THX 1138

REALISATION : George Lucas
PRODUCTION : Zoetrope Studios, Warner Bros
AVEC : Robert Duvall, Donald Pleasence, Maggie McOmie, Don Pedro Colley, Ian Wolfe, Sid Haig, Marshall Efron, Raymond Walsh, Eugene I. Stillman, Gary Alan Marsh, Irene Forrest, John Pearce, Johnny Weissmuller Jr, James Wheaton
SCENARIO : George Lucas, Walter Murch
PHOTOGRAPHIE : David Myers, Albert Kihn
MONTAGE : George Lucas
BANDE ORIGINALE : Lalo Schifrin
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Expérimental, Science-fiction, Thriller
DATE DE SORTIE : 3 novembre 1971
DUREE : 1h28
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Au XXVe siècle, dans une cité souterraine qui ressemble à une termitière humaine où chacun s’identifie par un code de 3 lettres et 4 chiffres, THX 1138 est un technicien tout à fait ordinaire travaillant sur une chaîne d’assemblage de policiers-robots. Un jour, il commet pourtant un acte irréparable : lui et sa compagne LUH 3147 font l’amour dans une société qui l’interdit formellement. Pour THX 1138, c’est désormais la prison qui l’attend. Il ne rêve dès lors que de s’enfuir…

Est-ce là le seul et unique vrai chef-d’œuvre de George Lucas ? Disons que c’est surtout le seul film qui permet de mesurer son potentiel (désormais évaporé) de cinéaste audacieux et expérimental…

Il y a bien longtemps, dans un cinéma lointain, très lointain… On raconte qu’un certain Chris Marker, cinéaste de génie à qui l’on devait déjà La Jetée et pas encore Sans Soleil, fut si frappé par un court-métrage de fin d’études intitulé Electronic Labyrinth : THX 1138 4EB qu’il cru assister à la naissance du nouveau Godard. Peut-être la promesse d’un néo-cinéma américain, axé sur une approche expérimentale du support filmique et narratif, capable d’ouvrir de sublimes horizons tout en affichant son mépris pour tout ce qui relève du diktat, de l’autorité et du mercantilisme. Qui aurait pu penser que le jeune cinéaste en question – un certain George Lucas – se serait ensuite détourné de ce destin de rebelle pour devenir le Dark Vador que l’on connait ? Ce n’est pas qu’on ait encore envie de ressortir le sabre laser pour s’acharner sur cet hippopotame commercial qu’est Star Wars – cela fait six ans que votre serviteur n’y prête plus attention. C’est surtout qu’il y a de quoi rager d’avoir perdu un tel génie en gestation, dont les débuts frisent plus que jamais la promesse non tenue. Que Lucas soit devenu un empire à lui tout seul relève plus que jamais du paradoxe : c’est en « écrasant » ses semblables (spectateurs et collaborateurs) sous son joug mercantile que son rêve d’indépendance lui semblait acquis, avec hélas la garantie d’une solitude terrible au sommet de sa tour d’ivoire. Quand on y repense, le plan final de THX 1138 n’était peut-être pas si libérateur que ça. Il faisait surtout figure d’aveu prémonitoire : face au système qui le prive de liberté et d’autonomie, un individu se rebelle en tirant profit des outils et des failles de ce système, et finit par s’en extraire… pour finalement se retrouver tout seul, dans un espace indéfini, face à un soleil couchant qui n’avait rien d’un horizon optimiste. Et l’horizon de ce protagoniste appelé « THX », à vrai dire, n’est plus un mystère depuis un bail : ce matricule n’est pas devenu un nom propre mais une marque, celle d’un label de qualité visuelle et sonore qui orne les salles de cinéma et les jaquettes de DVD. Lucas serait-il le plus solitaire des cinéastes de la fin du XXème siècle ? En tout cas un artiste si travaillé par la peur du sentiment et la quête d’une liberté impossible qu’il est devenu lui-même son propre sujet. Mieux vaut donc revenir sur le point de départ de tout ça, à la fois rampe de lancement et unique chef-d’œuvre de son auteur aux deux visages.

Rappelons que si un film pareil a pu voir le jour au début des années 70, c’est grâce au courage de trois personnes. D’abord les précieux Walter Murch et Matthew Robbins, tous deux camarades d’université de Lucas, qui posèrent les prémices d’une métaphore de la société de l’époque, via le tableau ramifié d’une société de pure consommation, à la fois déconnectée du monde naturel et totalement indépendante. Ensuite l’immense Francis Ford Coppola, si convaincu du génie créatif de Lucas qu’il se décida à faire de ce premier long-métrage la seconde production de sa société American Zoetrope (après Les Gens de la pluie en 1969), tout en se plaçant en intermédiaire entre son poulain et les exécutifs trop intrusifs de la Warner. A l’arrivée, une critique déconfite et un public aux abonnés absents, en dépit de la réaction enthousiaste de certains cinéastes comme Steven Spielberg ou Frank Darabont. Ce dernier n’aura pas seulement déterminé sa vocation de cinéaste en allant voir le film deux fois de suite à sa sortie, mais aura surtout trouvé le terme idéal pour le définir : « science-fiction sociologique ». En gros, prenez un échantillon d’humanité, mettez-là sous un microscope et observez les signes avant-coureurs du futur. Mais surtout, plutôt que de glaner les signes d’aliénation à la surface, il faut ici aller plus en profondeur. C’est ce que le début du film illustre de façon radicale. D’abord en lâchant quelques images de la série kitsch Buck Rogers de 1939 en guise de contrepoint – c’est là le type exact de science-fiction dont le film veut à tout prix se démarquer. Ensuite par un générique de début très inhabituel qui déroule les noms de l’équipe du haut vers le bas, tandis que le compositeur Lalo Schifrin compose une bande-son très inquiétante qui semble accompagner notre lente chute dans un cauchemar indistinct. La suite du récit ne fera que mettre en avant cet écrasement du concret par l’abstrait : une expérience théâtrale et non-théâtrale, dont la bande-son éminemment composite (mélange de nappes musicales et de bruitages technologiques) fait jeu égal avec des dialogues ouvertement cryptiques.

Quel est le monde de THX 1138, sinon déjà celui d’un empire coercitif qui asservit l’humanité ? Au fond, il est très facile de considérer ce scénario non pas comme les prémices thématiques de la saga Star Wars mais plutôt comme la concrétisation dystopique d’une victoire des forces impériales qu’elle mettra bientôt en scène. Si l’on se souvient que le numéro 1138 servira ensuite à nommer un quartier de prisonniers sur l’Etoile de la Mort, ça tombe sous le sens. Les signes avant-coureurs de l’Empire sont donc déjà là. Une fourmilière fermée et monochrome, blindée de lignes de fuite et vidée d’explication sur ce qui a motivé sa création. Une humanité caractérisée par des silhouettes immatriculées (trois lettres et quatre chiffres), au crâne tondu et aux vêtements blancs, qui suivent leur routine quotidienne avec très peu de contacts humains (des cerveaux électroniques servent ici d’interlocuteurs permanents : « What’s wrong ? »). Un pouvoir incarné par une caste invisible à la Big Brother, encourageant l’acte de délation (des fiches postées avec juste le nom du coupable et aucun motif !) et activant l’effet de surveillance et de répression, dont les seuls signes tangibles sont des policiers-robots tantôt violents tantôt défectueux. Une prison d’un blanc immaculé qui semble s’étendre à l’infini, où les détenus sont isolés et maltraités. Une économie absurde qui contraint à l’achat de cuboctaèdres colorés à jeter une fois rentré chez soi – la consommation n’est ici qu’un geste mécanique et vide de sens – et qui développe des crédits limités pour chaque action – on détraque ainsi le système en faisant durer sa propre évasion jusqu’à un surplus budgétaire entraînant l’abandon des poursuites ! Une technologie aussi omniprésente que glaciale – d’innombrables écrans, boutons, claviers et diodes lumineuses dessinent un relief anti-organique à l’image du futur dédale de l’Etoile de la Mort. Des colonnes de lettres et de chiffres qui écrivent la novlangue de cette bulle totalitaire, sans grille de lecture prédéfinie. Et surtout, un conditionnement sous sédatifs et une interdiction des rapports sexuels qui activent à eux seuls le point de bascule du récit : l’arrestation de l’ouvrier THX 1138 (Robert Duvall) pour cause de non-respect de ces deux règles. Double enjeu, donc, dans ce récit à la George Orwell : retrouver l’être aimé et s’enfuir à tout prix de ce monde aliénant.

Contrairement à bon nombre d’œuvres narrant le combat ascensionnel d’un individu comme un gouvernement totalitaire, le scénario de THX 1138 présente un « plus » non négligeable : multiplier les angles de lecture avec des œuvres préexistantes avec un recours à l’épure qui laisse filtrer de l’ambiguïté. Certes, le récit se fait a priori très clair sur sa relecture de l’allégorie de la Caverne de Platon, avec son héros monotone qui s’extrait d’une Cité corrompue par le mensonge et l’obscurité afin d’atteindre la lumière du soleil (source du bien). Mais là-dessus, on insiste à nouveau sur le doute fortement entretenu par ce plan final très kubrickien dans l’âme : une liberté acquise, certes, mais en solitaire et surtout avec un soleil qui se couche à mesure que le générique de fin défile. On peut aussi piocher des thèmes communs à ceux irriguant les œuvres des fondateurs de la SF dystopique (K. Dick, Bradbury, Orwell, Levin, Zamiatine, Barjavel, etc…), mais certains sont décalés et remis en perspectives par les choix narratifs de Lucas. Un exemple ? Le film brasse large sur l’aveuglement des masses par la relecture artificielle de tout ce qu’elles ont besoin (sexe, religion, nourriture…), mais la fuite de THX 1138 à la recherche du monde extérieur et de sa compagne LUH 3417 (Maggie McOmie) devient aussi celle d’un autre individu, SRT (Don Pedro Colley), qui se révèle être un hologramme à forme humaine désireux de fuir sa condition « non-réelle » ! Fuir l’artifice devient aussi l’enjeu de l’artifice lui-même : cette idée surprenante se coule dans le récit comme une effraction paradoxale, au détour d’un dialogue, l’air de rien, sans s’imposer. Tout comme le destin du déviant SEN 5241 (Donald Pleasence) sera de renoncer à ce libre arbitre tant prôné par tant de dystopies futuristes, et ce en raison d’un simple passage-à-vide sur le bord d’une rame de métro. Et que dire de ces détenus emprisonnés – parmi lesquels on reconnait Sid Haig dans un rôle de violeur – qui passent le temps assis sur des canapés colorés au beau milieu d’un décor totalement blanc et infini ? Cette scène-pivot du film est précisément celle qui extrait THX 1138 de l’anticipation pure pour le faire lorgner au contraire vers un théâtre de l’absurde proche d’Ionesco ou de Beckett : ce qui prend alors racine ne tient que sur des bavardages sans finalité dans ce qui est moins un décor qu’une absence de décor.

Sans jamais recourir à un trop-plein de gadgets futuristes ni à un schéma narratif trop sophistiqué, Lucas s’en tient à un minimalisme minutieux qui fait constamment mouche. Comme pour appuyer davantage cette idée d’une vue au microscope, ses cadres à la japonaise reposent ici sur un large éventail de plans fixes où chaque petit mouvement dans chaque recoin du cadre tend à casser l’immobilisme de départ, éclairant de ce fait aussi bien la logique que la faille de ce système totalitaire. Le spectateur de THX 1138, faussement manipulé par un interminable charabia technologique dont il ne possède pas la clé de cryptage (c’était le but), est de facto mis à contribution pour guetter le petit détail qui va créer le bug dans le programme. Au premier plan, cela repose sur des détails prégnants que Lucas se plaît à caser de façon aléatoire tout au long de son découpage à des fins subversives, à l’image de cet étrange lézard albinos que l’on voit évoluer au milieu des câbles d’une baie de brassage pendant quelques secondes. A l’arrière-plan, cela tient à de simples choix de perspectives et de triturations sonores, donc à une vraie matrice cinématographique qui joue sur nos perceptions d’une scène ou d’un espace donné. Ne nous y trompons pas : les longues scènes contemplatives du film ne sont donc pas juste des fulgurances visuelles à forte teneur hallucinatoire, ni même un moyen de capter la puissance des espaces vides comme l’avait fait Kubrick sur 2001, mais bel et bien le signe d’une convention qu’il s’agit de briser. La connexion créative que l’on peut éventuellement faire entre Lucas et Godard réside là-dedans : jeu malin sur la multiplicité de supports d’image pour briser nos habitudes narratives les plus confortables, brouillage constant de la musique et du bruitage pour contester l’autorité et l’ordre par les moyens du cinéma. D’aucuns diront que le film manque de structure, qu’il n’est pas totalement poli dans sa narration, qu’il abuse des ruptures et des gimmicks techniques (dont ce compte-à-rebours qui s’invite en gros plan tout au long du récit), que chaque plan paraît autonome au regard aux autres. Ils n’auront simplement pas pris acte de la stratégie diabolique de Lucas. Ce dernier relie l’enjeu de son film à celui d’un dédale que l’on essaie d’architecturer autant qu’on se surprend à infiltrer, d’une expérience de laboratoire que l’on tente de mener tout en étant conscient d’en être l’objet. D’où ce stress mêlé de paranoïa qui surgit au détour de chaque scène, de chaque plan, de chaque effet sonore. Et qui, avec trois fois rien et un cadre non relié au réalisme moderne, se révèle finalement très proche de ce que les cadors du cinéma d’espionnage estampillé 70’s (de Pakula à Pollack en passant par Frankenheimer) auront su refléter par la dimension très alerte de leurs cadres et de leurs ambiances.

Lucas ne fait d’ailleurs pas mystère de ses goûts cinématographiques en matière de science-fiction, puisant davantage dans l’abstraction du 2001 de Stanley Kubrick, dans le futurisme diffus d’Alphaville de Jean-Luc Godard ou dans l’expressionnisme du Metropolis de Fritz Lang (des autoroutes suspendues en mikado) que dans le space-opera kitsch à la Planète interdite qui régnait en maître à l’époque. Bien sûr, ce choix-là était déterminant dans son envie de donner vie à un film formellement abstrait et thématiquement concret. Mais il aura aussi permis au cinéaste de cristalliser déjà des visions de cinéma que sa future saga campbellienne allait reproduire. Là-dessus, les exemples ne manquent pas. Cette chaine de fabrication des policiers-robots préfigure celle d’une certaine « armée de clones », la poursuite ultra-speed entre une voiture et deux motards dans un tunnel souterrain infini n’est pas sans rappeler la traque des X-Wing dans la tranchée de l’Etoile de la Mort, sans parler de ces créatures furtives et poilues en 3D qui ressemblent à s’y méprendre à des « wookies ». Notons que ces dernières créatures constituent le seul point négatif du director’s cut de THX 1138, celui-ci ayant quand même réussi à ne pas jouer la carte du révisionnisme propre au Special Edition de la trilogie Star Wars et à offrir des ajouts réellement bénéfiques qui ne trahissaient pas le montage d’origine (séquence de fuite rallongée, redéfinition des échelles de plans, profondeur de champ inouïe dans l’usine de robots…). Un signe qui ne trompe pas sur l’inoxydable pouvoir de fascination que procure toujours ce chef-d’œuvre unique, à la fois première et dernière pierre d’une carrière qui, en ayant chopé là un zeitgeist d’une force inédite, avait tout ce qu’il fallait pour rebooter la Matrice. Mais tout cela eut lieu il y a bien longtemps, dans un cinéma lointain, très lointain, trop lointain… Dans nos rêves, en réalité. On ne se trompait donc pas : ce film-là, on en était autant le spectateur que le cobaye. Et cet individu immatriculé qui essaie de fuir le système pour aboutir finalement à une illusion de liberté, ce n’était pas seulement George Lucas. C’était aussi nous.

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