superposition des deux langues et de voir un haut gradé du régime hitlérien (joué par le défunt Bruno Ganz) blablater dans la langue de Shakespeare. Il y a aussi, chose inédite chez Malick, une intégration au récit de vidéos d’archives du contexte historique, dont certaines directement extraites du Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl. Déjà peu utile en soi, ce choix narratif tend surtout à zébrer le montage d’un régime d’images construit à l’exact opposé du système narratif malickien. Et enfin, problème central, on sent ici les premiers signes d’une orientation mystique un peu trop cloisonnée de la part de Malick, comme si le spiritualisme panthéiste qui caractérisait jusqu’ici son cinéma était en train de virer lentement vers le pompiérisme sulpicien, à l’image de tout ce fatras symbolique qui zébrait déjà Tu ne tueras point de Mel Gibson – opus christique dont le protagoniste fait écho à celui d’Une vie cachée. Certes, on n’ira pas jusqu’à croire que cette emphase dans un film lui-même envisagé comme une longue prière serait la preuve d’un virage radical chez le plus grand cinéaste du monde. Mais le simple fait de savoir que Malick a déjà planté les derniers clous d’un futur film annoncé comme une évocation de la vie de Jésus-Christ suffit en soi à rendre ce doute légitime. Là encore, le calme s’impose. On le répète, le doute est fait pour nous travailler, il faut lui laisser le temps de se dissiper. Il y a fort à croire qu’Une vie cachée vieillira très bien dans notre esprit, et qu’on y reviendra à un moment donné, le moment venu. En attendant, contentons-nous de rester fidèle au mantra du film : vivre caché.