REALISATION : Kim Chapiron
PRODUCTION : 120 Films, La Chauve Souris, StudioCanal
AVEC : Vincent Cassel, Roxane Mesquida, Olivier Barthélémy, Nico Le Phat Tan, Ladj Ly, Leïla Bekhti, Julie-Marie Parmentier, Gérald Thomassin, Quentin Lasbazeilles, Guillaume Bacquet, Alexandre Borrel, François Levantal, Mouloud Achour, Monica Bellucci, Romain Gavras, Oxmo Puccino
SCENARIO : Kim Chapiron, Christian Chapiron
PHOTOGRAPHIE : Alex Lamarque
MONTAGE : Benjamin Weill
BANDE ORIGINALE : Nguyen Lê
ORIGINE : France
GENRE : Comédie, Horreur
DATE DE SORTIE : 1er février 2006
DUREE : 1h35
BANDE-ANNONCE
Synopsis : La veille de Noël, Bart, Ladj, Thaï, Yasmine et Ève quittent une soirée en boîte de nuit qui a mal tourné. Ève, très allumeuse, les invite chez elle. Mais lorsque la jeunesse des villes se retrouve dans les griffes de Joseph, l’étrange gardien de sa maison de campagne, la rencontre bascule dans le conte sanglant…
En passant du court au long, le collectif Kourtrajmé a prouvé qu’immaturité et créativité pouvaient faire bon ménage. Ce conte de Noël dégénéré, parrainé par Vincent Cassel, fait l’effet d’un coup de boule.
LE « KOURTRAJMANIFEST INSURRECTIONNEL » DE KOURTRAJME
I
Je jure de ne pas écrire un scénario digne de ce nom.
II
Je jure de ne pas justifier la gratuité de mes scènes gratuites : violence, sexe, drogue, racisme et animaux.
III
Je jure que Jojo le Gorille apparaîtra dans chacune des productions Kourtrajmé.
IV
Je jure de ne pas donner un sens à mes films mais de faire des films pour les sens.
V
Je jure que chaque composition artistique (réalisation, musique, jeu d’acteur…) doit être dominée par mon instinct et non par ma raison.
Le ton est donné. Avec de pareils commandements à suivre, il y a de quoi renvoyer les impératifs vaniteux du Dogme95 dans la stratosphère et accessoirement réveiller des pulsions d’autodafé chez nos cerbères de la critique bobo. Doit-on pourtant avoir peur de l’immaturité lorsqu’elle est à ce point revendiquée comme geste créatif ? Non, du moment que la créativité se ressent et que toute forme de morale finit bloquée dans une zone où elle n’a ni moyen ni raison d’intervenir. Il faut dire que les fous furieux de Kourtrajmé, véritables terroristes de la pellicule (c’est un compliment !), n’ont jamais rien eu d’une bande d’agités tout juste bons à foutre le souk dans leur coin. Dès leur création en 1995 (année de la sortie de La Haine), ils visaient déjà haut, parrainés par Mathieu Kassovitz (qui voyait en eux la relève du cinéma français) et le documentariste Chris Marker (qui les qualifiait de « nouvelle Nouvelle Vague »), et surtout drivés par deux vidéastes prompts à squatter les médias (Kim Chapiron et Romain Gavras, respectivement rejetons de Kiki Picasso et de Costa-Gavras). Si révolution filmique il y avait à faire, elle devait sortir des sentiers battus, vomissant sa haine du consensus et de la bien-pensance actuelle au profit d’un cinéma libre, sans contraintes, pensé comme une alternative franche. D’où un foudroyant sens de la démerde qui aura poussé ces cent-trente-cinq potes à mettre à profit leurs connaissances dans divers domaines (réalisation, acting, son, musique, graphisme, danse, design) pour accoucher de courts-métrages shootés à l’arrache et en vidéo, lesquels n’auront ensuite pas tardé à inonder Internet et les rayons DVD. Les médias ayant vite repéré la bande avec leur paire de jumelles, il n’en aura pas fallu plus pour ouvrir la voie à une mise en orbite de Kourtrajmé autour de la planète cinéma. Et bien avant que Romain Gavras et Ladj Ly ne tutoient la consécration festivalière, ce fut à Kim Chapiron d’ouvrir le bal avec ce Sheitan joué et produit par Vincent Cassel. Un ovni qui, à bien des égards, échappe à toute tentative de catalogage.
Faux film fantastique ? Survival hardcore ? Conte macabre ? Gros délire de potes biberonnés au porno-trash ? Un peu tout ça à la fois. Et vu qu’on est en pleine période des fêtes de fin d’année, on ajoutera aussi le conte de Noël dégénéré à la liste. C’est parce qu’en accord avec les cinq commandements plus haut, Kim Chapiron n’a ici cure des références, des genres et des codes qu’il fait mine de se réapproprier. Fruit d’une génération qui avale aléatoirement les images par fragments et par instinct au lieu de prendre le temps de les digérer, Sheitan n’obéit donc à aucune logique sinon celle de l’énergie pure et de la sensation forte, sans discours ni idéologie. Que l’on puisse trouver la démarche profondément creuse ou immature est une remarque qui ne pèse ainsi pas bien lourd face à un tel désir de filmer, à une frénésie visuelle aussi évidente et à une forme si énergique qu’elle recouvre de boue tout zeste de fond en roulant à fond la caisse sur une flaque. Et bien que la qualité réelle d’un film ait trop souvent tendance à être le corollaire d’une analyse poussée de son contenu, on se retrouve ici dans une position aussi inhabituelle que jouissive, visant à se laisser embarquer par un film qui ne ressemble à aucun autre et qui, sur pas moins de 90 minutes, se borne à vivre sa vie d’objet iconoclaste et énervé. Le parti pris originel de Chapiron ne laissait déjà aucun doute sur la nature réelle de ce projet casse-gueule : d’abord faire rire, ensuite faire sexy, enfin faire peur. S’il fait ainsi mine de s’accaparer la structure d’un survival en trois actes, le jeune cinéaste en herbe donne jusqu’au bout l’impression de ne jamais jouer consciemment avec ses codes, et encore moins de vouloir les redéfinir ou les pervertir. Il préfère – et c’est une démarche hyper punk en soi – tracer un récit qui s’autogère moins par logique que par instinct, opérer une descente graduelle d’un genre à l’autre selon l’énergie interne du moment, et tout miser sur un cadre en perpétuel mouvement et une mise en scène qui passe d’un effet à l’autre (caméra portée, snorry-cam, grand angle crasseux…) sans réfléchir. Grand huit permanent où se cramponner à son siège et se laisser griser par les effets du trip sont les seuls impératifs.
Mieux vaut ne pas chercher quoi que ce soit de « profond » dans cette intrigue tricéphale où la pantalonnade décomplexée vrille sans crier gare vers l’horreur trash. Certes, au vu de son postulat, qui consiste à catapulter une jeunesse urbaine bas de plafond chez des bergers satanistes, les voyants semblent au rouge pour y glaner un schématisme rance entre deux visions caricaturales de la France. D’un côté, celle du métissage, ici réduite à des banlieusards beaufs tout juste bons à jouer les gros durs qui en ont dans le pantalon ; de l’autre, celle du terroir, ici caractérisée par des campagnards pervers et consanguins que Jean-Pierre Pernaut n’aurait jamais osé mettre en valeur dans son JT de 13 heures. Un spectre de parabole politique à la Romero que Chapiron ne cesse de désactiver, animé par l’envie de tout envoyer valser sans arrière-pensée. Rébellion prépubère ? Non, juste une punk-attitude assumée sans prétention, qui pousse tout à l’extrême, à commencer par les caractères. Déjà caricaturaux en soi, les personnages sont eux-mêmes soumis à la relecture de leur propre caricature – voir cet instant où Thaï (Nico Le Phat Tan) force encore le trait en rejouant les scènes précédentes du film avec des marionnettes. Et au sommet de cette smala outrancière trône ici un Vincent Cassel totalement hallucinant en berger dégénéré : voir l’acteur de La Haine singer aussi bien le sidekick déjanté (son interaction bizarre avec Olivier Barthélémy crée ici un savoureux ressort comique) que le boogeyman sadique est un spectacle à ne pas rater. Au fond, cette prestation tarée donne le « la » du film tout entier, jouant les funambules entre le potache et le grotesque tout en prenant un pied assumé à faire tanguer le fil le plus possible. Et il en va de même lorsque le délire laisse peu à peu la place au malaise et à l’horreur – un point de bascule opéré avec brio dans la scène-pivot de la « grotte chaude ».
Tout ce qui fait alors mine de reposer sur des principes codifiés (une lumière qui s’éteint tout à coup, une main qui apparait en arrière-plan, un lit rempli de sauterelles, des silhouettes dans la nuit…), est systématiquement parasité par une propension au trash gratuit (triolisme hot, branlage de bouledogue, simulation de viol collectif, souvenir de camping crado, déchiquetage de rat par deux corbeaux…) qui fait vriller le récit dans tous les sens, suscitant dès lors malaise et hilarité dans la même scène. D’où le fait que la partie « horreur » de Sheitan en devienne finalement impossible à isoler ou à anticiper : tout ce qui semblait codifié ne l’est plus, tout personnage qui surgit sans prévenir obéit à un comportement tout sauf clair, toute perception de menace chez untel devient trop floue pour percevoir le fond caché de l’hystérie, et ce jusqu’à un ultime cauchemar mental qui laisse le récit partir littéralement en sucette. Ainsi donc, plus le film avance, plus on perd ses repères. En outre, le fait que toute son action se déroule le soir de Noël intègre aussi la relecture biblique à ce lézardement jusqu’au-boutiste du sens au profit des sens. L’intro survoltée en boîte de nuit, où un DJ hystérique (Mouloud Achour) balance un bon gros son en même temps qu’il adresse un bon gros fuck à l’esprit de Noël, a déjà valeur de mise en alerte. Quand bien même les signes et les références s’enchaînent à la queue leu leu (la tentatrice Eve, la pomme, le serpent, le couple Marie/Joseph, l’enfant qui va naître à minuit…), c’est la déformation tous azimuts qui prend le dessus. Bienvenue dans un conte de Noël où le petit Jésus serait autant le diable que le fruit d’un inceste frère-sœur, où sa naissance n’a pas lieu dans une grange sous les étoiles mais dans un château glauque en plein brouillard, et où les « Rois Mages » qui s’invitent pour l’occasion ne lui offrent pas de l’or ou de l’encens mais font plutôt don de leur corps – et de façon pas du tout consentie ! – pour la confection d’une poupée.
« Seigneur, ne leur pardonnez pas car ils savent ce qu’ils font », pouvait-on lire au tout début de Sheitan. Au fond, tout était synthétisé par cette tagline emblématique du collectif Kourtrajmé. Rien ne motivait plus la bande à Kim Chapiron que de glisser des punaises dans votre pop-corn et de s’en aller saloper les bonnes manières d’un cinéma français engoncé dans son conformisme. Qu’on juge ce premier « longtrajmé » comme un ovni ou une supercherie importe peu : non seulement le résultat prouve qu’une telle esthétique et une démarche aussi punk pouvaient tout à fait s’adapter au format long, mais on sent surtout a posteriori une connexion évidente avec les noms de Sion Sono et de Takashi Miike, dont le goût des pellicules énervées, provocatrices et conçues avec une vraie liberté de ton n’est désormais plus à démontrer. Ceux qui y ont participé ont depuis volé de leurs propres ailes. A la fois rampe de lancement pour inconnus (Leïla Bekhti et Ladj Ly faisaient ici leurs débuts au cinéma), terrain d’expérimentation pour seconds rôles confirmés (Roxane Mesquida et Julie-Marie Parmentier y jouent génialement les tentatrices vénéneuses) et défilé de caméos rigolos (Mokobé, Oxmo Puccino, Romain Gavras et même Monica Bellucci en clin d’œil direct à son rôle de succube dans Dracula !), ce concentré de culte inflammable n’a clairement pas laissé son casting sur le bord de la route. Et côté réalisation, entre un Kim Chapiron capable de transformer l’essai (Dog Pound, La Crème de la crème), un Romain Gavras adepte du knockout cinématographique (Notre jour viendra, Le Monde est à toi, Athena) et un Ladj Ly multi-primé avec Les Misérables, il est clair qu’une nouvelle vague surdouée et porteuse d’une vraie rage de filmer a su naître de cette danse avec le diable. Preuve que le blasphème a parfois du bon.