The Grandmaster

REALISATION : Wong Kar-wai
PRODUCTION : Block 2 Pictures, Jet Tone Films, Sil-Metropole Organisation, Wild Bunch
AVEC : Tony Leung Chiu-waï, Zhang Ziyi, Qinxiang Wang, Chang Chen, Zhang Jin, Shang Tielong, Yuen Woo-ping, Song Hye-kyo, Zhao Benshan, Xiao Shenyang
SCENARIO : Wong Kar-wai, Xu Haofeng, Jingzhi Zou
PHOTOGRAPHIE : Philippe Le Sourd
MONTAGE : William Chang, Benjamin Courtines
BANDE ORIGINALE : Shigeru Umebayashi, Nathaniel Mechaly
ORIGINE : Chine, France, Hong Kong
GENRE : Action, Drame
DATE DE SORTIE : 17 avril 2013
DUREE : 2h03
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Chine, 1936. Ip Man, maître légendaire de Wing Chun (un des divers styles de kung-fu) et futur mentor de Bruce Lee, mène une vie prospère à Foshan où il partage son temps entre sa famille et les arts-martiaux. C’est à ce moment que le Grand maître Baosen, à la tête de l’Ordre des Arts Martiaux Chinois, cherche son successeur. Pour sa cérémonie d’adieux, il se rend à Foshan, avec sa fille Gong Er, elle-même maître du style Ba Gua et la seule à connaître la figure mortelle des 64 mains. Lors de cette cérémonie, Ip Man affronte les grand maîtres du Sud et fait alors la connaissance de Gong Er en qui il trouve son égal. Très vite, l’admiration laisse place au désir et dévoile une histoire d’amour impossible…

« Avec ce film, j’ai surtout eu l’impression d’être dans un immense centre commercial, d’errer dans d’immenses allées bien garnies et de ne pas avoir le temps de tester tous les jouets que l’on me proposait ! Le monde martial et cette période sont l’un des pans les plus intéressants de notre Histoire. J’aurais aimé disposer de plus de temps pour l’explorer. L’équipe était parfaite, et mon casting vraiment dévoué. A la fin du tournage, nous avons tourné quatre-vingt-dix heures d’affilée. On ne pouvait plus s’arrêter ! (rires) Quand nous avons remballé, toute l’équipe a pleuré. Pour eux, c’était comme la fin du lycée et la remise du diplôme ! Et même si ça a duré des années, ça ne m’a pas paru si long… »

Wong Kar-wai

En chinois moderne, le terme « kung-fu » signifie « le perfectionnement de son art ». Ce sens caché est assez révélateur, d’abord par sa non-limitation à l’art martial, ensuite par sa qualification du temps comme donnée nécessaire pour que ce perfectionnement puisse porter ses fruits. Rien qu’avec ça, difficile de ne pas reconnaître dans le titre de ce nouveau film-fleuve le portrait fier et déguisé d’un cinéaste tatillon et décidément tout sauf pressé. Depuis la douce parenthèse qu’avait constitué My Blueberry Nights en 2007, ce nouveau projet de Wong Kar-wai avait été annoncé, retardé, tourné, monté, démonté, retourné et remonté jusqu’à l’épuisement, n’arrivant finalement en salles qu’au bout de sept années de recherche et de fabrication – nouveau record pour le cinéaste. C’est le terme « recherche » qui pèse lourd ici : au vu d’un film qu’il souhaitait bâtir comme une vaste fresque mettant en parallèle deux Histoires (celle de son pays et celle du kung-fu), le cinéaste aura opté pour une longue phase de pré-production en amont du processus d’écriture, voyageant ainsi sur l’ensemble des régions de la Chine et de Taïwan pour faire un tour d’horizon des différentes écoles d’arts martiaux. Le propos du film rejoint donc sa propre création : un grand maître est celui qui prend son temps pour parfaire son art. Mais à quel moment le stade final est-il atteint ? Peut-il d’ailleurs réellement être atteint ? Et que faire après coup ? S’interroger là-dessus revient à considérer que The Grandmaster, s’il reste du Wong Kar-wai 100% pur jus, a moins pour vocation à servir la soupe d’un genre ultra-populaire qu’à le réinventer de part et d’autre.

La clé du film est dans sa scène d’ouverture : une rapide lecture du kung-fu sans ambiguïté (« Le kung-fu, c’est deux mots : horizontal, vertical. Une seule erreur : horizontal. Seul le vainqueur reste debout »), suivie sans crier gare d’une scène de baston violente et muette à un contre vingt, sous une pluie diluvienne, sans présentation ni mise en contexte. Pour une entrée en matière, c’est peu dire que tout l’art de Wong Kar-wai éclabousse l’écran et place immédiatement nos cinq sens dans un état de stimulation avancé : brutalité des coups portés, ralentis saccadés qui magnifient le contact agité entre l’eau et les matières, envolées aériennes signées Yuen Woo-ping (le pro du genre), travail sonore démoniaque (les glissements sur l’eau s’accompagnent toujours d’un son décalé), le tout dans un montage chaotique à la Tsui Hark qui efface la fluidité de la chorégraphie au profit du kaléidoscope d’effets. La narration et le dialogue en arrière-plan, le poing et le pied au premier plan. Un film purement visuel, donc ? Mieux : un déchaînement de corps et de postures, sensé entériner le kung-fu comme langage autonome au sein du découpage cinématographique. Un peu comme In the mood for love, il y a treize ans, gommait la psychologie narrative pour dessiner au contraire des états d’âme et des phases d’attente, avec le fantasme et la projection mentale comme outils pour transcender le temps. La nouveauté, ici, c’est que Wong Kar-wai utilise le surplus d’action – et non plus sa lacune – pour atteindre ce but, celui qu’il s’est toujours fixé. De l’horizontal au vertical, littéralement…

Rattraper le temps perdu a toujours été le leitmotiv intime des personnages de Wong Kar-wai, mais qu’en est-il concrètement dans The Grandmaster ? Déjà, ne pas croire qu’une telle intrigue, basée sur la biographie du grand maître Ip Man (1893-1972), aurait de quoi se limiter à une banale chronologie des faits avec deux ou trois scènes de baston chorégraphiée pour dynamiser l’ensemble. Si l’on veut s’en tenir à cela, il vaut mieux se concentrer sur les trois films éponymes de Wilson Yip, dans lesquels le brillant Donnie Yen revêtait de façon assez classieuse les habits de ce véritable mythe de l’Histoire des arts martiaux – lequel fut d’ailleurs à la fin de sa vie le professeur de kung-fu d’un certain Bruce Lee. Et il vaut mieux aussi admettre dès le départ que le grand film martial que l’on était en droit d’attendre n’aura que très peu à voir avec la démesure rococo d’un Zhang Yimou. Fidèle à son génie de peintre méditatif des sentiments et de la mélancolie, Wong Kar-wai boxe ici dans une toute autre catégorie : utiliser la fresque historique pour redonner au temps ce statut de matière à malaxer et à retravailler par le souvenir.

Si l’on pense tout de suite à tout ce qui faisait la grandeur immémoriale d’Il était une fois en Amérique, ce n’est pas par hasard, et on précisera avec insistance que la réutilisation de la musique d’Ennio Morricone dans les dernières scènes et la tagline « Il était une fois le kung-fu » sur l’affiche n’en sont même pas les principaux vecteurs. En vérité, il y a quelque chose de typiquement léonien dans The Grandmaster : cette lente et longue immersion dans une époque passée qui revient pour interroger le présent, cette manière d’harmoniser le bilan d’une vie par la relecture opiacée (comme De Niro dans le film de Leone, le personnage joué par Zhang Ziyi se souvient de son enfance en fumant de l’opium), cette aptitude à garder intacte la prégnance de l’honneur dans un monde gagné par la corruption (quitte à faire de terribles choix ou à perdre tout ce que l’on possède), cette perte irrémédiable du temps qui passe, cette croyance absolue dans l’art et le rêve comme des étoiles vouées à briller pour l’éternité (bien que passé de la gloire à la déchéance, Ip Man deviendra à jamais un mythe par la transmission de son art), et surtout cette densité historique que le 7ème Art – lui aussi outil de transcendance qui fige à jamais une idée dans le temps – se permet de mythifier.

De ce fait, à mesure que le récit avance, le besoin de retrouver les sensations perdues – sève d’une histoire d’amour inaboutie dont un bouton de manteau restera le seul fétiche concret – va de pair avec un mouvement spécifique, propre à l’art du kung-fu, où le corps et la posture expriment l’évolution graduelle d’une destinée. Au départ, le schéma narratif semble clair comme de l’eau de roche : les deux plus grands styles d’arts martiaux chinois, géographiquement opposés, s’affrontent par le biais de leurs représentants respectifs. A l’école du Sud, Ip Man (Tony Leung Chiu-waï) s’est imposé comme un maître du wing chun et mène une existence dorée avec sa femme et ses enfants. A l’école du Nord, Gong Er (Zhang Ziyi) est une spécialiste du ba gua et surtout la seule experte de la technique mortelle des « 64 mains ». Lorsque le combat est lancé entre les deux après que le premier ait battu le père de la seconde, une ébauche de love-story se dessine mais ne se concrétise pas en raison de la bataille menée par leurs clans respectifs pour la suprématie du kung-fu. A partir de là, Wong Kar-wai éclate la linéarité du récit et des trajectoires pour mieux refléter le chaos de l’époque, allant de l’occupation japonaise qui plongea Ip Man dans la misère jusqu’au Nouveau Monde qui signa la fin des grandes écoles de kung-fu. D’un récit clair et linéaire, on bascule tout à coup dans un tableau qui se brise, dans un temps non maîtrisé qui va laisser se consumer le sentiment non avoué. Mais l’honneur et le talent, eux, sauront demeurer intacts.

La destinée des deux personnages, jusque-là ballottés par l’époque et brisés par les terribles imprévus du temps, trouve sa résolution dans un flamboyant duel final entre Gong Er et l’insidieux Ma San (Zhang Jin), nouveau chef du clan du Nord qui aura causé la mort de son père et collaboré avec l’occupant japonais. Durant ce combat situé sur le quai enneigé d’une gare, on remarque qu’un train passe derrière les acteurs pendant plusieurs minutes, comme s’il n’avait lui-même pas de fin. La symbolique de l’image rend alors tout lumineux : si le temps ne cesse jamais de s’enfuir, il reste la possibilité de le rattraper au moment décisif. Et c’est lorsque le combat touchera à sa fin que le train disparaîtra : Gong Er aura réussi à battre Ma San en utilisant la fameuse technique « Le vieux singe tire sa révérence », consistant à regarder toujours en arrière durant le combat. L’idée est là : se retourner sur son passé n’est pas un signe de faiblesse, mais au contraire un moyen de ne pas rester immobile et d’avancer, en gardant en tête ce qui a été et en restant focalisé sur ce qui peut désormais être. En cela, The Grandmaster est un film de rupture : le mouvement labyrinthique qui piégeait autrefois les héros de Wong Kar-wai dans les réseaux complexes du temps a laissé la place à un mouvement plus circulaire, où le poids de l’Histoire et du temps n’est plus un mur mais un obstacle, où une existence se définit autant par la réussite que par le regret, où donner un sens à sa vie s’acquiert par la pratique répétée et la transmission à l’Autre.

Tous les personnages de The Grandmaster, qu’ils soient principaux ou secondaires, obéissent à ce mouvement de va-et-vient entre deux pôles qui s’opposent. Et le film lui-même, très subtilement, leur emboîte le pas. La dynamique souhaitée par Wong Kar-wai rejoint l’essence même du kung-fu, censée fusionner deux forces en opposition : son film ne fait jamais d’Ip Man un fil directeur unique et prend ainsi le risque – totalement payant – de filmer deux générations mises en confrontation par les affres du temps. La jeune génération, représentée par Gong Er et par la « Lame » (Chang Chen), écrit un parcours similaire à celui d’Ip Man mais avec des destinées différentes, l’une se laissant consumer par un passé trop écrasant (son obsession à se venger l’aura privée d’avenir et de descendance), l’autre choisissant d’épouser la destinée d’un voyou. Là encore, toujours une histoire de choix à faire, quoi qu’il en soit magnifiés et mythifiés par des séquences de combat placées à des articulations précises du récit, où le politique et le sentiment amoureux sont toujours mis en avant comme enjeux véritables de l’action. On notera aussi que l’un des codes les plus jouissifs du film de kung-fu (en gros : mettre à mal le décor durant l’affrontement !) est exploité ici à des fins symboliques : l’omniprésence des surfaces brisées (murs, vitres, portes, fenêtres…) semble annoncer un Wong Kar-wai plus libéré, là où les cloisons lui servaient autrefois à retenir ses personnages et isoler leurs sentiments. Est-ce donc un hasard si le premier combat entre Ip Man et Gong Er – celui qui cimentera leur coup de foudre implicite – donne pour perdant celui qui aura cassé le moindre objet dans le décor ? L’issue de ce combat fait sourire : tous les deux ont gagné, mais le pied d’Ip Man a quand même laissé légèrement se briser une lame de parquet – cela veut tout dire.

Embelli par une magnifique photo chromatique signée du chef opérateur français Philippe Le Sourd, The Grandmaster s’impose in fine en chassé-croisé constant entre l’ombre et la lumière, là où le feu ardent des anges déchus prend constamment place au milieu des cendres du temps. Tout ce qui cimente le basculement de la Chine dans l’ère moderne se retrouve ici télescopé, avec l’ode à l’art martial et le ballet de passions tragiques comme outils plastiques et émotionnels. Difficile de dire avec certitude si ce nouveau chef-d’œuvre aurait malgré tout quelque chose d’ultime, du genre à laisser croire qu’en ayant à ce point retrouvé la trace du temps au lieu de le laisser s’enfuir, Wong Kar-wai aurait bel et bien écrit un nouveau chapitre de son cinéma – on préfère continuer à croire que oui. Ce qui est en revanche bien plus sûr, c’est qu’une évolution a quand même eu lieu : d’un côté, le cinéaste a perfectionné son art en prenant son temps (non pas pour « chercher » le sujet mais pour le parfaire), et de l’autre, cette Chine qui ne lui inspirait pas confiance (son exil d’Happy Together en 1997 faisait suite à ses craintes vis-à-vis de la rétrocession de Hong Kong) est enfin redevenue son pays, intègre parce que protecteur de son art tout au long d’une Histoire tumultueuse. Il ne pouvait en résulter rien d’autre que cette fresque unique en son genre, chorégraphiée autant que calligraphiée, tutoyant le splendide sous les coups de pinceau d’un grand maître.

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