REALISATION : Alex de la Iglesia
PRODUCTION : Rezo Films, Arte France Cinéma, Enrique Cerezo Producciones
AVEC : Hugo Silva, Carmen Maura, Carolina Bang, Mario Casas, Gabriel Delgado
SCENARIO : Alex de la Iglesia, Jorge Guerricaechevarria
PHOTOGRAPHIE : Kiko de la Rica
MONTAGE : Pablo Blanco
BANDE ORIGINALE : Joan Valent
ORIGINE : Espagne, France
TITRE ORIGINAL : Las Brujas de Zugarramurdi
GENRE : Comédie, Fantastique, Horreur
DATE DE SORTIE : 8 janvier 2014
DUREE : 1h52
BANDE-ANNONCE
Synopsis : En plein jour, un groupe d’hommes braque un magasin d’or de la Puerta del Sol à Madrid. José, père divorcé en plein conflit avec son ex-femme, Tony, son complice, sex-symbol malgré lui, Manuel, chauffeur de taxi embarqué contre son gré dans l’aventure, et Sergio, le fils de José, partent en cavale. Objectif : atteindre la France en échappant à la police. Mais arrivé près de la frontière française, dans le village millénaire de Zugarramurdi, le groupe va faire la rencontre d’une famille de sorcières, bien décidées à user de leurs pouvoirs maléfiques pour se venger des hommes…
Deux constats au menu du jour. Tout d’abord, Alex de la Iglesia pète la forme et demeure en pole position au sein d’une industrie cinématographique qui, depuis quelques années, montrait quelques signes de relâchement (sans parler de la crise, mais passons…). Ensuite, la joie infernale procurée par sa dernière tuerie ne vient pas sans une certaine remise en question de notre part. Il y a plus d’un an, la sortie d’Un jour de chance nous avait laissé dans une satisfaction quasi identique, mais avec toutefois un arrière-goût de redite, le cinéaste donnant un peu l’impression de resservir son système de satire outrancière sur un plateau déjà usé. L’effet de surprise avait-il disparu ? Aujourd’hui, il est grand temps de faire marche arrière : même si l’on peut considérer le nuage du film-somme comme bel et bien évaporé depuis la sortie de l’immense Balada Triste, le bonhomme restait fidèle à sa ligne directrice en puisant à la source de ses outrances, mais rendait plus perceptible la sève dramatique de son intrigue. Là où Balada Triste faisait figure de cri de colère absolu contre un monde devenu fou, Un jour de chance faisait mine de torpiller la sphère médiatique pour mieux finir sa montée en crescendo sur l’un des plus bouleversants appels à la dignité humaine. Au-delà de la noirceur absolue de ses propos, lesquels semblent se cacher derrière un rideau de caricatures, Alex de la Iglesia fait ainsi preuve d’un humanisme total qui prend aux tripes et pousse à la réflexion sur notre propre condition d’animal social… Le plus bizarre, c’est qu’on n’aurait jamais pensé trouver ça dans Les sorcières de Zugarramurdi, présenté avant tout comme une comédie horrifique et bien schtarbée, où l’intérêt n’allait visiblement pas être de réfléchir mais plutôt d’hurler de rire. En même temps, il est tout de même bien plus cool d’avoir les deux pour le prix d’un, non ?
A la simple lecture du synopsis, il est toutefois permis de grimacer : le cinéaste aurait-il trop regardé Une nuit en enfer de Robert Rodriguez ? Il est vrai qu’avec son canevas de fuite criminelle d’une poignée d’hommes qui vont se retrouver nez-à-nez avec une menace surnaturelle (le village de sorcières remplaçant le bar de strip-tease infesté de vampires), on a l’impression d’investir un terrain déjà labouré. Or, la patte du cinéaste fait vite toute la différence. D’abord, le titre : Zugarramurdi… euh, késako ? Il s’agit en réalité d’un petit village espagnol situé dans la communauté forale de Navarre, pas très loin de la frontière française, et dont l’Histoire fut marquée par des rumeurs sur la pratique de la sorcellerie, d’abord soi-disant pratiquée dans des grottes près du village, ensuite visée par l’Inquisition qui s’empressa d’accuser une quarantaine d’habitants (et d’en brûler une douzaine) en l’an 1610. C’est donc ici que débarque sans crier gare un tandem de braqueurs cinglés (accompagnés par le fils de l’un d’eux), en fuite avec deux otages suite au braquage sanglant d’une bijouterie madrilène. Inutile donc de préciser que la virée va démarrer sur les chapeaux de roues, à travers un premier quart d’heure démentiel où Iglesia s’en donne encore à cœur joie pour faire bouffer ses tapas par les narines à la patrie de Julio Iglesias.
Déjà qu’on se tord les côtes de rire à assister à un braquage mené par Jésus-Christ, Bob l’Eponge, l’homme invisible et un soldat Géant Vert (tous les quatre armés jusqu’aux canines) ou à voir une infirmière stressée traiter ses patients comme des sacs poubelle, mais toute cette smala outrancière, sorte de boulet rouge expédié à la gueule de tout ce qui pénètre dans le cadre (de la crise économique au consumérisme, en passant par la religion et le système médical), met surtout à mal la notion même de « symbole », ici vidé de sa connotation d’origine pour se muer en instrument de subversion redoutable. Une tactique que le cinéaste redéploye par la suite sur le terrain de la croyance (institutionnalisée d’un côté, ancestrale de l’autre), ici fortement marquée au sein de sa culture ibérique par une dichotomie qu’il s’amuse à stigmatiser. Entre cette vision d’un Christ si désespéré qu’il en arrive à se rebeller contre le système et cette faune de sorcières cherchant à tout prix à rétablir leurs rites d’antan, c’est toute l’âme spirituelle d’un pays que le cinéaste cherche à symboliser avec un sens réjouissant du poil à gratter. On pourrait en dire autant du générique de début, alignant les représentations de sorcières (qu’elles soient historiques ou culturelles) tout en y incrustant des photos de… Margaret Thatcher et Angela Merkel ! Fou rire incontrôlable qui cache surtout un regard couillu sur tout ce qui touche au chaos du monde d’aujourd’hui, où le « cliché » n’est alors plus que la continuité du « sérieux ».
Pour autant, ce niveau de lecture frondeur et corrosif reste ici en filigrane, l’angle d’attaque sélectionné par le cinéaste concernant un sujet bien plus audacieux, en tout cas jamais abordé de façon aussi barrée au cinéma : la guerre des sexes. En effet, on se rend très vite compte que les protagonistes, tous masculins, n’ont de cesse que de vider leur sac à chaque ligne de dialogue, n’y allant pas de main morte sur leurs traumatismes, leurs problèmes de couple, leurs soucis financiers ou judiciaires, etc… Et à chaque fois, le coupable ne varie jamais : la Femme. A croire qu’Alex de la Iglesia aurait décidé, peut-être suite à un divorce très difficile qu’il a récemment avoué dans ses interviews, de régler enfin ses comptes avec les femmes par voie détournée. Or, considérer le film comme misogyne est une erreur monumentale, d’abord parce que le cinéaste met un peu tout le monde dans le même panier (aussi bien les hommes aveuglés par leurs pulsions que les femmes dévorées par leur possessivité), ensuite parce qu’il ose adopter un machisme de surface pour mieux en faire le reflet d’une fascination mal canalisée pour la gent féminine, enfin parce qu’il ose clôturer son film sur la revanche imminente des sorcières, ici vues comme la part sombre mais nécessaire de tout un système.
Si les femmes sont ici démoniaques, et ce dans tous les sens du terme, la sympathie d’Iglesia va clairement en leur faveur, surtout lorsque l’une des sorcières (accessoirement la plus « hot », jouée par Carolina Bang, compagne du cinéaste) tente de rétablir l’équilibre en craquant pour l’un des héros. Mais on reconnait là-dedans cet art de l’entrisme qui caractérise plus que jamais le style de ce cinéaste, toujours imbattable pour injecter sa misanthropie dans un canevas de cinoche populaire, faisant alors mine d’adopter ce qu’il veut dénoncer avant de retourner la situation à l’envers, et ainsi, utiliser son goût de l’outrance pour mieux nous placer face au miroir déformé de nos propres vies. Ce que l’on trouvait corrosif sur la réussite sociale dans Le crime farpait l’est tout autant ici sur le déséquilibre marqué par un système patriarcal, et les sorcières du film, désireuses d’établir un matriarcat total en réaction aux stigmatisations dont elles furent l’objet, lancent alors un processus de vengeance dont nous sommes autant les spectateurs (consentis et amusés) que les victimes (forcées de s’interroger). D’autant plus perturbant que la scène finale du film, véritable doigt d’honneur expédié à la puanteur des happy-end non justifiés, installe soudain une clôture a priori heureuse, rapidement trahie par un rire sardonique qui devient alors le nôtre et qui fait passer ce cadre idyllique pour une farce grotesque. Comme pied de nez ultime à un tel déferlement d’humour corrosif, on ne pouvait pas rêver mieux.
Du côté de la mise en scène, est-il nécessaire de rappeler à quel point chaque film d’Alex de la Iglesia (si l’on excepte le peu glorieux Crimes à Oxford) est signe d’une proposition formelle en tous points jubilatoire ? Renouant avec sa manie d’un montage branché sur un million de volts et sa conception d’un joyeux foutoir qui ne largue pourtant jamais son audience, le cinéaste pourrait certes passer, film après film, pour un énervé enchaînant les scènes trépidantes à la vitesse supersonique jusqu’au climax final. Il y a certes un peu de cela, mais tout comme Scorsese a su en faire la démonstration dans ses films les plus récents, sa mise en scène ne vise pas la bouillie visuelle mais la rapidité d’exécution : éviter en permanence l’attente ou le calme, se débarrasser du moindre bout de gras dès qu’un plan a fait son travail, et élaborer un découpage de bande dessinée où chaque cadre est gage d’un vrai travail de composition. Là où certains ne manqueront pas de dénigrer la dimension excessive de son style, on y verra au contraire une rare forme de générosité envers son audience, tant le cinéaste n’a de cesse que de nous installer dans un grand huit imprévisible, habité par un casting où tout le monde semble prendre son pied à en faire des tonnes (disons-le : jamais Carmen Maura n’a été aussi grandiose que chez Alex de la Iglesia !), riche en travellings vertigineux et en idées visuelles toutes plus dingues les unes que les autres (mention spéciale à la créature finale, dont le look et l’intimité valent le détour !). Que l’on ait envie de décortiquer le fond du film pourra donc apparaître comme une option relative. Plus agité et provocateur que jamais, tout aussi corrosif dans son regard que ne l’était Paul Verhoeven il y a une dizaine d’années, Alex de la Iglesia n’a clairement pas le moindre complexe vis-à-vis de son art : il s’éclate, et nous avec. Il est de purs plaisirs pervers qui ne se refusent pas.