REALISATION : Alejandro Gonzalez Iñarritu
PRODUCTION : Anonymous Content, New Regency Pictures, RatPac Entertainment
AVEC : Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Domhnall Gleeson, Will Poulter, Paul Anderson, Kristoffer Joner, Brendan Fletcher, Lukas Haas
SCENARIO : Mark L. Smith, Alejandro Gonzalez Iñarritu
PHOTOGRAPHIE : Emmanuel Lubezki
MONTAGE : Stephen Mirrione
BANDE ORIGINALE : Ryuichi Sakamoto, Carsten Nicolai
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Aventure, Western
DATE DE SORTIE : 24 février 2016
DUREE : 2h36
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Dans une Amérique profondément sauvage, Hugh Glass, un trappeur, est attaqué par un ours et grièvement blessé. Abandonné par ses équipiers, il est laissé pour mort. Mais Glass refuse de mourir. Seul, armé de sa volonté et porté par l’amour qu’il voue à sa femme et à leur fils, Glass entreprend un voyage de plus de 300 km dans un environnement hostile, sur la piste de l’homme qui l’a trahi. Sa soif de vengeance va se transformer en une lutte héroïque pour braver tous les obstacles, revenir chez lui et trouver la rédemption…
Une parenthèse enchantée ? Un coup du hasard ? Ou pire, un coup de bluff ? L’an dernier, replacer le génial Birdman dans le parcours de son réalisateur n’avait pas été une chose aisée, en particulier sur une mise en scène en phase soudaine de transcendance. On en était néanmoins sorti avec une certitude : ce bûcher des vanités cyclothymique semblait avoir métamorphosé la citrouille Alejandro Gonzalez Iñarritu, le délestant de tous ses démons et le révélant enfin digne du génie de ses confrères mexicains (Alfonso Cuaron et Guillermo Del Toro). Savoir si la mutation allait se confirmer était plus incertain. Le voir revenir à peine un an plus tard aux commandes d’un projet à la fois très différent et plutôt inédit pour lui (le survival en milieu hostile) semblait être l’exercice idéal : à première vue, bye-bye le discours, et bonjour la pure immersion sans autre loi immuable qu’une association image/son à toute épreuve. Iñarritu allait-il relever le défi en beauté ? Au terme d’un tournage monstrueux en décors naturels – et dans l’ordre chronologique ! – qui aura poussé ses acteurs et son équipe technique vers leurs plus éprouvantes limites (les abandons en cours de route se sont enchaînés autant que les désastres météo), le film apparait enfin dans toute sa radicalité pour confirmer tous nos espoirs. Au centuple.
Il suffit souvent d’un plan inaugural pour que la trajectoire d’un récit soit synthétisée de façon tout à fait limpide. C’est le cas ici : calmement, sans se presser, la caméra remonte un cours d’eau au cœur d’une forêt visiblement inondée, le tout enjolivé par une lumière naturelle à tomber à la renverse. Mais alors que l’on se croyait chez Terrence Malick (logique : c’est le même chef opérateur), voilà que l’apparition soudaine d’un fusil dans le cadre replace les choses dans leur contexte (il s’agit d’une chasse au wapiti), accélérant tout à coup le mouvement et annonçant déjà le carnage à venir. La menace lourde que l’on sentait alors planer dans ces bois se concrétise dès l’apparition de flèches mortelles, lancées par des Indiens en direction des membres d’une expédition. Et d’un coup, sans crier gare, c’est le massacre total, barbare, sanglant, tétanisant. Le chaos règne, le sang gicle, les armes tranchantes dictent l’action, la peur s’intensifie, les hurlements se multiplient, la musique gronde tel un orgue funèbre appelant les âmes horrifiées à rejoindre le néant. Le démarrage en trombe de The Revenant a le mérite de mettre cartes sur table et de ne pas faire mystère de l’intention d’Iñarritu : associer l’élégie malickienne à la sauvagerie hardcore pour mettre en évidence aussi bien ce qui les unit que ce qui les oppose. Les étincelles résultant du frottement de ces deux silex référentiels ne pouvait qu’aboutir à un film littéralement fou, drivé par la contemplation autant que par la viscéralité. Mais de là à penser qu’il serait possible de les associer pour titiller une fibre expérimentale inédite dans le genre, ça en devient étourdissant.
Qu’est-ce qu’Iñarritu pouvait apporter de neuf à un genre aux allures de citron pressé depuis belle lurette ? En réalité, mieux vaut ne pas croire que le survival en milieu hostile ait déchargé toutes ses cartouches depuis que les modèles du genre (Délivrance de John Boorman, Predator de John McTiernan, etc…) ont su imposer leurs standards aux yeux de la sphère cinéphile. Si l’on fait un peu le tour des péloches concernées au cours des vingt dernières années, c’est même tout le contraire : un trip inoubliable dans un vaste désert existentiel (Gerry de Gus Van Sant), un film de vikings aux allures de seppuku filmique (Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn), un leurre progressif sur le thème de la survie dans un territoire géopolitiquement incertain (Essential Killing de Jerzy Skolimowski), et surtout, la sortie quatre ans auparavant du Territoire des loups de Joe Carnahan, qui faisait autant office de chant du cygne pour le survival nihiliste que de réflexion douloureuse sur le sens de la vie. Toutefois, aussi évidents puissent être les points communs avec tous les films précités, il faudra aller chercher ailleurs concernant The Revenant.
Au vu de son ouverture choc sur une trentaine de personnes tuées sous les flèches d’Indiens stratégiques, on peut dire que le film commence là où le fameux Aguirre de Werner Herzog se terminait, annonçant malgré lui le devenir funèbre d’un être humain aveuglé par ses désirs et écrasé sous le poids d’une nature indomptable. Par ailleurs, la présence sur l’affiche du fameux « Inspiré de faits réels » (qui, aujourd’hui, ne veut plus dire grand-chose) rappelle à notre cortex que ce récit, ici adapté d’un roman éponyme de Michael Punke, avait déjà servi de base au Convoi sauvage de Richard Sarafian en 1971. Pour son film, Iñarritu en reprend plus ou moins les grandes lignes et va même jusqu’à conserver les vrais noms des protagonistes. Pour faire simple, un trappeur américain du nom de Hugh Glass (Leonardo DiCaprio) intègre une expédition relative au commerce de fourrures et, à la suite d’une attaque de grizzly qui le laisse agonisant, sera finalement laissé pour mort en pleine nature par un certain John Fitzgerald (Tom Hardy), vipère lâche, cupide, xénophobe et opportuniste qui ira même jusqu’à poignarder son fils amérindien sous ses yeux. Sauf que Glass, bien qu’enterré en pleine forêt et encore plus mutilé que Freddy Krueger, n’est pas mort. S’ensuivra une lente errance au cœur d’un hiver infernal, jonché de tribus guerrières, d’animaux hostiles et d’hallucinations diverses, avec la vengeance comme seul et unique moteur de (sur)vie.
Lire le film comme un chemin de croix doloriste ne sera pas difficile. L’appréhender comme l’aspiration existentielle d’un homme qui ne veut que régler le chaos du monde avant de pouvoir enfin accepter sa propre mort le sera tout autant. Sauf que ces deux lectures méritent nuance : dans le premier cas, cela revient à passer à côté de la dimension cosmogonique du film, et dans le second, cela revient à limiter un tel survival aux poncifs misérabilistes les plus basiques de la filmo d’Iñarritu (période pré-Birdman). Si le cinéaste mexicain a su à ce point transcender un style jusque-là ampoulé et sordide à en crever, c’est parce que ses images se sont soudain mises à respirer là où elles paraissaient autrefois à l’agonie. C’est parce qu’en cinéaste mature, l’enchaînement de ses images sert désormais à lui seul la construction d’un sens, renvoyant ainsi le dialogue illustratif à sa totale obsolescence. Et sur la base d’une trame narrative très simple, il trouve enfin le moyen de laisser parler ses cadres, transcendant ainsi en permanence le pathos morbide et l’iconographie rédemptrice que l’on pourrait être tenté de stigmatiser ici.
Sa mise en scène, à peu près aussi tranchante qu’un tomahawk, est de l’ordre du primitivisme pur. Renouant comme Cuaron avec une immersion maximale dans l’action par le biais d’une série de plans-séquences sidérants, Iñarritu opte pour une approche subjective de son récit. L’idée est ici d’user à loisir des travellings circulaires et des effets panoramiques, certes pour décupler l’impact viscéral des scènes les plus violentes (gare aux estomacs fragiles !), mais aussi pour renouer avec une approche spécifique du langage cinématographique, qui fait du déséquilibre narratif et stylistique une traduction idéale de ce « chaos organisé » que de nombreux cinéastes ont tenter d’approcher (Tsui Hark en tête, avec The Blade). Ne nous y trompons pas : là où The Revenant ne pourrait être vu comme rien d’autre qu’un manuel de survie gore et sadisant, il convient de dépasser cette lecture pour investir au contraire un monde chaotique, rugueux, incohérent et totalement injuste, où les oppositions (Bien/Mal, jour/nuit, aube/crépuscule) n’ont plus lieu d’être à force de se confondre. L’univers du film est une apocalypse à ciel ouvert, un no man’s land translucide qui crée le doute, le flottement, voire même le songe. Un rêve éveillé ? Plutôt une expérience mystique, quasi rétinienne, qui, à force de faire souffler le chaud et le froid sur nos cinq sens, ne donne plus rien d’autre à voir qu’un chaos graphique dans sa nudité la plus hypnotique. Un trip avec des tripes, en quelque sorte.
Chaque personnage du film a ici un objectif (en général un proche à retrouver ou une vengeance à exécuter), un ennemi ciblé par un critère ethnique (Américain, Français, Arikara, Pawnee, Sioux, etc…) et un moyen unique pour parvenir à ses fins (en gros, la violence). Mais le retour à l’état primitif, qu’il soit assumé ou provoqué, est ici une étape indissociable du retour à l’état humain – l’un amène à l’autre. Deux trappeurs charpentent ici la narration du film à la manière d’une hydre à deux têtes : d’un côté, un Glass hanté à vie par le meurtre de sa femme indienne (de superbes flashbacks oniriques en donnent le pouls) et désireux de protéger son fils, et de l’autre, un Fitzgerald si marqué par sa scalpation qu’il en est arrivé à vouer une haine viscérale aux Indiens. Survivre pour continuer sa vie ou vivre pour survivre ? Vivre dignement ou survivre lâchement ? Pour les deux hommes, le dilemme est crucial, mais le mouvement choisi est invariable : avancer sans cesse en se battant de toutes ses forces (d’où la phrase inaugurale « Tant que tu peux respirer, n’arrête jamais de te battre »). Et se battre implique ici de garder intacts ses réflexes de chasseur, comme le prouve Glass lorsqu’il aperçoit des cerfs en train de traverser le fleuve – il ne peut s’empêcher de les viser avec une branche qui ressemble à un fusil.
La présence de phases hallucinatoires dans ce double parcours va de pair avec l’approche sensorielle de la mise en scène, servie en cela par le tournage en lumière naturelle, la bande-son envoûtante de Ryuichi Sakamoto et le grand angle majestueux du plus grand chef opérateur au monde (Emmanuel Lubezki, déjà actif sur Birdman, Gravity et The Tree of Life). D’un bout à l’autre de son intrigue minimale, The Revenant donne à voir un territoire noyé dans des ténèbres sans fin, un peu comme une sorte de purgatoire où les personnages remonteraient le Styx en direction des Enfers – c’est fou le nombre de cours d’eau que l’on voit dans ce film… Une route directe vers le Valhalla où l’on tue pour retarder le moment où l’on sera tué, où la mort concrète se voit suivie de son contrepoint métaphysique (lorsqu’un personnage meurt, Iñarritu enchaîne avec un plan sur un ciel brumeux ou nuageux) et où la buée du souffle humain se connecte à la brume du ciel en un raccord de plan. Le cinéaste va même jusqu’à réintroduire un plan-clé de Birdman (celui d’un objet en feu qui semble pénétrer l’atmosphère) pour placer le personnage de Fitzgerald face à son devenir funèbre. Un choix de montage malin, puisqu’il s’agit d’un avertissement : à ce moment précis, Glass retrouve sa motricité et, debout face à un paysage minéral qu’il va devoir traverser, active sans plus tarder sa quête de vengeance.
Et quand la vengeance est activée, la folie n’est jamais bien loin. Deux plans vont dans ce sens. D’abord l’apparition rapide (pendant la scène d’ouverture) d’un homme à moitié nu, visiblement hagard, avec un violon dans une main et un pistolet dans l’autre (avec lequel il abat soudain sans raison un cheval). Instant terrible, incongru, absurde, digne d’un Herzog ou d’un Jodorowsky. Ensuite l’arrivée de Glass dans les ruines d’une église où il croit enlacer son fils décédé – ce n’est en réalité qu’un arbre qui a visiblement repoussé au milieu des pierres. Ainsi va The Revenant, expérience inouïe où la nature reprend ses droits sur une humanité revenue à l’état sauvage, multipliant ainsi les visions marquantes : un monticule d’ossements de bisons, une branche d’arbre congelée qui fige ses feuilles dans la glace, un oiseau qui s’extrait de la plaie d’un cadavre (clin d’œil direct à 21 Grammes, dont le titre rattachait le poids de l’âme à celui d’un colibri !), un feu improvisé en pleine forêt dont les étincelles semblent interpeller le ciel étoilé – superbe contre-plongée. Et au milieu de cette nature aussi maléfique que magnifique, il n’y a que des hommes. Capturés dans des contre-plongées ou des vues de profil qui accentuent autant leur présence imposante face à la nature que leur persistance à ne pas se laisser dompter par elle. De par l’effet déformant du grand angle, ils deviennent des massifs minéraux, trahis par une énergie interne qui bouillonne façon cocotte-minute. Ce sont des êtres rudes, égarés dans un décor mental – une nature inhospitalière où la neige et la pluie interviennent à tour de rôle – qui les exhorte à faire ressurgir le meilleur ou le pire d’eux-mêmes pour retrouver la lumière. Ce sont des survivants. Ce sont des revenants.
Avec tout ça, on en oublierait presque d’évoquer le cas de Leonardo DiCaprio, dont la prestation va à coup sûr créer la polémique. A l’heure où nous écrivons ces lignes, le triomphe du film aux Golden Globes et son statut de favori pour les Oscars n’ont pas manqué de relancer la traditionnelle rengaine sur la possibilité d’une statuette pour l’acteur américain le plus surdoué de sa génération. Au vu d’une prestation qui échappe à tous les qualificatifs au vu d’un investissement hors du commun, une question se pose : entre l’incarnation et la performance, où est la frontière ? Si l’on considère que jouer un rôle implique des sacrifices aussi fous que dévorer un foie de bison, nager dans une rivière gelée ou dormir dans une carcasse de cheval encore brûlante (lorsqu’il en sort, son personnage ressemble à un nouveau-né), la différence semble claire. Pour autant, le jeu de DiCaprio bloque sans cesse un tel jugement. Cet hyperréalisme nous donne certes une idée très claire des souffrances endurées durant ce tournage extrême, mais l’acteur n’est jamais aussi génial que lorsqu’il concentre son jeu, quitte à basculer dans un état second qui le ferait presque passer pour un extraterrestre. Sans doute qu’un tel rôle impliquait une remise à zéro des compteurs de l’actorat, où l’interne se trouble sous l’effet d’une enveloppe externe soumise à – très – rude épreuve. Implicitement, le titre est sans ambiguïté : ici, le vrai « revenant » est autant le personnage que son interprète, d’autant qu’on sort de la projection dans le même état que lui. Vivre l’enfer, d’accord, mais se battre jusqu’au bout pour en revenir vivant, tant qu’il est possible de respirer, que ce soit dans une salle obscure ou dans un monde obscur.
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J’en reviens, un film époustouflant à bien des niveaux : un chef-d’oeuvre. Je voulais du symbolisme, j’ai été gâtée au-delà de mes espérances. Mêlé à un réalisme alliant rudesse — peu de le dire, que ce soit celle des hommes ou de la nature — et une infinie tristesse : perfection. J’ai ressenti ce film au plus profond de mes tripes, à en avoir mal sans pouvoir pleurer (ce qui le rend encore plus douloureux)…. Ce film traite de la souffrance ultime et sans retour. Des souffrances, et la façon de les affronter. Le froid, la boue, le sang, la cruauté, la survie dans ce qu’elle a de plus intense. Mais aussi la contemplation, le rêve dans le sens amérindien du terme (fantasmagorie), l’amour d’un père pour sa famille… Les Indiens du film sont d’une puissance inégalée, loin de toutes les imageries véhiculées. Ce film est une dénonciation puissante du génocide dont ils ont été victime, marquant les visages, les regards, les âmes. Enfin, on les respecte ! Pas de gentils, pas de méchants. Juste des hommes, souvent brisés… le plus souvent des ordures. Mais parfois aussi, de braves gens, à travers un geste ou un regard. Leonardo Di Caprio dans un rôle majeur qui restera dans les annales. Tom Hardy est fabuleux. Tous deux, en écho de noirceur et de lumière. Voir dans la salle du Pathé Gaumont, avec une sonorisation parfaite et tournoyante…. n’a donné que de l’ampleur à ce film presque muet et tellement expressif. Magistral !