REALISATION : Guillaume Nicloux
PRODUCTION : Gaumont, Les Films du Worso, LGM Productions
AVEC : Gérard Depardieu, Audrey Bonnet, Swann Arlaud, Xavier Beauvois, Didier Abot
SCENARIO : Guillaume Nicloux
PHOTOGRAPHIE : Christophe Offenstein
MONTAGE : Guy Lecorne
BANDE ORIGINALE : Eric Demarsan
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Fantastique
DATE DE SORTIE : 8 avril 2016
DUREE : 1h20
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Un homme part chasser dans une forêt qu’il croyait connaître. Mais son chien s’enfuit. Peu après, son fusil disparaît. Alors qu’il se perd dans la forêt, une atmosphère hostile et étrange s’installe peu à peu…
Les routes désertes au milieu de nulle part, Guillaume Nicloux adore ça. S’il fait nuit, c’est mieux. Si la moitié de la route est cachée par une obscurité inquiétante, c’est encore mieux. Si on entend des bruits bizarres, ça fait encore plus d’effet. Et si une telle image fait démarrer un film en nous laissant barboter dans une étrange opacité, c’est carrément la quinte flush. Ce premier plan reviendra plus tard dans le film, mais chut, n’en disons pas plus… Concernant l’énigme Nicloux, cet appétit de l’étrange que l’on évoquait déjà à propos de Valley of Love n’a visiblement pas entamé son dernier repas, d’autant que The End constitue à la fois une continuité et une rupture. Continuité de par la persistance de Nicloux à investir un cinéma moins axé sur la transfiguration de l’acteur que sur sa pure présence physique, avec là encore Gérard Depardieu au centre du dispositif. Rupture parce que si Valley of Love était une expérience de cinéma lumineuse, The End est en quelque sorte son opposé, son côté obscur, laissant au spectateur une liberté capable de le stimuler ou de lui faire perdre ses repères. On peut même dire que les deux films se complètent bien, surtout lorsqu’il s’agit de replacer notre Gégé national dans un environnement introspectif. Sauf que le fantastique, assez cristallin dans Valley of Love (une sorte de jeu de piste dans la Vallée de la Mort après qu’un couple ait reçu une lettre de leur fils décédé), vire clairement ici au parcours mental, laissant l’inconscient – le nôtre ou celui de l’acteur ? – dicter la narration et le spectateur libre d’utiliser son instinct pour y dessiner un fil directeur.
Un film interactif, donc. Mais comme on est chez Nicloux, rien n’est plus compliqué que lorsqu’on essaie d’être le plus simple possible. Utilisant de nouveau un pitch minimal (un vieil homme veuf perd tous ses repères au cours d’une chasse en forêt), Nicloux s’en tient ici à une mécanique des plus basiques et prend soin de ne jamais alourdir une ligne narrative aussi épaisse que du fil dentaire. En gros, Depardieu part à la chasse dans la forêt avec son chien, et peu à peu, tout se détraque. Disparition du chien, vol du fusil, pause nocturne dans une grotte, retour à un état plus ou moins primitif, appels téléphoniques étranges (sa voix se répète à l’autre bout du fil), sans parler de quelques rencontres bizarres : un banal randonneur (Xavier Beauvois), un ado pas très loquace (Swann Arlaud) et une énigmatique femme à poil qui a été vraisemblablement violée (Audrey Bonnet). Très peu d’indices sont là, à se demander même s’ils en sont réellement – faut-il interpréter la présence de scorpions ou le fait que le sentier de chasse porte le numéro « 646 » ? Seul élément concret : une forêt à perte de vue, touffue, infinie, forcément oppressante.
De ce Gerry sylvestre va naître évidemment un vivier d’allégories diffuses, promptes à faire bouillir la marmite à interprétations multiples. Que raconte The End à travers cette errance ? Le simple parcours intérieur d’un homme privé de ses repères existentiels ? La métaphore d’une solitude sans fin ? Une existence qui trouve enfin une « fin » à travers la désorientation ? Le trajet de l’individu vers un territoire qui matérialise ses peurs les plus intimes ? Ou alors un simple cauchemar ? Cette dernière hypothèse serait la plus logique, surtout quand on connait l’origine exacte du projet (Nicloux a voulu adapter au cinéma l’un de ses propres cauchemars avec Depardieu dans son rôle), mais rien ne vous empêchera de planter votre propre variété d’arbustes dans ce cocon forestier. Le cinéaste donne certes à cette forêt un caractère inquiétant et mouvant, notamment au travers du Scope et des variations de lumière naturelle (superbe photo de Christophe Offenstein), mais s’en tient là encore à conserver une vraie opacité pour que le spectateur puisse se réapproprier le film. Le film est comme une boussole : c’est en se déréglant qu’il emmène son récit vers une autre direction, permettant ainsi à l’allégorie de prendre chair, aussi bien dans les péripéties – à la fois concrètes et saugrenues – que dans l’impact de la place de l’acteur au sein même du cadre.
C’est évidemment sur ce dernier point que The End réussit le pari de nous tenir éveillé pendant 80 minutes. Inutile de revenir en détail sur l’impact symbolique d’un acteur comme Gérard Depardieu, chez qui jouer impose d’installer une proximité instinctive entre deux âmes, la sienne et celle du personnage. Déjà acquis à cette duplicité du rôle d’acteur dans Valley of Love, Nicloux semble ici aller plus loin en laissant enfin les pleins pouvoirs à Depardieu. On a clairement la sensation d’un film conçu « à deux », avec un acteur qui « avale » le scénario et un réalisateur qui se contente de l’observer. Sujet d’expérience à part entière, Depardieu est ici un corps, un passé et un paysage. Le premier est le cadre, le second est le scénario, le troisième est le film. Cette trinité analytique est la seule à même de décrypter le résultat, de son plan d’ouverture jusqu’à sa pirouette finale. The End est ainsi fait : à force de ne rien dire et de tout supposer, il nous met face à un mur. Sauf que le mur n’est pas fait de briques, mais de feuilles et de branches. Retrouver son chemin impose donc de savoir regarder à travers elles, à observer ce qu’il peut se cacher derrière leur enchevêtrement, quitte à y voir des formes et des associations d’idées. La « fin » de quoi ? Pas celle de « notre film », en tout cas.