REALISATION : Myroslav Slaboshpytskiy
PRODUCTION : Garmata Film Production, Myrek Films, UFO Distribution
AVEC : Grigoriy Fesenko, Yana Novikova, Rosa Babiy, Alexander Dsiadevich, Yaroslav Biletskiy
SCENARIO : Myroslav Slaboshpytskiy
PHOTOGRAPHIE : Valentin Vasyanovych
MONTAGE : Valentin Vasyanovych
ORIGINE : Pays-Bas, Ukraine
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 1er octobre 2014
DUREE : 2h12
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Sergey, sourd et muet, entre dans un internat spécialisé et doit subir les rites de la bande qui organise trafics et prostitution, à l’intérieur et à l’extérieur de l’école. Il parvient à en gravir les échelons mais tombe amoureux de la jeune Anna, membre de cette tribu, qui vend son corps pour survivre et quitter l’Ukraine. Sergey devra briser les lois de cette hiérarchie sans pitié…
« Beaucoup me demandent pourquoi j’ai tourné mon film en langage des signes, sans sous-titres ni doublage. Les gens communiquent entre eux avec autre chose que des mots, et je pense que les mots contribuent à cacher nos vrais sentiments et nos vraies émotions, voire à nous détourner d’eux. Les mots nous aident à mentir. J’ai donc tâché d’enlever l’enveloppe verbale du contexte du film. C’est comme arracher la peau afin de vous montrer ce qu’il y a en-dessous, à savoir des sentiments à nu, des nerfs à nu, des émotions à nu »
Myroslav Slaboshpytskiy
Avec le recul, on peut considérer qu’il y a eu un malentendu autour du premier long-métrage de Myroslav Slaboshpytskiy lors de sa sortie en salles l’année dernière. Malgré une réception triomphale à la Semaine de la Critique (avec trois prix à la clé), The Tribe n’a pas manqué de provoquer une scission hardcore au sein de la sphère critique, la première tribu multipliant les dithyrambes, la seconde hurlant à l’abjection pure et simple. Et sur la base d’un pari de cinéma inédit (un film exclusivement composé d’acteurs sourds-muets, sans dialogues ni sous-titres), le film aura surtout déchaîné les passions. Slaboshpytskiy voulait-il être le cousin ukrainien de ces quelques spécialistes de la froideur tyrolienne que sont Michael Haneke et Ulrich Seidl ? Avait-on encore affaire à un petit malin se dissimulant derrière une stylisation branchouille pour nous faire avaler sa propre misanthropie ? Utilise-t-il la surdité comme une excuse pour enfiler les actes de violence sourde comme des perles ? Considère-t-il donc les sourds-muets moins comme des humains que comme des animaux, surtout lorsque son choix de ne pas sous-titrer la langue des signes pourrait laisser entendre qu’il ne la considère pas comme une vraie langue ? Et allait-on pioncer au bout d’un quart d’heure ? La découverte du film en salles n’étant peut-être pas le meilleur moment pour se livrer à une analyse, ne serait-ce que pour en digérer paisiblement les choix stylistiques et le choc provoqué par les scènes les plus dures, on attendait donc de le redécouvrir sur format numérique et à tête reposée, histoire d’oublier toute cette hystérie. C’était le bon choix : toutes les questions ci-dessus récoltent un « non » catégorique.
On résume l’affaire très rapidement. A peine arrivé dans un internat spécialisé, un jeune étudiant sourd-muet, Serguey (Grigoriy Fesenko), subit les rites d’initiation d’un groupe d’élèves qui y fait régner la terreur tout en organisant de nombreux trafics. Les plus forts jouent les durs, les plus faibles sont juste bons à mendier dans des trains pour vendre des porte-clés, et les filles en sont réduites à racoler en pleine nuit pour quelques chauffeurs de poids lourds. Si le fric ne rentre pas ou si l’on désobéit aux règles, c’est le tabassage pur et simple. Le professeur de menuiserie, lui, semble être le leader de la tribu, allant même jusqu’à jouer les intermédiaires avec une poignée de mécènes qui offrent la possibilité d’obtenir un passeport international. L’une des filles de l’internat, Ania (Yana Novikova), veut quitter l’Ukraine pour aller en Italie, mais on devine que ce sera un cercle sans fin : toujours faire le tapin avec juste un peu plus d’argent à la clé. Et le fait que Serguey soit tombé amoureux d’elle va très vite engendrer la pire des tensions… En somme, un pur récit d’initiation, centré sur la transformation difficile d’un banal jeune homme en petite frappe violente, mais fort heureusement avec une froideur chirurgicale qui efface tout spectre de fiction romancée.
Pour le reste, et dès son intro au milieu d’un cours sur la situation géopolitique de l’Ukraine, The Tribe fait surtout figure de constat social d’une puissance quasi alarmiste derrière la glaciation de sa mise en scène. La quasi-totalité du film prend d’ailleurs place dans des décors délabrés, des appartements mal éclairés ou des couloirs totalement déserts, comme si l’action se suffixait à un désastre, une guerre ou une apocalypse. Et au travers des enjeux humains révélés tout au long du récit s’orchestre alors une pure valse de rapports de force, où le vernis d’une logique de groupe éminemment toxique finit peu à peu par se craqueler dès que l’individu tente de s’imposer. Mais ici, que ce soit le groupe ou l’individu, la violence reste le seul langage, la seule expression qui crée un impact, un peu à la manière d’un nouveau Fight Club dont le nihilisme viril s’effacerait au profit de la délinquance la plus extrême. Enfreindre la règle en faisant ses propres trafics ou en faisant preuve d’initiative ne fait qu’engendrer l’explosion. Même la perspective romantique est brisée : Serguey a beau essayer de s’en sortir, il ne fait qu’attiser le feu autour de lui, que ce soit pour forcer Ania à le suivre ou pour exorciser sa frustration d’avoir perdu du grade dans la tribu. C’est la loi du plus fort qui, ici, rend vivant. Parce que tout autour, il n’y a rien. Pas grand-chose de vivant. Quasiment pas d’avenir. Et une dose d’espoir plus qu’hypothétique.
Ce tableau tout sauf reluisant d’une Ukraine marquée par la crise économique et par l’absence de perspective d’avenir nécessitait donc un parti pris de mise en scène audacieux pour ne pas être un rouleau-compresseur de pessimisme racoleur. C’est là que l’idée du langage des signes se justifie en plus de constituer une audace parmi les plus fortes vues au cinéma depuis longtemps. Comme le film vise l’absence de complicité et la non-compréhension réciproque en dépit d’un langage avant tout corporel, Slaboshpytskiy installe le spectateur et les acteurs sur un pied d’égalité en ôtant à chacun une faculté de compréhension : le spectateur ne comprend pas ce que disent les personnages, mais ces derniers n’ont aucune idée des bruits qui les entourent et que nous sommes capables d’entendre. En somme, ce faux monde du silence a vite fait d’inciter à une communication exclusivement visuelle, renforcé par l’usage de la courte focale et d’une caméra placée à distance. S’en tenir à une absence de langage filmée avec ce genre de focale n’a rien d’illogique : en plus de couper net toute possibilité d’empathie ou d’identification, cela permet au réalisateur de bannir la grammaire basique du champ/contrechamp (pas un seul à signaler ici !) et de renouer avec l’approche purement visuelle du cinéma des origines, guidé par la contemplation des choses et des êtres.
Qui plus est, la façon qu’a Slaboshpytskiy d’activer ses plans-séquences afin de gérer une pure scénographie de déplacements surchargés de tension s’avère des plus payantes : plus le film avance, plus son rythme finit par hypnotiser, plus cette dérive forte dans des couloirs de violence avec un terrible constat social en arrière-plan en arrive à faire circuler une matière très déstabilisante de scène en scène, comme le prologue d’un thriller qui se répéterait en boucle avec toujours plus de détails à chaque nouveau mouvement. En cela, à travers une vraie chanson des gestes résultant sans doute d’une chorégraphie très minutieuse, le cinéaste réussit à assembler peu à peu les briques d’une vraie et grande tragédie contemporaine, où les actions sonores agissent d’autant plus comme des électrochocs que même le langage des signes en arrive à se raréfier dans les dernières scènes. Sans parler d’une faculté inouïe à rendre la violence aussi crue que possible, parfois même à la frontière de l’insoutenable, avec la même distance sécurisante que chez Haneke – notons ici une torture à la noyade et un avortement bien plus dérangeant que celui de 4 mois, 3 semaines, 2 jours.
D’une folle puissance expressive, ce dispositif est entièrement guidé par le corps, qu’il soit immobile ou en mouvement. Le corps devient ici moteur de langage grâce à des signes et des gestes saisis dans leur plus totale nudité (le sens n’a plus lieu d’être, la musique est absente), où le son voit son impact décuplé à chaque fois qu’un bruit surgit dans la bande-son (porte qui claque, chaise qui grince, pied qui marche, main qui gifle, etc…). De là vient l’impact terrible d’un film qui fait monter la tension par un hallucinant travail sonore, qui augmente la crainte de voir la violence surgir, et celle-ci bout sans cesse, telle une cocotte-minute prête à exploser. Le choix du plan-séquence dans un microcosme désert a beau décliner avec brio le radicalisme d’Alan Clarke sur Elephant, il contribue de son côté à étirer le temps de façon progressive jusqu’à en tordre les lois, quitte même à fasciner l’œil de par sa captation d’actions mécaniques qui surgissent dans le cadre – voir la façon qu’ont les acteurs de marcher et de déambuler comme des robots. Même les situations qui auraient pu évoquer des gags de très mauvais goût en arrivent à nous bloquer dans une zone d’incertitude : citons l’exemple d’un sourd-muet finissant écrasé sous les roues d’un camion qui reculait derrière lui sans qu’il l’ait remarqué, ou encore Serguey qui surprend par hasard Ania en pleine levrette dans la cabine d’un poids-lourd. On ne rit pas jaune, on n’est pas non plus horrifié, puisque la mise en scène bloque la moindre réaction. Seule le choc de l’inattendu fait effet. The Tribe ne vise que la pure sidération, et le malaise qu’il procure ne puise sa sève à nulle autre racine que ce parti pris, prompt à mettre à nu la nature humaine autant que le cinéma lui-même. Slaboshpytskiy a tout compris.