Sicario

REALISATION : Denis Villeneuve
PRODUCTION : Black Label Media, Metropolitan FilmExport, Thunder Road Pictures
AVEC : Emily Blunt, Benicio Del Toro, Josh Brolin, Jon Bernthal, Daniel Kaluuya, Victor Garber, Jeffrey Donovan, Raoul Trujillo
SCENARIO : Taylor Sheridan
PHOTOGRAPHIE : Roger Deakins
MONTAGE : Joe Walker
BANDE ORIGINALE : Johann Johannsson
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Policier, Thriller
DATE DE SORTIE : 7 octobre 2015
DUREE : 2h01
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Kate Macy est une jeune agent du FBI idéaliste et volontaire. Divorcée et sans aucune vie de famille, elle ne vit que pour son métier. Membre d’une unité d’élite dans les opérations de libérations d’otages sur la région de Phoenix au sud des États-Unis, elle est confrontée chaque jour à la violence des trafiquants de drogues qui ont transformé la région frontalière avec le Mexique en zone de non-droit. À la suite d’une intervention qui a tourné à la catastrophe, elle se porte volontaire pour rejoindre l’équipe de Matt. Leur mission : s’attaquer par tous les moyens au chef du cartel de Juárez. Pour cela, ils n’hésitent pas à intervenir de façon clandestine au Mexique accompagnés par Alejandro, un conseiller au passé trouble. Face à la barbarie des cartels et au cœur d’un système opaque, Kate va devoir remettre en cause toutes ses certitudes si elle veut survivre…

C’était déjà le débat central qui suivait la projection du film au dernier festival de Cannes (où il était en compétition pour la Palme d’Or), et ça risque de se prolonger aujourd’hui à l’approche de sa sortie en salles : la grande question qui englobe tout jugement sur Sicario n’est pas de savoir si l’univers des cartels mexicains – certes devenu un genre en soi avec ses passages obligés – avait réellement besoin d’un énième thriller hollywoodien de plus, mais plutôt d’évaluer si le résultat en propose pour le coup une approche inédite. Là encore, tout est une question de mise en scène, vecteur de sens, de symboles et d’immersion. Pour preuve, le réalisateur canadien Denis Villeneuve s’était déjà appliqué à en faire la démonstration dans ses deux précédents films (Prisoners et Enemy), retravaillant de façon très inspirée les intrigues tordues basée sur les figures éculées du serial-killer et du schizophrène. Cette fois-ci, sur la base d’un scénario écrit par Taylor Sheridan (jusque-là connu pour avoir bûché sur un bon paquet de séries télévisées), le cinéaste semble a priori s’en tenir à une pure logique de thriller en terre inconnue, ici focalisé sur la perte de repères d’une femme-flic au sens moral jusque-là irréprochable. Là-dessus, rien à redire : le coup du flic idéaliste – homme ou femme – qui investit une galaxie de ripoux est un cliché à peu près aussi périmé qu’un burrito de l’avant-veille. Mais cuisiné par Villeneuve, le plat propose tout de suite une autre saveur : très éloignée d’un terrifiant nœud gordien d’abstractions façon Cartel de Ridley Scott, l’immersion tex-mex du cinéaste dans la pénombre des cartels privilégie une toute autre désorientation, moins morale et idéologique que visuelle et sensitive. Avec, bien sûr, une tension intrinsèque dans chaque recoin de la trame et une issue rassurante reléguée au rang d’impasse fatale.

L’intrigue minimale de Sicario, pour le coup proche d’une épure de thriller évoquant la « ligne claire » des plus beaux films de Howard Hawks, permet à Villeneuve d’asseoir ce goût d’une mise en scène millimétrée, précise et immersive en diable, en tout cas riche d’une grammaire filmique qui relève de l’évidence. Et comme toujours avec le bonhomme, il suffit d’un seul plan d’ouverture pour investir un univers et adopter la logique d’un montage atmosphérique, où l’histoire va s’écrire uniquement par les images et le découpage. Dès cette prise d’assaut scotchante d’une maison du cartel par un groupe d’élite, le ton est donné : travellings étudiés à la seconde près, symbolisme cristallin où les militaires deviennent de petits points noirs quadrillant un territoire quasi désertique, conventions du western réactualisées avec malice, violence sèche et sans fioritures, œil d’esthète qui fait de chaque plan une composition visuelle frappante. L’immersion est totale, proche d’un Michael Mann bien que dénuée du même souci d’expérimentation visuelle. Dans cette intro, l’image des flics surarmés aux combinaisons noires est celle qui viendra le plus frapper une rétine déjà bien agitée, et ce n’est pas un hasard. En effet, s’il y a bien quelque chose que l’on sera incapable d’oublier deux heures plus tard, c’est bien cet autre plan, quasi identique, où ces mêmes soldats, cette fois cadrés dans le contre-jour d’un coucher de soleil les confondant physiquement avec le sol obscur, en arrivent à se dissoudre dans l’obscurité, au fil de leur avancée vers la ligne d’horizon. Un plan qui, à lui tout seul, dévoile la richesse symbolique des cadres composés par Villeneuve et pose visuellement les bases de l’ambiguïté sous-jacente du récit.

On le disait à l’instant, sur le plan de l’intrigue et de ses ramifications, rien ne prédisposait Sicario à réinventer une ligne narrative connue de tous. Pour faire simple, Kate Macy (impeccable Emily Blunt), jeune agent du FBI volontaire et ficelée à son métier, intègre une unité d’élite prompte à s’attaquer de plein fouet au cartel de Juarez, et se retrouve vite confrontée aux actions expéditives de son supérieur Matt (Josh Brolin, sec et habité) et à celles, plus énigmatiques, de leur conseiller mexicain Alejandro (Benicio Del Toro, génialement ambigu) dont les intentions restent assez floues. Sur le tableau d’une région frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique, évidemment devenue une zone de non-droit où les macchabées pullulent autant que les magouilles, le film n’hésite pas à brasser du déjà-vu. Du moins, en apparence. Car Villeneuve pose un regard nouveau sur cette fameuse zone d’illégalités en tous genres, où le trafic de drogue n’est plus un système aux ramifications ciblées mais un vaste réseau arachnéen, totalement incontrôlable, où toute action se pratique en sous-marin. D’où la nécessité pour les Américains d’agir et d’opérer par l’intermédiaire de manœuvres souterraines, pour ne pas dire illégales, où le sens du devoir se dilue trop souvent avec les initiatives personnelles et fait peser encore plus le fardeau de la responsabilité.

L’intrigue se délimite donc aisément à cette opposition – forcément chaotique – de deux forces moins antagonistes qu’elles n’en ont l’air : les institutions policières d’un côté, les cartels ultraviolents de l’autre, opérant chacun dans l’ombre, tels des tueurs à gages (traduction du terme espagnol sicario) dont les paradoxes finissent par se superposer. Le choix du point de vue féminin est certes nouveau dans le genre, mais il est avant tout un moyen détourné pour placer tous les personnages sur un pied d’égalité, et non un banal argument propice à la plus banale des schématisations sexistes. Dans Sicario, l’unilatéralité des caractères est sans cesse bannie au profit de la complexité : chacun se coltine ses propres fêlures, chacun se confronte aux terribles enjeux de sa mission, chacun oppose son schéma interne à celui des autres. Les règles du jeu ne sont pas gravées dans la pierre. Au contraire : elles s’écrivent et s’effacent tout au long de la progression narrative, au gré des pas de chacun dans le sable ou au fil des kilomètres parcourus en pleine nuit sur les routes désertiques.

Sous une chape de lisibilité a priori cristalline, tout s’avère donc extrêmement tordu dans Sicario, des enjeux secrets de ses protagonistes aux manœuvres intimes qui sous-tendent chacun de leurs agissements. Mais rien ne l’est plus que la maestria visuelle perforante de Denis Villeneuve, qui impose à elle seule de nouveaux standards sur l’installation d’une mise en scène dite « stratégique ». Certes enrichie par le soutien d’une bande-son pulsative à souhait qui accroît le stress, l’ambiance du film doit néanmoins toute son intensité à la combinaison de deux entités pour le coup en adéquation parfaite. D’une part, une photo époustouflante de Roger Deakins qui fait la part belle à des cadres épurés, à l’image de ceux qui composaient la patte visuelle des films des frères Coen (surtout No country for old men), où les personnages sont souvent isolés dans l’espace sans horizon d’une nouvelle frontière oubliée. Et d’autre part, une réalisation mue par l’éparpillement des forces en action dans chaque recoin du « cadre » (à la fois l’écran de cinéma et le contexte topographique), imposant ainsi un quadrillage instantané de l’action qui, à l’instar du style de Kathryn Bigelow sur Démineurs, fait évoluer une tension en surchauffe vers la suffocation pure et simple – mention spéciale à la descente en caméra thermique dans les tunnels de Juarez. Dans ses moments les plus tendus, la mise en scène de Sicario agit presque comme un nœud coulant, reflet symbolique d’un monde-poudrière où tout n’est que tactique, tension et trouille. C’est là que réside son impact. C’est là toute sa grandeur. Que cette claque magistrale soit repartie bredouille de la Croisette n’en est que plus rageant.

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