Spring Breakers

REALISATION : Harmony Korine
PRODUCTION : Muse Productions, O’ Salvation, Radar Pictures, Division Films, Iconoclast
AVEC : James Franco, Vanessa Hudgens, Ashley Benson, Selena Gomez, Rachel Korine
SCENARIO : Harmony Korine
PHOTOGRAPHIE : Benoit Debie
MONTAGE : Douglas Crise
BANDE ORIGINALE : Cliff Martinez
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 06 mars 2013
DUREE : 1h32
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Candy, Faith, Brit et Cotty sont amies depuis la primaire. Les quatre jeunes filles, lassées de leur vie monotone, voudraient aller en Floride pour leur Spring Break. N’ayant pas d’argent, elles décident de braquer un fast-food et d’utiliser cet argent pour s’y rendre. La fête sera cependant de courte durée, car elles se font arrêter, mais « heureusement » pour elles, Alien, un rappeur très célèbre, paye leur caution et les prend sous son aile. La descente aux enfers commence et rien ne sera plus jamais comme avant…

Le Spring Break ? Un rituel américain. Un passage obligé, pourrait-on croire. Un déferlement de jouissance et d’évasion, comme on oserait l’imaginer. Une période printanière où les étudiants américains délaissent les cours après les examens pour se la couler douce. Enfin, façon de parler puisqu’à première vue, le tableau ferait plutôt office d’orgie gargantuesque, avec l’alcool qui s’écoule en cascade, les fumées illicites qui zappent toute trace d’oxygène dans les airs, la musique branchée qui explose le moindre tympan, les fringues qui se résument aux bikinis et aux sous-vêtements (facultatifs, on précise), et surtout, la volonté d’expédier un énorme « fuck you » à la rigueur et à la conformité du monde adulte. Un espace de liberté absolue, sans aucune limite, où chaque adolescent concrétise le moindre de ses désirs. Le rêve, le chaos, l’abandon total, le début des désillusions… La vie ? Plutôt un raccourci à prendre sans ceinture de sécurité, au risque de se manger un gros mur à 200 à l’heure, même si ce qui en ressortira peut autant s’apparenter à de la tristesse qu’à de la jouissance. C’est précisément cet entre-deux qui a intéressé Harmony Korine, dont la présence au poste de réalisateur d’un tel film surprenait autant qu’elle inquiétait. Que pouvait-on attendre de l’auteur du glauquissime Gummo ? Un pamphlet acide et dérangeant sur l’autodestruction de la jeunesse américaine ? Une ballade trash et déviante au cœur d’un univers suscitant autant la fascination que la répulsion ? On avait beau tenter de limiter le trop-plein d’espoirs et de fantasmes autour du projet, son excitante bande-annonce suffisait à faire abdiquer les réfractaires et à nous remettre dans le mauvais chemin. Pourtant, il vaut mieux être prévenu : contre toute attente, et au-delà du maelström subversif qu’il réussit clairement à incarner, Spring Breakers est tout ce que l’on pouvait attendre… mais pas tout à fait, à vrai dire. Tant mieux, cela ne le rend que plus fascinant et excitant à décortiquer.

A tout prendre, la clé du film serait clairement à chercher au croisement de deux sensibilités. D’une part, au cœur du superbe Ken Park de Larry Clark (déjà co-scénarisé par Korine) où un trio d’adolescents, au quotidien gâché par la bêtise des adultes, fantasmait sur une île paradisiaque où ne compterait que le sexe sans interruption : à des kilomètres de la radicalité malsaine de Kids, on y trouvait déjà cette idée d’un cocon personnel, d’une vraie dimension parallèle où l’épanouissement serait corollaire du plaisir sexuel, d’un monde ramené à l’échelle de la jouissance. D’autre part, le style de Korine, finalement assez éloigné de celui d’un Gus Van Sant ou d’un Larry Clark (même s’il partage avec ce dernier le goût de la transgression), navigue depuis toujours au cœur de l’ambiguïté du réel, sans établir le moindre point de vue sur ce qu’il filme ou ce qu’il raconte, afin de traquer la dualité de l’univers exploré. Avec, au-dessus de tout, un goût admirable pour opposer les forces contraires et jouer à n’en plus finir sur les contrastes, et une insistance à faire cohabiter la laideur et la beauté dans un même plan, d’oser l’inversion permanente des rôles et de fuir tout jugement comme la peste.

En s’immergeant au cœur de l’univers du Spring Break, Korine ne pouvait sans doute pas trouver meilleure tongue à son pied et fait donc tout pour que le visionnage du film fasse exactement le même effet qu’un énorme bad trip sous acide. Pour ce faire, il n’hésite pas à concentrer toute sa mise en scène sur le déferlement de sensations extrêmes et toutes plus opposées les unes que les autres, élaborant ainsi un découpage fragile et indescriptible où le tournage caméra à l’épaule se mixe à l’horizontalité du format Scope, où la multiplicité des éclairages au néon donne au réel une toute autre dimension, où les accélérations/décélérations de rythme génèrent une (dés)agréable sensation de flottement. En clair, on ne sortira pas de la projection dans un bon état. Epuisé mais sans être réellement revigoré, galvanisé mais sans ressentir une sorte d’après-jouissance, on ne sait plus trop où se situer. Après réflexion, impossible de ne pas y voir une inestimable qualité, puisque toute la stratégie de Korine visait à nous mener à cet état second.

Dès les premières secondes, le cinéaste fonce tête baissée dans la peinture de l’artifice, d’un générique flashy qui ose des majuscules surstylisées sur chaque nom à une première séquence brute de décoffrage où l’on investit une vaste débauche de chairs explicites à la puissance sexuelle ravageuse. Mais d’emblée, on y perçoit quelque chose d’étrange : l’utilisation du ralenti semble solliciter à chaque instant la curiosité de notre regard, naviguant et zigzaguant au cœur de ce fatras hypersexué sur fond de Skrillex et de Rick Ross, mais impose aussi un rythme différent, une façon de ressentir ce mouvement festif sous un registre plus élaboré, plus extralucide, comme si l’on observait au microscope une jungle de contradictions en tous genres sans être capable de poser un jugement sans nuances. Une optique d’autant plus sensée que la scène en question ne se révèle ni bandante ni obscène : il n’est pas question d’y ressentir de l’excitation ou du dégoût, mais au contraire de mélanger les deux pour finalement les annuler, de s’immerger dans un monde factice où tout semble disproportionné (à commencer par les poitrines !) et où chaque pulsation ralentie implique une nouvelle approche, une nouvelle perception de l’espace-temps. Du coup, qu’il choisisse de capter dans un premier temps la jouissance d’un quatuor d’étudiantes au cœur du Spring Break ou de basculer d’un coup sec dans une virée violente et hallucinogène, Korine ne tend vers rien d’autre que l’explosion du réel. L’idée est simple : filmer le monde sans peur et sans tabous, pousser sa représentation jusqu’aux limites de l’excès et de l’artifice jusqu’à en éclater les règles et les conventions. Et en définitive, comme toujours lorsque l’œil de la caméra s’étoffe d’une perversité insoupçonnée, la carte postale floridienne aura vite fait de subir un impitoyable délavage au point de faire jaillir le malaise et la violence.

Avec une telle liberté dans le traitement visuel et scénaristique, Korine peut donc tout se permettre. Mais en vérité, il ose définitivement plus qu’on ne l’aurait soupçonné : coincée dans cet entre-deux perturbant que l’on évoquait ci-dessus et bâtie autour d’une esthétique très proche de celle du cinéma pornographique, sa peinture du Spring Break révèle une certaine idée de l’enfer qu’Alexandre Aja s’était éclaté à charcuter dans Piranha 3D, et carbure alors à l’épuisement le plus total. Pris dans un siphon incontrôlable où se mêlent les anges et démons de la culture pop adolescente, on finit presque par considérer le scénario comme un prétexte. Ce n’est pas si étrange que ça, par ailleurs : Korine avoue lui-même l’avoir rédigé en dix jours après avoir eu la vision de quatre filles en bikini et armées jusqu’aux dents, et la trame du récit, centrée autour de la fuite en avant des quatre héroïnes vers le Spring Break après le braquage d’un fast-food, élabore une narration basique qui se suit sans trop de travail pour les méninges. Alors, quoi, Spring Breakers ne serait-il qu’une pure expérience sensorielle ? Oui et non. Oui, parce que la claque visuelle massive qu’il inflige à son public se vit par tous les pores de la peau, qu’il ne laisse aucun répit dans son déferlement graphique et qu’il entrechoque toutes les sensations au maximum pour faire de la projection une séance d’hypnose sans aucun mode d’emploi. Non, parce que le tableau révélé par Korine aura beau susciter le malaise comme le vertige, il aura toutefois réussi le tour de force de traduire autant que de faire ressentir le spleen d’une génération déglinguée, gavée d’illusions et de chimères, où la fascination éperdue pour le too much ne réussit jamais à dissimuler une condition sociale sans horizon rassurant. Et en digne moraliste, Korine sait que le trop-plein d’images se suffit à lui-même pour faire naître ce ressenti, reflétant un cauchemar éternellement morbide sans nécessité d’utiliser le moindre contrepoint. Terreaux de la représentation, les images tournent en boucle, nous épuisent et nous consument. Parce qu’elles valent tous les mots.

Cette Amérique en petite tenue, autodestructrice par la force des choses et désireuse de partir en vrille, le cinéaste ne se prive toutefois pas pour en montrer l’origine. En effet, dans une première demi-heure glauque à souhait qui invoque instantanément l’esprit de Larry Clark, on aura vite fait le tour de la question : une banlieue grisâtre comme l’Amérique n’ose plus en montrer au grand jour, un collège aussi morne et désert que le quotidien de ceux qui le peuplent, des amphithéâtres bondés d’étudiants immobiles et peu concentrés qui s’évadent dans leurs pensées, une assemblée de croyants incités à la prière par un gourou grotesque, etc… Face à tout ça, pour Faith (Gomez), Candy (Hudgens), Britt (Benson) et Cotty (Korine), le ras-le-bol est le premier pas vers l’évasion ultime. Mais leur révolte interne se traduit ici moins dans l’état d’esprit que dans la grammaire visuelle du cadre : on perçoit très rapidement, et ce dès la courte scène de l’amphithéâtre, que les personnages n’existent qu’à travers le « faux », tous éclairés par des lumières aussi flashy que leurs vêtements (dans cette séquence, ce sont les écrans d’ordinateur fluorescents qui reflètent leur lumière sur les héroïnes) et évanescents dès lors que les substances illicites font effet.

Piégés dans un microcosme mutant, tous révèlent ici leur vérité à travers l’image qu’ils souhaitent renvoyer, et la réalité s’écrase donc sous le poids de sa représentation idéalisée, fantasmée, pour ne pas dire carrément survoltée. Ne surtout pas y voir une démarche publicitaire qui chercherait à vanter l’artifice au détriment de toute notion de réalité, puisque les personnages ne font qu’investir un univers coloré qui devient le reflet de leur propre perception mentale. La seule vérité, la voici, et c’est là où le film continue de sidérer davantage : aidé par une photo stupéfiante de Benoit Debie (chef opérateur de Gaspar Noé) qui abuse avec joie des éclairages au néon, des déformations d’images et des ampoules survoltées, le réalisateur élabore une esthétique dévorante et quasi psychotrope (« Je voulais qu’on ait l’impression que le film avait été éclairé avec des bonbons, qu’on ait envie de lécher l’image »), fonctionnant avant tout sur un rythme planant qui envoûte autant qu’il indispose. Rien d’étonnant à ce que, dans la seconde partie du métrage, l’apparition d’Alien, improbable caïd à dreadlocks incarné par un James Franco méconnaissable, élargisse les partis pris de la première en se focalisant sur l’excentricité démesurée de la culture gangsta-rap, prolongement quasi inédit du Spring Break : là encore, il est question pour Alien d’utiliser l’artifice et le superficiel aussi bien comme un gage de coolitude (il n’y a qu’à voir son look !) que comme une élévation de sa condition (voire même de sa virilité), et à force de basculer de la figure paternelle au truand inquiétant en une seconde, ce personnage tire merveilleusement profit de son image de démiurge diabolique et ambigu, sortant les quatre héroïnes de leur enfer carcéral (à mi-chemin du récit, elles passent soudain par la case prison) pour en faire ses amazones guerrières.

De leurs côtés, les quatre héroïnes n’échappent pas non plus à ce revirement des rôles et des apparences. Déjà, rien que l’idée d’avoir osé confier le rôle de ces quatre lycéennes décérébrées à quelques-unes des actrices les moins excitantes du moment a tout du coup de génie. Jugez plutôt : deux bimbos biberonnées à Disney Channel (Vanessa Hudgens et Selena Gomez), une actrice de soap télévisuel (Ashley Benson) et la jeune épouse méconnue du réalisateur (Rachel Korine), soit a priori quatre jolies raisons de croire au coup marketing visant à dévergonder l’image rassurante des stars teenagers (surtout la première, qui déballe un sex-appeal absolument ravageur). Sauf que non : Korine utilise leur statut d’icônes propres et bien-pensantes autant comme un atout pour étayer son propos sur l’inversion des rôles que comme une pure astuce graphique destinée à refléter l’état d’esprit d’une époque.

L’éventail de la culture pop adolescente, des visages de stars sur papier glacé à la trivialité excessive des clips MTV, n’est pas à prendre ici comme un détail en arrière-plan. Au contraire, il peuple le film. Mieux, il le dévore de l’intérieur, si l’on en croit l’insistance avec laquelle le terme « Spring Break » se voit repris comme un cri de guerre éminemment subversif ou l’émotion qui agit comme une fulgurance lorsque résonne le tube Everytime de Britney Spears dans une scène-clé. Cette scène, parlons-en justement : au vu de la mélancolie dégagée par la musique et des paroles qui renvoient à un besoin d’obtenir le pardon (Spears a écrit cette chanson après une phase de rupture), on peut y voir le moment le plus pur de tout le film, celui où les héroïnes cognent enfin leur exubérance libertaire à une tristesse intérieure qu’elles mettront du temps à révéler au grand jour, sans compter que la chanson se voit ici montée en parallèle sur les actes criminels auxquels elles vont désormais participer. La fin d’une existence, le début d’une autre. Aucun retour en arrière n’est désormais possible. No future, jusqu’au bout.

Cette façon de booster l’interaction du spectateur avec la culture pop jusqu’à l’épuisement participe pleinement au sentiment d’hypnose qui parcourt tout le film. Et surtout, en offrant au spectateur l’occasion de pénétrer cette culture dans ses moindres détails par des moyens purement sensoriels, Korine permet au film d’éviter tout jugement moralisateur : en aucun cas, le cinéaste ne prend parti pour qui que ce soit, n’impose de point de vue sur quoi que ce soit. Même lorsque la virée des quatre jeunes filles semble orienter le récit sur la pente du trip bien-pensant (deux d’entre elles rentreront à la maison, chacune pour un motif différent), le cinéaste abat un dernier acte grandiose qui sonne comme le climax rêvé, l’aboutissement absolu de cette fuite en avant vers les confins du fantasme : embarquées par Alien sur une série de braquages violents, les deux filles restantes s’en iront vers leur destinée, l’image de leurs bikinis fluorescents qui naviguent dans l’obscurité révélant leur nature mutante, et cet inoubliable plan final, où un ultime baiser se voit accordé au cadavre de celui qui les a conduites à leur nouvelle identité, les isolant au ralenti dans une image inversée, signe de leur basculement vers un nouveau monde qu’un cut brutal achève de reléguer au rang de mystère, voire de champ des possibles. Pour elles, inutile de revenir en arrière : l’horizon est infini, autant foncer tête baissée, avec la jouissance en perfusion. Spring Break for ever, bitches ? Oh yeah…

1 Comment

  • Je viens de lire ta critique donc, et encore une fois je ne peux que te féliciter. Tu as bien compris que l’immense fan d’Harmony Korine que je suis, et l’immense fan de ce film qui est devenu en très peu de temps mon film préféré all-time, ne peut être que touché par cette magnifique critique. Vraiment tu as tout dit, chaque point important du film est cité et défendu avec des arguments et un style d’écriture sans précédent. Tu as beaucoup de talent, et je suis vraiment hyper content que ta plume ait servi à défendre ce film. Vraiment, merci!

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Courte-Focale.fr : Critique express d'Au bout du conte, d'Agnès Jaoui (France - 2013)

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