REALISATION : Luca Guadagnino
PRODUCTION : Amazon Studios, Frenesy Film Company, Metropolitan FilmExport, Mythology Entertainment
AVEC : Dakota Johnson, Tilda Swinton, Mia Goth, Chloë Grace Moretz, Angela Winkler, Ingrid Caven, Renée Soutendijk, Elena Fokina, Sylvie Testud, Alek Wek, Christine Leboutte, Jessica Harper
SCENARIO : David Kajganich
PHOTOGRAPHIE : Sayombhu Mukdeeprom
MONTAGE : Walter Fasano
BANDE ORIGINALE : Thom Yorke
ORIGINE : Etats-Unis, Italie
GENRE : Drame, Horreur
DATE DE SORTIE : 14 novembre 2018
DUREE : 2h32
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Susie Bannion, jeune danseuse américaine, débarque à Berlin dans l’espoir d’intégrer la célèbre compagnie de danse Helena Markos. Madame Blanc, sa chorégraphe, impressionnée par son talent, promeut Susie danseuse étoile. Tandis que les répétitions du ballet final s’intensifient, les deux femmes deviennent de plus en plus proches. C’est alors que Susie commence à faire de terrifiantes découvertes sur la compagnie et celles qui la dirigent…
Trois Mères. Les ténèbres, les larmes et les soupirs. Des noms de sorcières, pour certains. Des mots qui ensorcèlent, pour d’autres. La dichotomie vaut ce qu’elle vaut, mais elle impose d’entrée un choix à faire : préfère-t-on plonger dans un conte qui fait peur ou dans une réalité qui fait écho à nos propres peurs ? Bel et bien conscient que la plus horrible des histoires ne supplantera jamais assez les horreurs de l’Histoire, le cinéaste Luca Guadagnino (Call me by your name) a fait son choix. Et son Suspiria à lui, jugé à tort comme un projet kamikaze, s’impose comme une suprême mise à l’index de notre propre faculté à absorber une histoire et son contenu. Nous laisser bouche bée à chaque revers narratif, les terminaisons nerveuses en ébullition et les tibias en début de Parkinson, n’était visiblement pas la seule idée qu’il avait derrière la tête. C’est surtout le champ lexical du « contre-pied » dans son intégralité qu’il invite à prendre racine dans cette monstrueuse anomalie filmique, conçue non pas comme un néo-opéra sous haute inspiration giallo – on en est pour ainsi dire à des années-lumière – mais comme une proposition de cinéma obsédante et sans concession, où deux histoires, toutes les deux distinguées par la taille de leur « h », s’entremêlent à force de tisser des passerelles qui résistent à révéler leur nom ou leur finalité. Or, on aura vite fait de deviner de quoi il s’agit : tout l’intérêt relève de l’immersion dans un monde réaliste et on ne peut plus sinistre, soudain assailli par une trinité de tourments originels (ténèbres tangibles, larmes visibles, soupirs audibles) qui activent un ensemble de forces obscures, moins extraites des codes du genre (déjà assimilés) que de ses propres ruines (c’est sur ce terrain-là qu’il faut désormais creuser). Nul besoin d’espérer à nouveau un climax casé en début de bobine pour nous inviter d’entrée à passer de l’autre côté du miroir. Ici, il est clair que le miroir s’est brisé. Et que ses morceaux, à défaut d’être recollés sans heurt, vont en tout cas composer une hallucinante mosaïque prompte à nous heurter. De plein fouet.
Si l’on se demandait ce que Luca Guadagnino pouvait apporter à une mythologie déjà irradiante en matière de surnaturel et de sorcellerie (avant même le passage au 7ème Art, il faut remonter à un passage spécifique de la nouvelle Suspiria de Profundis de Thomas De Quincey), la réponse fera l’effet d’un couperet : sèche et tranchante. En cela, on jubile déjà à l’idée de voir les sceptiques et les sarcastiques ronger moins leur frein que les autres parties de leur corps. Parce que ce dernier va être malmené, oh oui, comptez là-dessus. Vous voilà ensorcelé, sujet d’étude non préparé, corps en mouvement agité de l’intérieur par des assauts visuels et sonores qui touchent aux viscères, esprit naïf soudain soumis à toutes les possibilités disruptives et semi-cohérentes d’un récit faussement linéaire. Apprendre dès le premier plan du générique que l’affaire va se résumer à « six actes et un épilogue dans un Berlin divisé » est la première trappe d’une longue série de pièges étirée sur un peu plus de 2h30 – durée assez anormale au premier abord. Linéaire, limpide, confortable, le film n’est rien de tout ça. On devine illico presto comment il nous sera possible de l’aborder et de l’explorer, et pour cause, le simple souvenir de la mystérieuse bande-annonce du film suffit à nous offrir la clé. Il y a quelques mois, en découvrant les premières images de ce nouveau Suspiria, on se croyait soudain revenu à la grande époque d’un certain cinéma british nourri à la subversion et à l’ambiguïté, en particulier celui de Nicolas Roeg. L’ADN de ce brillant cinéaste, réputé autant pour son goût des narrations disjointes que pour sa mise en scène d’atmosphères riches en micro-détails prémonitoires et elliptiques, suintait en effet de chaque photogramme du trailer du film de Guadagnino, soutenu en l’état par des signes cryptiques car non élucidés (c’était quoi, cette espèce de serpette mince et affutée ?).
De quoi laisser présager un récit toqué de partout, faisant mine de s’installer dans le gris et le banal pour au contraire faire peu à peu ressurgir le rouge et le paranormal. Sans surprise, nos attentes sont ici récompensées au centuple. Qu’importe le synopsis en tant que tel, se contentant ici de ressasser la base dans un premier temps pour mieux en ébranler les fondations. Quid du parcours initiatique d’une jeune femme pure et innocente investissant un nid de sorcières déguisé en école de danse ? Un point de départ qui abat ses cartes les plus usagées dès le début du jeu : en effet, le mystère ne provient pas des sorcières – Guadagnino ne met pas plus de cinq minutes pour révéler leur existence et la dimension féministe de leur collectif – mais de tout ce qui les entoure. Le simple fait de voir deux d’entre elles lire calmement leur journal tout en discutant d’une jeune danseuse à offrir en sacrifice à la mystérieuse Helena Markos (alias « Mater Suspiriorum »), le tout avec une vieille couturière silencieuse sur l’arrière-plan (!), impose une très curieuse familiarité avec le surnaturel, comme si celui-ci était posé comme composante d’un monde pas si réaliste que ça. C’est juste qu’à bien y regarder, ce « monde réel » exhibe ses vergetures et sa déliquescence à chaque raccord de plan : voyez cette fameuse académie de danse, passée de l’édifice rouge vif d’antan à un imposant bloc de béton hivernal à la mode Europe de l’Est, qui plus est situé en face du mur de Berlin (nous sommes en 1977), avec le spectre des pires actualités passées et présentes en fond sonore (on y évoque aussi bien les exactions de la bande à Baader que le souvenir des camps de concentration). Un symbolisme glacial et déprimant assez proche de celui qui irriguait les plans-séquences hypnotiques du Possession d’Andrzej Zulawski, dont ce Suspiria pourrait presque passer pour une sorte de descendant lointain et dégénéré.
Le background de l’héroïne (une Dakota Johnson au jeu subtilement transparent) surprend lui aussi en injectant dans l’intrigue une référence plus qu’insistante aux conventions du mennonitisme – ce mouvement chrétien évangélique originaire d’Europe du Nord que Carlos Reygadas avait su explorer avec grâce et pureté dans le magnifique Lumière silencieuse. Une idée qui ajoute au chaos ambiant en injectant fragilité et spiritualité dans l’équation (c’est un deuil familial qui accompagne le générique de début), tandis que la petite communauté de sorcières acquiert ici le relief d’une microsociété à part entière et à double visage (un collectif soudé en surface, une cruauté inimaginable en profondeur). Ne pas croire pour autant que ce double tracé psychologique viendrait affaiblir le trouble des enjeux, bien au contraire. Il faut d’abord rendre justice aux plans conçus par Guadagnino, lesquels dessinent par leur seul agencement une ampleur thématique et une radicalité narrative qui nous laisse autant ébahi qu’étourdi. Dans la droite lignée des films de Roeg (on pense beaucoup au mythique Ne vous retournez pas), le cinéaste élabore ici un montage démoniaque où les angles les plus improbables côtoient de sidérants jeux de miroirs, où une réalité languissante voit son image passer du délavé au surdécoupé (beaucoup de zooms et de panoramiques brutaux sont à relever), où la moindre scène est susceptible de devenir une poupée russe qui fait mine d’emboîter des bribes de réalités dans des images mentales (ou l’inverse). Le banal devient ici source de trouille et d’incertitude : une prairie déserte, des mains serrées, un miroir brisé, un ver de terre sur le lino, un corps nu assis sur une chaise, une lévitation contre l’embrasure de porte, un malaxage d’intestins saignants, etc… Des images fugaces et tranchantes qui, renforcées par un sound-design stressant au possible, font chacune l’effet d’une déflagration fétichiste – on croirait presque voir un pendant faussement naturaliste des expériences sensorielles du duo Cattet/Forzani.
Maximale, la trouille le devient à plus d’un titre lorsque Suspiria tend à assimiler son énergie interne à celle d’un corps en mouvement et en respiration, qui s’agite toujours plus lorsqu’il évolue, qui se dépense en sursauts tranchants à mesure qu’il essaie de repousser ses limites. Sans doute parce qu’ici, la notion de « soupir » chuchotée par le titre du film devient enfin la matière symbolique et thématique du film lui-même, tant dans son schéma narratif que dans son sujet au sens propre – on s’étonne que Guadagnino soit le premier à l’avoir constaté et mis en pratique. Et aussi parce qu’ici, la danse n’est plus un élément décoratif qui sert de prétexte à une intrigue surnaturelle, mais un élément scénique qui donne au film son énergie propre. Alors que les outrances démentes de son découpage laissaient à penser que le cinéaste voulait lorgner en matière de folie narrative du côté de Mother ! de Darren Aronofsky, on se voit obligé de loucher vers un autre film de ce dernier, en l’occurrence Black Swan. En effet, et ce par un équilibre bétonné entre deux symboliques (celle de l’image et celle de la narration), Suspiria ne parle de rien d’autre que du corps en mouvement, celui qui s’épuise et s’essouffle par souci de transcendance, avec une vision de la danse assimilée à un acte sexuel – on y évoque l’animalité du danseur qui rampe et qui se courbe sur le sol pour fusionner avec lui. Le mouvement est ici un langage tout sauf muet, avec des gestes assimilés à des mots qui s’écrivent sur une page. Preuve en est que la multiplicité des montages parallèles proposés par Guadagnino met souvent la danse et la transe sur un pied d’égalité : entre la danse énergique de la jeune Susie et la torsion mortelle du corps d’une malheureuse fuyarde, on ne sait que choisir pour apposer le tampon « scène convulsive ». Et si le soupir se fait sans cesse insidieux au sein même de la bande-son, il reste aussi plus concret que jamais – Susie n’aura comme musique que sa propre respiration pour accompagner ses mouvements durant son audition. Le montage du film parachève ce parti pris en faisant de même, faisant monter la bande-son très haut avant de l’interrompre brutalement – la tension anxiogène précède le souffle coupé. Comme si le film se réveillait après avoir lui-même cauchemardé.
Qu’ils soient soumis à leurs propres convulsions ou à des forces obscures qui les dépassent, les corps féminins de Suspiria sont en tout cas à l’image du monde qu’ils peuplent : une division à ciel ouvert où chacune de leurs deux parties tentent de s’imposer dans l’espace. A première vue, rien de plus simple sur le plan visuel pour Guadagnino : il lui suffit de placer des corps féminins dans une salle remplie de miroirs savamment disposés pour les voir soudain coupés en deux sous l’effet du cadrage – l’effet est parfait pour évoquer l’unité contrariée de l’individu. Mais qu’il ait osé offrir à Tilda Swinton un double rôle des plus gonflés pour porter encore plus haut ce parti pris symbolique a de quoi filer le vertige. En effet, loin de se cantonner à singer une simili-Pietragalla vampirique et livide à souhait (elle « vide » ses élèves autant qu’elle essaie de les « élever » par la pratique du saut), la plus space des actrices anglaises endosse ici le costume d’un vieux psychiatre masculin (elle est d’ailleurs créditée avec le faux nom de Lutz Ebersdorf dans le générique !) dans une autre intrigue parallèle et puissamment mélancolique qui semble de prime abord détachée de la première. Le cinéaste aurait-il voulu caser deux films en un ? On y songe un court instant avant de rendre les armes. L’évocation commune d’un passé historique sombre pour les femmes (dont une en particulier, ici incarnée façon « clin d’œil bien trouvé » par Jessica Harper) et de la danse comme outil de libération d’un corps aussi fortement aliéné que l’esprit dit tout de l’ambition de Guadagnino vis-à-vis de Suspiria : une frontière à traverser pour se libérer, un pouvoir à saisir au risque de se faire soi-même violence (les actes triviaux des sorcières et les mouvements trop forcés des danseuses aboutissent au même résultat : un corps abîmé).
De ce fait, l’horreur que veut susciter et propager le cinéaste est autant celle du corps qui abîme que celle du corps qui s’abîme. Son but n’est donc nullement de jouer la carte de l’enfilade de jump-scares (c’est dire s’il n’avait pas intérêt !), mais plutôt de laisser tout doucement gonfler l’angoisse par à-coups, faisant ainsi confiance à de légers décadrages et à de très discrets changements de tonalité visuelle (bien vu d’avoir choisi le chef opérateur d’Apichatpong Weerasethakul !) pour donner à l’ensemble le faux look d’un mélodrame de Fassbinder qui se retrouverait soudain zébré de marron pâle, puis de rouge profond. Jusqu’à un double climax hallucinant, cristallisant le désir de libération féministe évoqué plus haut sous la forme d’une chorégraphie très évocatrice à base de cordelettes rouges nouées sur la largeur du corps (très bondage, tout ça…), et ce peu avant la « libération finale » en tant que telle, insensée dans ses débordements gores et orgiaques, sorte de pandémonium païen sous influence body-horror qui met les corps à nu quand elle ne les vide pas de leur liquide vermillon. Chaos total, démesuré, sans limite, où la puissance du corps en transe égale son autodestruction impulsive (« Dis-moi quel est ton souhait ? – Je veux mourir »), et qui ferait passer n’importe quelle expérience convulsive de Ken Russell ou de Peter Greenaway pour un épisode de Maya l’Abeille. A bien des égards, le résultat tutoie de très près la démesure du final en caméra renversée du Climax de Gaspar Noé, et tend même à le surpasser par une recherche du sublime dans la monstruosité – les choix musicaux et photographiques vont très clairement dans ce sens. Ultime coup de massue lâché sur un spectateur devenu aussi fou que le film lui-même.
On pourrait en rajouter des caisses sur les mille et une autres qualités qui contribuent à épicer ce fabuleux cauchemar, de la bande originale démentielle composée par Thom Yorke (leader du groupe Radiohead) jusqu’au malaise résultant de l’emploi monopolisé de la langue allemande (aussi bien en VF qu’en VO !) dans un contexte aussi sombre que celui d’un Berlin divisé. On pourrait aussi se réjouir en évoquant un casting féminin rempli de petits piments cinéphiles : ne serait-ce qu’au sein du collectif des sorcières, on aura certes la joie d’y croiser Sylvie Testud, mais aussi Renée Soutendijk (la vénale vendeuse de frites du Spetters de Paul Verhoeven), Angela Winkler (actrice ayant joué la mère du petit Oskar dans Le Tambour de Volker Schlöndorff) ou Ingrid Caven (figure récurrente du cinéma de Rainer Werner Fassbinder). On pourrait enfin s’en donner à cœur joie dans la liste des traits d’union et des oppositions avec le film éponyme et soi-disant intouchable dont il se veut la redéfinition, mais comme prévu, on sort de la projection en se disant que ça ne servirait strictement à rien. Fou et funèbre à la fois, abîmé parce que magnifiquement chaotique, transcendé parce que riche d’une ambition que l’on pensait éteinte, ce film ne ressemble qu’à lui-même, dans la monstruosité qu’il déverse autant que dans la complexité qu’il infuse. Qu’il tombe à point nommé en ces temps de révolte féministe et de patriarcat ébranlé ajoute certes à sa force d’actualité, mais ne constitue qu’un détail par rapport à l’expérience de cinéma qu’il nous inflige. Six actes structurés comme un opéra psycho, palimpseste couillu d’une mythologie que l’on pensait inviolable. Nourri au sein nourricier de Trois Mères redéfinies et magnifiées, ce Suspiria-là a la suprême grandeur des projets insensés qui, attendus au tournant, osent prendre tout le monde à revers. De la sorcellerie ? Pas loin.