REALISATION : Ulrich Seidl
PRODUCTION : Ulrich Seidl Film Produktion GmbH, Coop99 Filmproduktion, Damned Distribution
AVEC : Fritz Lang, Alfreda Klebinger, Manfred Ellinger, Inge Ellinger…
SCENARIO : Veronika Franz, Ulrich Seidl
PHOTOGRAPHIE : Martin Gschlacht
MONTAGE : Christoph Brunner
BANDE ORIGINALE : Ekkehart Baumung
ORIGINE : Autriche
GENRE : Documentaire
DATE DE SORTIE : 30 septembre 2015
DUREE : 1h22
BANDE-ANNONCE
Synopsis : C’est un film qui parle des gens et des caves, et de ce que les gens font dans leurs caves. C’est un film sur les obsessions. C’est un film sur une fanfare et les airs d’opéra, sur les meubles qui coûtent cher et les blagues désuètes, sur la sexualité et les salles de tir, sur la santé et le nazisme, sur les fouets et les poupées…
Aller au cinéma pour découvrir un nouveau film signé Ulrich Seidl nécessite en général une préparation, aussi bien mentale que physique. De notre côté, on se sentait déjà rodé à la démarche supposément « terroriste » de ce cinéaste autrichien, surtout vouée à exhiber tout ce que le genre humain peut déployer de plus sordide, si possible avec une caméra fixe et une esthétique crado, et à le regarder déverser sa propre bile au fil de ses saignements répétés. On avait déjà pu discerner chez lui une propension au comportementalisme abject, sadique et méprisant sous une chape d’objectivité. Des banlieusards en sueur de Dog Days jusqu’au glauque extrême des flux migratoires d’Import/Export en passant par la très controversée trilogie Paradis, tout portait à croire qu’il y avait quelque chose de pourri en Autriche. Du coup, en apprenant son retour aux commandes d’un film appelé Sous-sols, le facepalm était instantané : il suffisait de se souvenir de l’affaire Josef Fritzl (coupable d’avoir séquestré et violé sa propre fille) et du calvaire vécu par Natascha Kampusch pour imaginer la quantité d’excréments visuels que Seidl allait encore nous forcer à ingurgiter. Or, au bout d’un quart d’heure, l’impression est étrange. Serait-ce parce que le film en question relève avant tout du dispositif documentaire et non d’une fiction ? Et pourquoi se surprend-on à rire très souvent ? Au vu du dispositif, on en arrive même à se demander si Roy Andersson n’aurait pas réalisé le film en sous-marin. Il faudra pourtant se rendre à l’évidence : en revenant labourer les terres documentaires qu’il avait un peu délaissées, Seidl a trouvé le ton juste entre la sécheresse radicale du dispositif et l’objectivité imprévisible du regard.
Dès le premier plan, le ton est donné : un ancien chanteur d’opéra, ayant reconverti son sous-sol en salle de tir équipée pour quelques visiteurs fascinés à qui il donne des cours de tir, se met soudain à entonner un air d’opéra au beau milieu de son sous-sol. La rigueur stylistique made in Seidl s’y déploie : cadrage fixe et symétrique, personnage placé à distance au centre du cadre, perspective qui « écrase » l’individu tel une fourmi larguée dans un espace trop large, bande-son limitée aux bruits réels, profondeur de champ infinie, sécheresse à tous les niveaux, etc… Toutefois, première surprise, l’image s’avère magnifique, transpirant ici un degré de picturalité que le cinéaste n’avait jamais réussi à tutoyer jusque-là. En plus, sans que l’on sache vraiment si cela provient du fait d’être sous terre, le réel crado semble avoir mis les voiles au profil d’un autre système de valeurs, plutôt propice à mettre en valeur le caractère absurde de ces modes de vie. Comme si les accompagner sous terre dans leur cave allait les forcer à révéler ce qu’ils y cachent pour qu’ils puissent ainsi se révéler eux-mêmes dans toute leur singularité. Tout le film est là : sous couvert d’une parade ahurissante au cœur des « tréfonds » (ceux de l’habitat social au second plan, ceux de l’âme humaine au premier plan), Seidl rejoint bel et bien le travail d’approche de bon nombre de ses contemporains, en particulier l’immense Werner Herzog, pour qui investir un univers inédit est à la fois signe de curiosité stimulante et terreau d’un espace à redéfinir à des fins conceptuelles.
On parlait donc de sous-sols en Autriche : un terrain que Seidl aura choisi de fouler à l’époque de Dog Days (soit il y a une quinzaine d’années), après s’être aperçu que certaines maisons présentaient un sous-sol parfois mieux aménagé que les pièces supérieures. D’où un grand nombre de personnages, toujours décrits au travers de leurs gestes du quotidien, qui trouvent dans cet espace clos et sécurisé un moyen d’alimenter leurs obsessions, de déchaîner leurs pulsions, de vivre tout ce qu’ils n’osent pas rendre visible aux yeux du monde extérieur. Du coup, si l’on s’en tient à ce constat glacial, pourquoi ont-ils accepté d’ouvrir leur monde secret à la caméra impitoyable de Seidl ? C’est la question qui, en étant simplement posée par le spectateur, suffit en soi à placer ce dernier à distance de ce qu’il voit et à renforcer davantage l’humour mordant – pour ne pas dire choquant – qui se détache de chacune des situations. Parce que oui, on rit beaucoup devant cet ahurissant cabinet de curiosités, suffisamment peuplé de cas sociaux on ne peut plus tordus pour nous donner l’impression d’avoir traversé une autre dimension. Ici, le pêle-mêle s’impose de lui-même pour dresser un petit panorama : une quinquagénaire vient dorloter quelques bébés en latex dissimulés dans de vieilles boîtes à chaussures, un fanatique de la chasse présente les trophées qui recouvrent le mur de sa cave, un joueur de tuba nostalgique du IIIème Reich picole avec son orchestre dans un sous-sol transformé en musée dédié à Hitler, un esclave sexuel à poil nettoie avec sa langue la salle de bain de sa maîtresse (et également son pubis quand elle a fini d’uriner !), des femmes se statufient dans une cave en vibrant au rythme d’une machine à laver en action, un fumeur de joint font hurler sa batterie selon un rythme invariable, une sexagénaire s’épanouit en pratiquant le bondage et en se faisant fouetter le derrière par un maître SM, on en passe et des meilleurs…
En soi, cette radiographie d’une société autrichienne à double visage est si édifiante qu’elle aurait de quoi filer des érections aux artisans d’un show télévisé voyeuriste à la con (type Confessions intimes, par exemple), d’autant qu’elle en arrive à refléter des tranches de vie où la normalité devient signe d’anormalité. Fort heureusement, l’effet de distanciation voulu par Seidl devient le bouclier le plus habile qui soit. Si bien qu’au final, le rire devient la réaction la plus logique. Que le cinéaste s’attache encore à décliner les thématiques sombres qui ont fait sa réputation (paranoïa, domination, isolement, manque d’amour, rejet de l’autre, etc…) ne relève pas ici de l’expérience de laboratoire, assimilant ses sujets à des créatures bizarres et livrées à notre position de voyeur. En fait, Seidl se rapproche sans cesse de la ligne rouge, mais ne la chatouille jamais, rejetant la psychologie – en général propice au jugement – au profit d’un symbolisme évanescent, abstrait, entièrement géré par la symétrie de ses cadres. Ici, la symétrie n’est pas qu’une façon d’isoler le personnage dans le cadre. Elle contribue surtout à ritualiser la situation, à lui donner un caractère stylisé, à inscrire l’intimité bien réelle des êtres dans un processus de représentation formelle (comme chez Herzog, la fiction et le documentaire se confondent).
Ici moins misanthrope qu’anthropologue, Seidl fait ainsi de Sous-sols une sorte de grosse machine formelle à mouliner de la métaphore sur nos propres mécanismes d’animaux sociaux, mais sans recourir au voyeurisme facile du cinéma mondo. La ritualisation de chaque scène – et les entretiens très sobres qui la segmentent – donnent de la « vie sociale » une image profondément décalée par le choix exclusif des angles, des éléments de décor, des positions scéniques et des entrées de champ. De cette sorte de stase artificielle peut alors naître l’inédit, l’incongru, voire le burlesque, que ce soit par la simple illustration visuelle ou par le surgissement d’un son particulier. Et tandis que ces « mondes intérieurs » activent des cercles d’aliénation régis par leurs propres lois, Seidl s’en tient au simple peaufinage de son style : ici, l’accomplissement plastique dont il fait preuve – superbe travail du chef opérateur Martin Gschlacht – confère à chacun de ces cadres la dimension d’une toile vivante, rendue encore plus expressive par la façon dont ils s’enchaînent les uns aux autres (on sent pour une fois une réelle harmonie dans son découpage). On évoquait plus haut le travail du suédois Roy Andersson en guise d’analogie, et ce n’était pas pour faire joli : outre la drôlerie intrinsèque des situations et l’absurdité qui peut s’en dégager, c’est toute un pan obscur de la condition humaine que le sniper Seidl place ici au centre de son viseur pince-sans-rire.
En même temps, histoire de valider à nouveau cette théorie selon laquelle les plans d’ouverture et de fermeture peuvent suffire à circonscrire le propos d’un film, Seidl a eu ici l’intelligence d’installer une scène-miroir sur chacune de ses extrémités. Premier plan : dans un sous-sol, un python royal jaune enfermé dans un vivarium reste fixe face à un hamster avant de l’attaquer brutalement. Dernier plan : dans un autre sous-sol, une femme nue en talons aiguilles essaie de se recroqueviller dans une cage SM aux dimensions ridicules. L’idée de l’enfermement s’y déploie, avec deux variantes capitales : la présence d’un observateur dans le premier plan (mais pas dans l’autre : c’est nous qui observons) et le sort de « l’animal en cage » scellé dans le premier plan (mais pas dans l’autre : le sort de cette femme en cage est laissé en suspens). C’est ce dernier plan, symbolique en diable, qui résume à lui seul la portée finale de Sous-sols. L’humain aura beau être relégué chez Seidl au rang d’animal avec ce que cela implique de primalité et d’instincts inavouables, c’est en nous plaçant à distance respectueuse de lui, et ce au travers de plans fixes qui s’étirent de façon inhabituelle, que l’écran peut devenir le miroir d’un véritable enfermement sociétal. Et en lisant le mot « enfermement », on sera toujours enclin à y extraire le mot « enfer ». De quoi nous faire quitter le film avec un gros point d’interrogation : tout un chacun serait-il donc « seul » (y compris à deux), esclave de sa propre dépendance et maître de son propre système de « normalité » ? A méditer…