Au cours des années 80, une nouvelle Nouvelle Vague semblait sur le point d’émerger, beaucoup plus jeune et branchée que l’ancienne, influencée par le clip et la publicité, et moins axée sur le sens que sur les sensations. Une tendance au « réalisme poétique » qui se définit alors en trois noms : Carax, Beineix, Besson. Trois cinéastes d’une ambition folle, mais dont le destin glorieux sera comme un rapace dont on aura finalement coupé les ailes (au mieux) ou qui aura fini par se pervertir au point de trahir ses ambitions de départ (au pire). Et on connait tous la suite : Carax s’est longtemps enfermé dans une posture d’artiste maudit après le tournage chaotique des Amants du Pont-Neuf, Beineix aura fini par sombrer injustement dans l’oubli malgré les triomphes de Diva et de 37°2 le matin, et seul Besson aura su conserver une certaine aura auprès du public. Mais à quel prix, lorsque l’on voit à quel point cette image de scénariste-producteur omnipotent, piochant sans cesse dans des recettes déjà surexploitées pour pondre à la chaîne des projets ni faits ni à faire, continue de lui coller à la peau comme un vieux tatouage indélébile ?
Même lorsque l’on revoit ses propres films, on s’aperçoit vite à quel point l’opportunisme reste une marque de fabrique chez lui : débuter sa carrière avec un film post-apocalyptique fauché (Le dernier combat) peu de temps après que Mad Max ait cartonné en salles, emprunter des gimmicks hérités du cinéma de Hong Kong dans des polars très influencés (Nikita et Léon), pomper sans vergogne l’imagerie des BD signées Bilal ou Moebius pour concocter une fresque de SF décomplexée (Le cinquième élément), on en passe et des meilleures… La patte Besson, aussi fascinante et appliquée soit-elle dans sa mise en image (il sait filmer, cadrer et monter, c’est indiscutable), souffre donc d’un manque d’idées scénaristiques là où Carax et Beineix semblaient intarissables. Du coup, pourquoi évoquer Subway, réalisé juste après Le dernier combat et un peu nanardisé depuis plusieurs années ? Sans doute parce qu’il contient déjà tout ce qui impressionne malgré tout dans le cinéma de Besson, à savoir une énergie interne assez inouïe, une façon de voir le cinéma moins comme l’illustration d’un scénario que comme un pur déversement de virtuosité (une chose qu’il a totalement oubliée par la suite), et surtout, un goût évident pour les atmosphères uniques qui, lorsqu’elles sont bien retranscrites, suffisent à forger la moelle épinière d’une œuvre de cinéma. Revoir le film au format Blu-Ray ne trompe d’ailleurs pas sur cette impression, le film ayant étonnamment bien vieilli.
Parler de Subway en se focalisant uniquement sur son scénario ne sert strictement à rien. Car, oui, on ne se le cachera pas, celui-ci est assez minimaliste. En se forçant, on pourrait le résumer en disant qu’un certain Fred (Christophe Lambert) se réfugie dans les bas-fonds du métro parisien après avoir dérobé des documents compromettants chez le riche mari de la belle Helena (Isabelle Adjani), qu’il est secrètement amoureux d’elle, qu’il est pourchassé à la fois par les flics et les sbires du mari, et qu’il va vite se mêler à une étrange faune souterraine. Voilà. Mais on se fiche très vite de l’intrigue, emporté que l’on est par le style Besson, dévorant et électrisant dès son excellente scène d’ouverture : une poursuite à tombeau ouvert en plein cœur de Paris entre deux voitures qui s’achève par une fuite improvisée dans le métro. Outre l’énergie de la mise en scène et la lisibilité parfaite du montage, un élément retient toute notre attention durant cette scène : la musique. Et si l’on se souvient bien des trois lignes qui introduisaient le film, tout parait alors très clair : une phrase de Socrate (To be is to do), une phrase de Sartre (To do is to be) et une phrase de Sinatra (Do be do be do). C’est le processus même du film qui est alors résumé : relier l’acte créatif à la partition musicale, en faisant en sorte que les deux soient consubstantiels. L’association musique/image sera donc la règle de départ, le tout dans un décor progressivement insolite que la caméra de Besson prendra le temps d’explorer sous tous les angles. Du coup, si l’on admet que l’un des plaisirs du cinéma consiste à mettre en relation des éléments et des espaces, en jouant sur la musicalité du montage autant que sur la durée des plans, la puissance visuelle de Subway peut encore être considérée comme une vraie audace pour l’époque. En revanche, le reproche que beaucoup continuent encore aujourd’hui de faire au film (cinéma ou clip ?) ne rentre pas vraiment dans ce cadre d’analyse.
Pour le reste, la sensibilité de Besson pour les univers extérieurs au réel trouvait là un écrin de choix quelques années avant qu’il ne s’enfonce dans les profondeurs sous-marines du Grand Bleu : le décor du métro, dont la géométrie très particulière des couloirs et l’allure de « cour des Miracles » contemporaine n’avaient jamais été aussi bien exploitées au cinéma (si ce n’est, vingt ans plus tard et en mieux, dans le génial Kontroll de Nimrod Antal), reflète le désir de ce cinéaste encore jeune (à peine 26 ans pour son second film !) d’investir une terre inconnue pour y trouver un refuge, un repère, un substitut au monde extérieur, dans lequel il pourra y intégrer ses rêves et ses désirs d’artiste (ici, Fred veut former un groupe de rock). En cela, le parcours du protagoniste est presque une variation sur cette démarche (notons que la coiffure peroxydée de Fred est un peu celle que portait Luc Besson à l’époque), mais pour autant, faut-il aussi voir là-dedans l’origine de la naïveté d’enfant qui n’a jamais cessé d’habiter le cinéma de Besson ? Peut-être que oui, après tout. Et c’est finalement assez touchant : d’une part, son exploration du métro parisien se fait sans idée préconçue ni dose de caricature, et d’autre part, son regard sur ses personnages est celui d’un être sensible, attaché à donner vie à des personnages insolites et étranges qu’il parvient à iconiser en à peine deux plans. Il suffit par exemple de voir comment le batteur (Jean Reno) et le fameux Roller (Jean-Hughes Anglade) sont introduits au début du film : au début, on ne voit que leurs pieds (ceux du second ont des rollers), et le plan suivant isole leur action respective (claquer ses baguettes contre le mur pour le premier, glisser sur le bitume pour le second) avant même de cibler leur visage, le tout sous une bande-son qui se branche à leur énergie interne. Du clip ? Non, du cinéma, et du très bon.
Face à une matière cinématographique aussi vivace, on en oublierait presque d’évoquer le second point fort du film, à savoir son casting et ses personnages. La présence d’Isabelle Adjani, belle à se damner dans le rôle de l’épouse bourgeoise qui vire rebelle par fascination amoureuse pour celui qui l’a volée (sa grande scène, où elle insulte ses pairs au cours d’un dîner mondain avec un look iroquois, reste assez marrante), est sans doute pour beaucoup dans la fascination que le film continue de produire, cette immense actrice étant encore dans la meilleure période de sa filmo (à l’époque, elle sortait à peine de L’été meurtrier). Pourtant, c’est bel et bien Christophe Lambert, génial et touchant dans le rôle de l’amoureux sensible, qui lui dame le pion sans difficulté : sa prestation lui vaudra d’ailleurs le César du meilleur acteur. De leur côté, les seconds rôles sont si typés qu’ils en deviennent jouissifs, y compris lorsqu’ils ne font rien de spécial : entre un Michel Galabru en commissaire râleur, un Jean-Pierre Bacri en faux flic coriace mais vrai justicier malchanceux (pas cool pour un type qui s’appelle Batman !), un Richard Bohringer en fleuriste magouilleur, et un Jean-Hughes Anglade en voleur insaisissable, la faune de Subway reste en tous points fascinante. Seule la musique d’Eric Serra accuse le coup : quelques plages musicales font encore illusion, notamment celles des courses-poursuites ou de l’arrivée des flics dans le métro, mais le rock indé un peu branché de l’artiste n’a pas très bien résisté au temps (aujourd’hui, le score du Dernier combat ressemble à une banale musique d’ascenseur). La superbe chanson d’Arthur Simms (It’s only mystery) conserve toutefois un certain impact, d’autant qu’elle continue de passer en boucle à la radio. Subway, lui, reste le premier vrai geste artistique de la filmographie de Besson, dont le succès aura permis à ce dernier de concrétiser son film le plus personnel (vous savez, celui avec les dauphins…). Là encore, plus rien ne sera comme avant : en devenant un vrai auteur populaire, le réalisateur aura un peu laissé de côté l’audace de ses débuts malgré quelques sacrées réussites comme Léon ou Le cinquième élément, et on le regrette encore.
Réalisation : Luc Besson
Scénario : Luc Besson, Pierre Jolivet, Alain Le Henry, Marc Perrier, Sophie Schmit
Production : Luc Besson, François Ruggieri, Louis Duchesne
Bande originale : Eric Serra
Photographie : Carlo Varini
Montage : Sophie Schmit
Origine : France
Date de sortie : 10 avril 1985