REALISATION : Asghar Farhadi
AVEC : Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini, Sareh Bayat, Sarina Farhadi
SCENARIO : Asghar Farhadi
PHOTOGRAPHIE : Mahmoud Kalari
MONTAGE : Hayedeh Safiyari
BANDE ORIGINALE : Sattar Oraki
TITRE ORIGINAL : Jodaeiye Nader az Simin
ORIGINE : Iran
GENRE : Drame, Social
DATE DE SORTIE : 08 juin 2011
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Lorsque sa femme le quitte, Nader engage une aide-soignante pour s’occuper de son père malade. Il ignore alors que la jeune femme est enceinte et a accepté ce travail sans l’accord de son mari, un homme psychologiquement instable…
Disons-le clairement, le cinéma iranien devient film après film l’un des plus enthousiasmants du monde. Non pas, bien sûr, par la réalité sociopolitique que s’attachent à peindre les artistes mais par la manière sans cesse stimulante dont ceux-ci le font. La combativité de metteurs en scène comme Jafar Panahi ou Mohammad Rasoulof, qui ont envoyé envers et contre tout au Festival de Cannes leur dernier film respectif, tourné semi-clandestinement quand bien même ils étaient alors sous le coup d’une procédure judiciaire en Iran, nous laisse sans voix. Et la variété des propositions artistiques qui nous parviennent nous réjouit. Cette année, on avait déjà pu voir The Hunter de Rafi Pitts, un thriller à la violence sèche où un homme accablé par la mort de sa femme et de sa fille dans les émeutes qui ont secoué Téhéran en 2009 décidait de s’en prendre, fusil en main, aux autorités. Puis à Women without Men, drame choral stylisé qui liait quatre destins de femmes opprimées avec pour toile de fond le coup d’Etat de 1953, et que sa réalisatrice Shirin Neshat avait dû tourner à Casablanca avec un casting d’expatriés pour pouvoir filmer aussi librement qu’elle le voulait ces corps de femmes, dénudés parfois. Voilà que sort sur les écrans LE film de la dernière Berlinale, dont il est reparti triplement sacré : Ours d’Or du meilleur film et prix d’interprétation masculine et féminine collectifs. Deux ans seulement après l’intense A propos d’Elly, lui aussi salué d’un Ours d’Argent pour sa mise en scène, la consécration est déjà là pour Asghar Farhadi. Inquiété ou du moins gêné administrativement dès lors qu’il se montre trop solidaire de ses collègues censurés, le cinéaste est un dissident discret, certes, mais constant. Car sa mise en scène de drames intimes débouche toujours sur une mise en lumière des contradictions et des non-dits qui minent les rapports entre individus et, certainement, la société iranienne toute entière.
Tout est posé dès la saisissante introduction. Nader et Simin « négocient » leur potentiel divorce avec un juge. Nader refuse de suivre sa femme au Canada et de laisser leur fille Termeh, collégienne, partir elle aussi. Non seulement il s’agit de convaincre le juge d’accorder le divorce, mais les comptes continuent de se régler entre époux face à leur interlocuteur que nous entendons en voix-off mais dont nous occupons la place, de sorte que, en un plan-séquence fixe et saisissant, les acteurs, troublants de naturel, s’adressent à la caméra – à nous donc. On ne pourrait être mieux placé pour les voir se déchirer sans même oser se regarder, pour surprendre les moindres gestes qui trahissent leurs pensées, leurs sentiments. Nader, droit sur sa chaise, paraît déjà ne plus considérer celle qui fut sa conjointe pendant près de quinze ans que comme une lâche, une honte pour le pays dont elle veut fuir la dureté plutôt que de faire face. Il faut bien un motif à ce départ : la vie est intolérable avec « la situation actuelle », dit la jeune femme. « Quelle situation ? » lui demande-t-on. Dans le silence qui suit, Farhadi saisit, déjà, cette même force puissante qui cadenassait les vies des jeunes gens d’A propos d’Elly. Appelons-la tradition. Ou dictature. Si le cinéaste pose si tôt dans son métrage ce poids aliénant du contexte qui dicte aux personnages leurs réactions, c’est qu’il ne s’agit plus, comme dans son précédent opus, de le dévoiler progressivement, sous les apparences du quotidien plutôt tranquille de ces Iraniens de classe moyenne citadine (même les foulards de plusieurs personnages féminins laissent voir bien plus de mèches de cheveux que ce à quoi nous fait nous attendre l’image un peu simpliste que l’on a des mœurs iraniennes aujourd’hui). Ce poids est évoqué entre les lignes mais présent comme un personnage à part entière, qui ferait le lien entre certains protagonistes et catalyserait la séparation d’autres.
Ces liens noués ou défaits entre personnages sont d’autant plus protéiformes que, bien vite, l’histoire se complexifie, le puissant prologue n’étant que l’installation des drames à venir. Suite au départ de Simin, Nader engage Razieh, une aide domestique qui doit faire un long trajet depuis la banlieue avec sa toute jeune fille Somayeh, pour s’occuper de son père impotent, atteint d’Alzheimer. En retrouvant un jour ce dernier à terre, le poignet attaché aux barreaux de son lit, Nader congédie brutalement Razieh, qui « avait dû s’absenter », en la poussant hors de chez lui. La jeune femme est admise à l’hôpital le soir même : elle vient de perdre l’enfant qu’elle portait, déclenchant la fureur de son époux Hodjat vis-à-vis de son ancien employeur. Le drame conjugal entrevu en ouverture est alors emporté vers une course effrénée à la recherche du coupable : Razieh, qui a manqué à ses devoirs de garde-malade, ou Nader, qui a provoqué sa fausse couche ?
Farhadi entretient d’un bout à l’autre du métrage une tension palpable, qui doit non seulement au suspense entourant l’affaire juridique qu’à l’entremêlement des enjeux et la superposition des niveaux de lecture qui exige du spectateur une attention de tous les instants, un questionnement permanent sur les intentions des personnages. Celles-ci sont déterminées par ces liens multiples entre les protagonistes, conjugaux, parentaux et sociaux. Pour ne citer que l’exemple le plus important, la séparation de Nader et Simin vient structurer leurs positions respectives sur l’affaire qui oppose leur famille à celle de Hodjat et Razieh. L’accusation de meurtre dont Nader fait l’objet réveille bien sûr chez Simin un instinct de protection des siens, de solidarité familiale. Néanmoins, les contradictions du mari débouchent sur une crise qui frappe l’épouse, la fille du couple, et d’autres individus au-delà du strict cercle familial.
Maître total de son scénario, le cinéaste peut s’attacher à tous ses personnages, ne jamais prendre clairement parti sans que son film manque le moins du monde de profondeur dans le traitement ou d’émotion, d’empathie. Car il fait de chacun des protagonistes tour à tour la victime et le complice, si bien que le spectateur, épousant le point de vue mouvant de la caméra, fonce yeux écarquillés dans les niches émotionnelles que lui creuse le scénario et s’attache pour un temps à un ou une tel(le) qu’il croit avoir enfin saisi(e) dans sa vérité. Sauf que c’est précisément le vertige d’une vérité jamais donnée, toujours construite que Farhadi s’attache à saisir. La vérité raisonnable et juridique que défend Nader, qui reconstitue la scène, recueille des témoignages, se heurte au sentiment d’injustice qu’éprouve viscéralement Hodjat, plus enclin à faire triompher une vérité vengeresse. Même le grand-père malade pourrait bien détenir cette vérité que l’on cherche tant, mais, parlant de moins en moins, son état se dégradant de jour en jour, il ne pourrait l’exprimer. Le metteur en scène ne manque pas pour autant de filmer le regard calme du vieillard, car cette multiplication des perspectives (avec également celle des représentants de l’ordre, chez lesquels les allers-et-venues rythment le film) construit un suspense de plus en plus étouffant autant qu’un kaléidoscope fascinant.
Mais les plus importants des personnages secondaires, observateurs de ces deux couples qui se déchirent l’un l’autre et eux-mêmes en leur sein, ce sont assurément les enfants, Termeh et Somayeh. Complices pour un temps, celles-ci paraissent se raviser à contrecœur mais sans hésitation lorsque les oppositions de classes sociales et de visions du monde (marquées par le degré de religiosité notamment) se réaffirment entre les adultes. Si le titre ne renvoie qu’à une séparation (on en voit plusieurs), alors elle est de grande ampleur : c’est semble-t-il celle qui marque la société iranienne toute entière. Quand on réalise que tout l’enjeu, pour les deux jeunes filles, sera de parvenir à dépasser dans leur vie future l’opposition à laquelle on les prépare, la longue attente insatisfaite du dernier plan (aussi magistral que le premier) prend plus de sens qu’on ne le croit. Comme si Farhadi enjoignait en un geste citoyen ses personnages à prendre en main leur destin et celui de leur société, après les avoir confrontés à leurs maux en un magnifique geste artistique…