Il y a des jours comme ça, où quelques cinéastes un peu fous et/ou lassés des structures conventionnelles se mettent en tête de changer un peu les choses. En particulier lorsque la lecture du synopsis ne donne pas envie de débourser une poignée d’euros pour aller s’aventurer dans les salles obscures. A première vue, le film de Mike Figgis décroche le pompon sur ce point : une suite de plans-séquences où plusieurs personnages révèlent leur quotidien sans grand intérêt, qu’il s’agisse d’une actrice ambitieuse, d’un producteur volage, d’une lesbienne jalouse, d’une épouse frustrée, d’un flic cocaïné, etc… Raconté comme ça, c’est sûr, ça ferait un malheur chez un petit malin sorti de la Femis désireux de se la jouer « Nouvelle Vague » en filmant du « temps réel » par pur réflexe artistique à la mord-moi-le-nœud. Sauf que le réalisateur de Leaving Las Vegas n’est pas un petit malin. Il est juste malin. Et son idée-maîtresse ne l’est pas moins : découper l’écran de cinéma en quatre partie égales, et suivre en temps réel le déroulement (et le croisement fréquent) de plusieurs sous-intrigues parallèles. Tourné le vendredi 19 novembre 1999 à partir de 15h30, où chaque action fut alors improvisée par le casting à partir d’une structure narrative prédéterminée, Time Code pousse donc infiniment plus loin le procédé du split-screen, généralement utilisé dans le registre du polar ou du thriller (Brian de Palma est passé maître dans le domaine). Mais il s’inscrit aussi (et surtout) dans la lignée de plusieurs processus filmiques qui ont fait leur nid au cours des années 90. D’une part, les règles du Dogme, établies par un collectif de cinéastes danois dirigés par Lars von Trier afin de redonner au 7ème Art sa fonction de témoin objectif du monde : une idée loufoque et finalement plus proche du foutage de gueule, que Figgis reprend à son compte pour en stigmatiser toute la basse prétention en fin de métrage (on y reviendra plus loin). D’autre part, la sitcom sous cocaïne, qui change de point de vue comme de chemise en n’oubliant jamais de s’attarder sur les détails les plus croustillants d’une action, aussi banale soit-elle, et surtout, en s’autorisant les sorties de route les plus incongrues. A ce propos, hasard du calendrier ou pas, la distribution de Time Code dans les salles françaises en juin 2001, qui n’aura pas été si exceptionnelle que prévu, aura été placée sous une aura assez particulière : au même moment, une chaîne hertzienne diffusait un programme à très grand succès d’audience, lui aussi placé sous le signe du voyeurisme en milieu fermé et de l’espionnage de sous-intrigues en temps réel. Son nom ? Loft Story.
Le parallèle avec la poubelle télévisuelle établie par M6 n’est pas si exagéré que ça : le film de Figgis en partage les règles du direct à la fois trafiqué et improvisé, renoue avec un canevas de fiction manipulatrice où l’œil de la caméra redevient le témoin indiscret de la vie des gens, et n’hésite pas non plus à aborder les choses du sexe de façon un chouïa frontale et racoleuse. Ce qui change la donne, en revanche, c’est bel et bien cette idée du split-screen qui, bien au-delà de conférer une liberté totale aux acteurs et au spectateur, tord les règles de la fiction traditionnelle en réunissant quatre histoires linéaires au sein d’un même cadre spatio-temporel. L’idée du « quatre films pour le prix d’un » se vérifie donc à merveille, et à partir d’un scénario traité et élaboré par Mike Figgis sous la forme d’une partition musicale (chaque sous-intrigue étant une source de mesures et d’harmonies), le résultat prend l’allure d’un jeu de dames où le spectateur passe d’une case à l’autre en fonction de ce qui l’intéresse. A l’heure des vidéos YouTube et de l’éparpillement des images numériques au sein du cyberespace, le procédé a tout du plaisir ludique et voyeur, ce que le cinéaste assume avec un certain vice. En outre, afin de ne pas trop se la jouer cinéaste avant-gardiste et de ne pas lasser le spectateur dès le début de ses 95 minutes de métrage, Figgis fait son possible pour rendre le concept accessible et intelligible : les quatre histoires apparaissent les unes après les autres dès le début du film (ce qui laisse du temps à l’œil du spectateur pour apprivoiser le truc), le montage sonore met l’accent sur l’un des quatre écrans dès que la crédibilité de l’intrigue le nécessite (même si les quatre bandes-son font parfois du chevauchement), et l’usage permanent du plan-séquence (4 x 95 minutes : un record inégalé !) permet d’éviter les variations d’axes ou de plans qu’un montage hollywoodien n’aurait pas manqué d’imposer. Et au bout du compte, on y prend très vite un plaisir monstrueux, usant de la curiosité comme de notre propre plaisir de voyeur : ainsi donc, ce n’est pas parce que l’on entend très distinctement des producteurs discuter dans un bureau (écran en bas à droite) que l’on ne peut pas avoir envie de mater une partie de léchouille entre deux jolies brunes (écran en haut à gauche). Faites votre choix, il y en a pour tous les goûts.
Et donc, que se passe-t-il dans ces quatre écrans ? Même si les personnages passent souvent d’un écran à l’autre au fil des plans-séquences, on retient quatre destins spécifiques qui forgent à eux seuls la moelle épinière du récit, qui prend racine dans un petit studio de cinéma. Voici donc Alex (Stellan Skarsgard), producteur réputé, qui sent que sa carrière est en train de s’étioler et tente de noyer son chagrin dans les bras de sa maîtresse pendant une projection-test. Voici aussi Emma (Saffron Burrows), la femme d’Alex, qui sort d’une visite chez la psychiatre où ses problèmes de couple furent abordés, annonce à Alex qu’elle le largue, et erre dans les avenues de Hollywood jusqu’à tomber sur Cherine (Leslie Mann), une amie comédienne. Voici également Rose (Salma Hayek), jeune actrice ambitieuse et maîtresse d’Alex, qui se rend à une audition sensée lui apporter le premier rôle d’un film assez particulier. Voici enfin Lauren (Jeanne Tripplehorn), femme d’affaires coriace et amante jalouse de Rose, qui accompagne celle-ci à son audition tout en soupçonnant son infidélité… Quatre lignes narratives qui se croisent et s’éloignent tour à tour, épicentre d’un vaste récit choral où se croisent une assemblée de producteurs anxieux, un masseur, une actrice, un psy, un flic cocaïné, une cinéaste barrée, un musicien déjanté, et même une série de séismes qui viennent secouer un peu les quatre actions pour mettre tout le monde à l’unisson. Autant dire qu’on tient là un vaste mikado scénaristique dont la cohérence absolue ne tenait qu’à un fil.
Outre son intention marquée de laisser le spectateur picorer ce qui l’intéresse dans cet écran fragmenté et de conserver l’attention sur l’une des sous-intrigues à chaque instant, Mike Figgis n’en oublie cependant pas d’insérer au cœur même de son concept un vrai point de vue de cinéaste, histoire que ce gadget pseudo-expérimental ne vire pas à l’effet de style totalement creux. Bien au-delà d’une révolution visuelle, Time Code est surtout l’un des rares films à aborder le concept de l’incommunicabilité au sein d’une adéquation parfaite entre le fond et la forme, chaque frontière de l’écran symbolisant une barrière entre des personnages qui ne trouvent jamais le moyen d’engager un réel contact entre eux. Quand Alex demande avec insistance à Emma si elle souhaite qu’il largue son travail pour partir avec elle loin de Hollywood, celle-ci met un temps fou à répondre, et se contente de lui annoncer la fin de leur couple (peu avant d’aller pleurer dans les toilettes d’une librairie du coin). Lorsque Lauren crie sur Rose en la soupçonnant d’être infidèle, cette dernière se contente d’esquiver en simulant la fatigue et le ras-le-bol, son honnêteté étant bonne à jeter aux orties. Et dès que l’on sent une inquiétude diffuse entre deux êtres, c’est le silence et le renfermement sur soi-même qui prédominent sur toute autre attitude. Du coup, la diversion s’impose pour se dissimuler et/ou brouiller les pistes : Lauren place un micro dans le sac de Rose pour épier ses faits et gestes, Alex et Emma trompent leur chagrin dans la relation adultère (l’un avec Rose, l’autre avec Cherine), les producteurs tentent de dissimuler leur stress quotidien en invitant un masseur (joué par Julian Sands, acteur fétiche de Figgis) pour leur détendre les muscles et le cuir chevelu, le policier qui garde l’entrée du studio esquive son ennui en plongeant ses narines dans la coke, etc… Seul le spectateur n’est pas dupe. Il voit tout. Il entend tout, aussi : que ce soient les dialogues supra-crédibles (on rappelle que tout fut improvisé par des acteurs qui jouent terriblement vrai) ou la bande-son jazzy qui hante les scènes les plus mélancoliques, tous les éléments sonores participent à cette mélodie imprévisible du quotidien. Même l’intervention fréquente de petits tremblements de terre joue ici un contrepoint ironique, qui vise plus à remettre les quatre intrigues sur le même rail qu’autre chose (faut-il y voir une sorte de deus ex machina ?).
Reste la séquence finale qui, bien qu’irrésistiblement drôle, prête davantage au débat que tout le reste du film : au cours d’une réunion avec les producteurs, une jeune cinéaste expérimentale (Mia Maestro), accompagnée d’un musicien peroxydé à deux balles, exprime tout à coup son projet de cinéma avant-gardiste. Son idée ? Quatre caméras HD qui, en filmant plusieurs actions simultanées sur un écran en quatre, viendraient renforcer la sensation de discontinuité dans le montage que le cinéma soviétique aurait imposé il y a très longtemps (Eisenstein y est d’ailleurs cité plus d’une fois), le tout avec un discours d’une prétention irritante. L’idée que l’on puisse considérer le concept de Time Code comme le manifeste d’un « nouveau cinéma » effraierait-elle Mike Figgis lui-même ? Chercherait-il à se dédouaner de cette idée, à fustiger la vacuité de son propre travail, ou tout simplement à démontrer que son concept n’était au final qu’une grosse blague ? Inconsciemment ou pas, il y a sans doute un peu de tout ça, et chacun se fera sa propre idée. Pour notre part, au vu de la dimension éminemment ludique du procédé et du désir de Figgis d’échapper au cinéma traditionnel (comme il n’a cessé de le répéter dans ses interviews), on y verra plutôt le désir de concevoir le cinéma sous un autre angle, de briser les règles afin de proposer une autre façon de voir les choses. Quitte à ce que cela ne ressemble qu’à un jeu bidon, vu que le film ne base sa narration que sur des intrigues incroyablement banales. Jolie façon de retourner l’originalité du projet tout en la justifiant.
Au bout du compte, l’expérience Time Code fut si satisfaisante pour Mike Figgis que celui-ci réutilisera à nouveau ce concept dans Hotel (toujours inédit). Là où l’on aurait tendance à vouloir en rajouter une couche sur la jubilation procurée par un tel concept, ce serait évidemment sur l’enregistrement du réel que le film tend à illustrer de façon symbolique. En effet, sur ce point-là, on perçoit très bien le désir de Figgis d’échapper à tout prix aux labellisations hâtives, ne serait-ce qu’à travers les petites variations qui, insérées dans le film comme un ver dans une pomme, tendent à révéler l’artificialité du concept. L’exemple le plus frappant reste l’apparition (très) furtive et (assez) fréquente d’une caméra dans l’un des quatre écrans, comme si la réunion des différentes sous-intrigues ne parvenait pas à masquer la présence des caméras qui captent l’action. On pourra y voir une simple gaffe technique, mais on jurerait presque que Figgis l’a fait exprès. Et quitte à jouer avec la temporalité, autant rembobiner pour revenir au générique de début, peu avant que les quatre écrans n’apparaissent de façon distincte. Que voit-on à ce moment ? Quatre écrans noirs, avec juste une nuée de voyants verts ou rouges qui apparaissent ici et là, avec, en guise de bande sonore, une valse jazzy qui se mêle à des indications de l’équipe technique (on entend non seulement le « 3, 2, 1, ça tourne… », mais aussi des bribes de dialogues qui vont intervenir plus tard dans le film). En surface, le simulacre se met donc en place, mais en profondeur, ce brouillage visuel et sonore, où une bande-son trafiquée se mêle à des lumières artificielles, illustre autre chose. Une façon de renforcer malicieusement un vieux cliché sur Hollywood (la ville où les lumières brillent mais où les apparences sont trompeuses), en soulignant qu’aborder la smala de ce petit monde sous l’angle d’une sitcom pervertie de l’intérieur, ça ne peut pas être autre chose que du chiqué. Du coup, il n’est pas facile de déterminer si Time Code se pose malgré lui en objet avant-gardiste, voire révolutionnaire. Au vu de l’anonymat dont il fut injustement gratifié, on peut supposer que non. Pas très grave : en tant que fiction ludique et incroyablement futée, rien à redire, il fait parfaitement l’affaire.
Réalisation : Mike Figgis
Scénario : Mike Figgis
Production : Mike Figgis, Annie Stewart, Dustin Bernard, Gary Scott Marcus
Bande originale : Mike Figgis
Photographie : Patrick Alexander Stewart
Montage : Mike Figgis, Patrick Dodd
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 13 juin 2001