REALISATION : Brian Yuzna
PRODUCTION : Society Productions Inc, Wild Street Pictures
AVEC : Billy Warlock, Devin DeVasquez, Evan Richards, Ben Meyerson, Ben Slack, Charles Lucia, Patrice Jennings, Tim Bartell, David Wiley, Pamela Matheson
SCENARIO : Rick Fry, Woody Keith
PHOTOGRAPHIE : Rick Fichter
MONTAGE : Peter Teschner
BANDE ORIGINALE : Phil Davies, Mark Ryder
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Comédie, Horreur
DATE DE SORTIE : 20 septembre 1989 (Royaume-Uni)
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Le jeune Bill Whitney vit avec ses parents et sa sœur dans les beaux quartiers de Beverly Hills. Mais depuis un certain temps, il suit une thérapie car ses nuits sont peuplées par d’horribles cauchemars poisseux et dérangeants. Paranoïaque, il commence à croire que sa famille n’est pas ce qu’elle semble être…
La série Beverly Hills 90210, vous connaissez ? Ses villas californiennes avec piscine, son générique à la BO ultra-90’s, ses couleurs criardes, ses adolescents frimeurs au sourire Colgate, ses voitures de luxe, ses fringues branchées, ses coucheries diverses, ses trahisons, son sida, sa cocaïne, ses armes à feu, et au-dessus de tout cela, la vie de couple et le culte du fric érigés en critères fondamentaux de l’Amérique triomphante… Tout un microcosme soi-disant élaboré en vue de refléter les traumatismes des ados, qui aura pris vie en 1990 sous l’impulsion d’un vieil homme de 67 ans – le mogul Aaron Spelling – qui n’y connaissait sans doute rien. Il ne savait visiblement pas qu’un an plus tôt, un cinéaste d’une quarantaine d’années nommé Brian Yuzna n’était pas dupe de tout ce cirque consensuel. Chez lui, la pomme n’était pas menacée par des vers, mais grouillait déjà de ces créatures visqueuses. Tout tenait dans une interrogation très simple : et si cette haute société américaine prétendument sage et respectable n’était en réalité qu’un simulacre, renfermant un vaste éventail des perversités les plus innommables ? Producteur émérite de deux pellicules horrifiques de très haut niveau signées Stuart Gordon (Re-Animator et From Beyond) et tout juste débarqué du projet Chérie, j’ai rétréci les gosses au profil de Joe Johnston, Yuzna se sera ainsi allié à Woody Keith et Rick Fray – deux scénaristes familiers de la faune de Beverly Hills – pour concevoir l’un des films d’horreur les plus inouïs jamais réalisés. On savait déjà qu’en matière de peinture corrosive et flippante d’une Amérique plus dégénérée que jamais, Society avait atteint un zénith peu commun. Le revoir enfin dans une splendide copie remasterisée sur support Blu-Ray permet de mesurer l’euphémisme.
Pour tous ceux qui n’avaient pas revu le film dans de bonnes conditions depuis sa sortie (un DVD honteux à la copie recadrée en 4/3 hantait jusqu’ici les bacs des vidéoclubs), Society restait l’une des œuvres phares du cinéma d’horreur des années 80. Pas forcément un chef-d’œuvre du genre, Brian Yuzna ne s’étant jamais distingué pour ses talents de metteur en scène, mais en tout cas l’une de ces péloches gores et subversives qui galvanisaient un cercle de cinéphiles biberonnés à ce genre de curiosités déviantes. Il n’en reste pas moins le produit d’une époque où la paranoïa ambiante contre les puissants de ce monde faisait pousser de jolies graines sur pellicule. Après avoir longtemps travaillé avec le scénariste Dan O’Bannon sur un projet intitulé The Men, Yuzna en aura finalement repris à son compte l’idée centrale – une sorte de relecture inversée des Femmes de Stepford d’Ira Levin – pour l’injecter dans le script écrit par Woody Keith et Rick Fray, le tout en y mêlant ses questionnements sur le body-horror, le tabou de l’inceste et la peur de la sexualité dans une Amérique libérale qui ne cache rien de sa violence. Il aura suffi d’y ajouter la présence du prodigieux Screaming Mad George pour parfaire l’identité déviante de Society. En effet, on devait alors à ce génie underground des effets spéciaux une approche très décomplexée du gore dont les deux épisodes les plus fendards de la saga Freddy – ceux réalisés par Chuck Russell et Renny Harlin – avaient su récolter les fruits. La fascination commune de George et de Yuzna pour le surréalisme et le caractère charnel de l’horreur allait ainsi donner naissance à une scène finale proprement démentielle, encore aujourd’hui l’une des plus folles jamais pondues sur un écran de cinéma. Mais n’allons pas trop vite…
Lorsque Society démarre, la carte postale de la série télévisée californienne pointe sans tarder ses attributs les plus pointus. Le temps d’admirer une banlieue luxueuse façon Des jours et des vies et une plage idyllique à la sauce Alerte à Malibu, on a d’autant plus l’air d’être en terrain connu pour le décervelage que le jeune acteur Billy Warlock fut acteur dans les deux séries précitées. Sauf qu’en l’état, Yuzna exploite les codes de la sitcom lambda pour mieux en accentuer le côté artificiel et plus publicitaire qu’autre chose (esthétique laide parce que trop forcée, personnages creux parce que trop clichés, etc…) et ainsi en révéler le caractère factice. Le héros, Bill Whitney, est d’abord un archétype du lycéen formaté par la classe dominante : en gros, il est beau gosse, il est bien coiffé, il a une famille riche, il conduit un 4×4 noir flambant neuf, il se la joue pseudo-politicien pour être élu représentant des élèves et il sort avec une pom-pom girl aussi friquée que lui. Bref, une sorte de Brandon qui aurait réussi à emballer Kelly sans jamais se faire emmerder par Brenda. Sauf qu’à force de se réveiller en sueur la nuit après avoir cauchemardé sur ses parents, le voilà qui se met à douter de tout, à guetter le vice là où la normalité paraît vissée. Ainsi donc, par le biais de ce protagoniste et de son entourage, Society devient un piège génial, une œuvre entriste qui fait mine d’adhérer à ce culte de la beauté et de l’apparence pour ensuite le retourner comme une crêpe.
Il sera totalement inutile – voire déplacé – de pester contre la platitude assez évidente de la mise en scène de Yuzna, tant elle constitue une composante capitale du piège mis en place. Le vide abyssal de cette carte postale du paraître, la suffisance d’une caste sociale qui baigne dans la futilité et le consumérisme, l’absence du moindre recul critique, l’enjolivure bling-bling comme incarnation de l’idéal capitaliste : tout ceci transparaît ici du cadre et des intentions de montage de Yuzna – le premier reste faussement lisse quand les secondes créent volontairement la frustration à force de tout chuchoter. Et plus Yuzna se permet de gratter toujours plus fort, plus le mythe de la cellule familiale parfaite – une définition du rêve américain qui court de Ronald Reagan jusqu’à Donald Trump – vire à la croûte répugnante qui saigne et qui dégouline. Les rapports incestueux se font de plus en plus tangibles (un enregistrement audio élève ici le taux de révulsion), les cercles élitistes de la bourgeoisie ambiante révèlent leur interpénétration, le home sweet home perd de son statut de cocon propre sur lui pour embrasser celui de prison cauchemardesque. Et de façon plus globale, l’omniprésence du sexe dans le cadre devient un niveau de lecture à part entière chez Yuzna. Outre le terreau de rapports incestueux chuchotés par le hors-champ, on notera que Bill lui-même fait figure de sujet d’expérience pour le cinéaste : son apparent désir sexuel pour sa sœur sera anéanti par un acte de voyeurisme (celle-ci apparaîtra ici sous la douche dans une position aussi tordue qu’impossible !), et même dans les bras d’une brune incendiaire qui lui aura exposé son pubis et aspergé le visage de crème solaire (bonjour la symbolique de l’éjaculation faciale !), ses visions hallucinatoires persisteront.
La sexualité définie par Yuzna tout au long de Society ne libère pas. Elle manipule. Elle asservit. Elle piège. Sa pornographie silencieuse se niche ici dans son envers le plus vicieux (le soap-opera flashy où pullule le luxe et l’oisiveté) et suscite illico la terreur chez les non-initiés qui tenteraient de la déterrer. Le corps lui-même n’est plus un organisme autonome, mais une pâte à modeler que l’on pénètre, que l’on malaxe et que l’on mélange avec la chair des autres. De là viendront les visions délirantes et nauséeuses de ce dernier quart d’heure orgiaque, où la tête d’une jeune adolescente sort littéralement du vagin de sa mère, où un père traité de « Face de cul » par son fils se retrouve avec le visage au niveau de l’anus, et où l’on enfonce un bras entier dans le rectum d’un jeune homme pour le faire s’extirper par la bouche ! Yuzna ne cache alors rien de son discours cynique sur une minorité élitiste qui se nourrit de la majorité populo, et choisit de le traduire au sens littéral par une orgie insensée où les corps des dominants et des sacrifiés se tordent, fondent et fusionnent en une délirante partouze de chairs et de matières gluantes. Quant au fait d’avoir choisi un remix de fête foraine du Beau Danube Bleu pour accompagner musicalement ce tableau des horreurs, on mettra ça sur le compte d’une envie d’expédier une grosse tarte à la crème – ou au sperme ! – sur la tête de la bienséance, ce à quoi l’on assiste relevant tout de même d’une très étrange « valse ». Peut-être s’agissait-il au fond d’un écho conscient et décalé avec les voix spectrales qui accompagnaient l’étrange générique de début du film, lequel laissait déjà filtrer un amas de chairs visqueuses et organiques en fusion. Passer de l’abstrait au concret aura nécessité d’en passer par un long simulacre teinté de paranoïa (tout ce que le film propose entre ses deux extrémités), car seule l’horreur tient ici lieu de réalité.
Sous un certain angle, cette façon d’inverser les motifs d’identification et de rendre illusoire ce qui s’apparente à la réalité rejoint assez bien le principe développé par John Carpenter sur Invasion Los Angeles, voire même par Jordan Peele sur un Get Out à la diégèse relativement anastatique. Tout y est : la prégnance d’un monde où la liberté ne cesse de se rétrécir, des privilégiés qui abusent des minorités pour satisfaire leurs pulsions cannibales, un environnement qui laisse ses hôtes carburer au néant clinquant et à la consommation pour drainer le peu d’énergie interne qui leur reste. A ceci près que le genre exploré par Yuzna – en l’occurrence l’horreur – ne court pas ici après ce désir d’une rébellion frondeuse dont Carpenter s’est fait le chantre au sein d’une industrie hollywoodienne pas encore coincée du derrière. Society relève de la satire sociopolitique, certes, mais l’obstination de son cinéaste à la traiter avec la subtilité d’un Panzer, à fuir le happy-end normatif et à oser même l’humour le plus provocateur dans la majorité des scènes (mine de rien, plus c’est horrible, plus on est mort de rire !), roule à contre-sens d’une quelconque envie de faire passer un message alerte. On est plutôt face à un constat qui s’assume comme tel, c’est-à-dire fendard et vicieux, sur une caste élitiste dont les membres ne jurent que par le fait de manger leur propre chair et de boire leur propre sang. Inconsciemment ou pas, Brian Yuzna aurait-il donc osé ici l’insulte suprême envers l’Amérique, à savoir ériger son idéal sociétal en authentique Evangile de la déviance ? Osons dire que oui, parce qu’il fallait oser. Et aussi parce que, de toute façon, il n’aura jamais frappé aussi fort qu’ici.