En sortant de la projection de Shame, on peut être rassuré de constater que Hunger, premier long-métrage du vidéaste Steve McQueen et lauréat mérité de la Caméra d’Or en 2008, n’était pas un accident de parcours, prototype du film-choc inaugurant une carrière qui n’arriverait plus à un tel niveau de réussite par la suite. Son deuxième film le prouve au centuple, et pour en mesurer toute la portée, il sera paradoxalement nécessaire d’oublier Hunger, d’évacuer à peu près tout ce qui avait pu en faire une claque visuelle et sensorielle. Non pas que ce ne soit plus le cas ici, bien au contraire, mais hormis la présence de Michael Fassbender, une fois de plus dans le rôle principal, et un goût définitivement prononcé pour l’étirement des plans, la mise en scène de McQueen et son traitement tendent vers beaucoup moins de radicalité. Et surtout, le cinéaste quitte le cinéma engagé et social pour s’atteler, tout comme David Cronenberg ou Steven Soderbergh l’ont fait avant lui, à une véritable radioscopie du monde contemporain. Ce qui s’avère définitivement clair à propos de ce cinéaste majeur, c’est son intérêt pour les antihéros surchargés d’ambiguïté, et dont les ramifications psychologiques s’avèrent difficiles à percevoir. Autant dire qu’avec Shame, on est servi dès le premier plan, parfaitement clair : un corps étendu sur le dos, quasi immobile, la main près du bassin comme après une branlette. Message reçu : hormis la simple fonction de bite montée sur tibias, le héros, Brandon, ne sera rien d’autre. Durant deux heures de film qui s’écoulent selon un rythme à la fois cotonneux et vraiment inconfortable (la douceur se mariant avec une tension scotchante), le film ne fera rien d’autre que de suivre ce personnage, d’enregistrer ses mouvements, de capter son spleen, d’épouser ses perceptions sans que son visage, impénétrable par la force des choses, ne laisse paraître quoi que ce soit sur son état d’esprit et son système de fonctionnement interne. En outre, mieux vaut oublier ce que pouvaient promettre le sujet, l’affiche et la bande-annonce (un nouveau Crash, peut-être ?), puisque Shame délaisse toute dimension sulfureuse afin de se limiter à un pur jeu d’observation, où l’on voit un étrange personnage traîner sa carcasse dans un environnement anonyme et désincarné, et dans lequel les nombreux actes sexuels auxquels il se livre font figure d’exutoire.
A la vision de Shame, trois films bien précis toquent à notre cervelle de cinéphile, ne serait-ce que sur le plan thématique. D’une part, Girlfriend experience, film majeur de ce début de millénaire où Steven Soderbergh, attaché à suivre le quotidien d’une call-girl utilisant le sexe tarifé aussi bien comme travail lucratif que comme concept social à part entière, se livrait en filigrane à une stupéfiante parabole sur le capitalisme et ses ramifications à toutes les échelles sociales (l’analogie avec le commerce du sexe était assez forte). Un film-choc qui avait su capter quelque chose du monde contemporain à travers un style clinique, glacé et esthétique, propre à un cinéma qui ose l’expérimentation pour faire avancer les choses. D’autre part, l’ombre d’American psycho, adaptation sous-estimée d’un des meilleurs romans jamais créés, ne pouvait que se faire ressentir dans la mesure où Bret Easton Ellis savait capter la froideur et la vacuité d’un univers yuppie qui s’ouvrait à la transgression pour sortir de la monotonie. Ce que Steve McQueen effectue ici, mais sous un angle moins hardcore et plus mélancolique. Enfin, pour la peinture d’un être antipathique, errant dans les bas-fonds nocturnes d’un décor urbain plongé dans la nuit, et dévoré par ses pulsions au point de faire plus ou moins souffrir son entourage, impossible de ne pas penser au Romain Duris de Persécution, que Patrice Chéreau avait su ériger en incarnation du nihilisme moderne, arrogant et terrassé, reflet d’un éternel insatisfait qui se prend les murs et qui se trompe sans arrêt.
Le personnage incarné par Michael Fassbender dans Shame s’impose comme la somme de ces trois personnages, de ces trois perceptions de l’être humain contemporain, ici totalement moulé dans une société qui le compartimente, et les dix premières minutes du film, tout bonnement sensationnelles, donnent une idée de ce que sera le principe d’observation établi tout au long de la narration. Des plans fixes qui se succèdent les uns aux autres, dont certains reviennent plusieurs fois. Une musique mélancolique qui émeut autant qu’elle envoûte. Très peu de dialogues, sinon quelques mots entendus ici et là. Des actions qui semblent se répéter : baiser, dormir, prendre une douche, écouter le répondeur, prendre le métro, travailler, rentrer chez soi avec quelqu’un, baiser, dormir, se réveiller, prendre une douche, et ainsi de suite… Tout le film se résume à cela : une vie condamnée à répéter sans cesse les mêmes instants, une monotonie qui se voit vite remisée à l’arrière-plan sous l’effet d’une véritable frénésie sexuelle, et un mode de vie sur lequel plane l’ombre du néant le plus total. Alors, forcément, dès que la sœur du héros, Sissy, s’incruste dans une existence aussi morose et bouleverse le quotidien de son frère au point de le placer dans une position de rejet incontrôlable, c’est la goutte d’eau qui menace de faire déborder l’intégralité du vase.
Le regard du cinéaste sur le quotidien de Brandon est autant celui d’un voyeur, déterminé à capter le réel d’une situation en s’attardant sur les détails les plus intimes, que celui d’un artiste plasticien, décidé à utiliser le cadre et l’image pour questionner le monde par des voies purement symboliques. Tout au long de Shame, Steve McQueen ne lésine pas sur les audaces plastiques, que l’on croirait héritées du cinéma conceptuel d’Atom Egoyan. Pour preuve, l’utilisation des vitres et des surfaces réfléchissantes forme ici un véritable champ lexical du compartimentage des corps dans un univers clinique et désincarné. L’appartement de Brandon, ultra classe dans son design, est surtout constitué de murs blancs et de fenêtres gigantesques dans lesquelles le héros ne semble jamais se refléter, comme face à un précipice dans lequel il semblerait désireux de se jeter. Même lorsqu’il se balade à l’extérieur, en levant les yeux au ciel, les mêmes images se répètent : des fenêtres éteintes ou allumées, ces dernières montrant des êtres qui effectuent des tâches relativement banales (fermer les rideaux, contempler le paysage, etc…) ou transgressives (une femme qui se fait sodomiser contre la vitre). Quant au monde du travail, avec ses costards-cravates en chaîne, ses réunions plates et une communication horizontale à base d’insultes et de vacheries, ce n’est pas mieux, les vitres séparant les individus et brouillant leur allure au fil de leurs mouvements (voir comment les déplacements de Brandon d’une salle à l’autre s’accompagnent toujours d’un insert sur une surface vitrée).
Ne reste alors pour Brandon que d’autres lieux à explorer : des night-clubs branchés où ses collègues et lui se livrent à de pathétiques séances de drague, des wagons de métro où se mêlent clochards mutiques et jeunes femmes aussi sublimes que potentiellement nymphos, et même une boîte de nuit homosexuelle où le héros se laissera aller à une fellation brutale dans un élan purement nihiliste. Car voilà, seul le sexe finit par dévorer Brandon. Le film n’est d’ailleurs pas tant le récit d’une addiction sexuelle inexpliquée que celui d’une quête d’absolu où le sexe, qu’il soit concret ou virtuel, aurait transformé le rapport à autrui chez l’homme d’aujourd’hui. Entre un rejet total du sentiment amoureux et une multiplicité des outils sexuels (surtout Internet et ses réseaux de prostitution en ligne), Brandon ne vit que pour le sexe, et seulement si celui-ci est dénué de tout autre enjeu. Pour preuve, un simple dîner au restaurant avec une jeune collègue de travail, et c’est l’apparition des fêlures : elle essaie de lui faire avaler l’idée d’une romance durable, il joue l’esquive en tentant de dissimuler son inconfort par l’humour et la désinvolture. Une simple caresse durant un rapport sexuel qui s’éternise le long d’un plan-séquence mémorable, et c’est le blocage total pour lui. Pas de sentiments durant l’acte, juste l’acte, la pure jouissance de l’instant, la sensation qui s’active. Le reste, tout ce qui semble être « normal » en général, devient alors une menace d’anormalité pour lui. En faisant durer l’action au travers de plans fixes qui s’éternisent, Steve McQueen fouille jusqu’au bout les abîmes de son antihéros et en révèle les paradoxes, lesquels lorgnent vers quelque chose de métaphysique, d’indiscernable.
La présence de la sœur, Sissy, incarnée par une sensationnelle Carey Mulligan qui assoit pour de bon son statut d’actrice indispensable (rajoutant ainsi un nouveau grand film pour sa filmo de 2011 après Drive et Never let me go), est donc une menace pour le héros, celle-ci n’ayant aucune attache, dévoilant son intimité de façon involontaire, cassant le rythme de son existence morne et minutée. Sissy forme l’intrus qui vient révéler l’impasse du corps de son frère, comme en témoigne les colères répétées entre les deux, et surtout cette scène inoubliable où la chanson New York New York, entonnée par Sissy, apporte un semblant de chaleur humaine auprès du frère, lequel ne peut alors s’empêcher de verser une larme. Aurait-il honte de lui-même à ce moment précis ? Mais d’un autre côté, cette sœur, délurée et borderline, ne serait-elle pas aussi un peu honteuse de chambouler l’existence rangée de son frère, très établi dans la société et sans cesse d’une très grande autonomie par rapport à elle ? Et que dire de ce patron marié qui se livre à de la drague minable auprès de quelques jeunes femmes dans les bars new-yorkais les plus branchés ?
Sans être à double tranchant, la « honte » du titre est surtout à plusieurs niveaux d’interprétation : on a beau croire que McQueen fait preuve d’un léger puritanisme en stigmatisant la vacuité de son protagoniste (notamment lors d’un final mélodramatique qui risque de ne pas mettre tout le monde d’accord), ce n’est qu’une fausse impression, tant la fascination portée envers le corps de son acteur principal, filmé et cadré sous tous les angles et sans aucune pudeur, s’avère dévorante. Et son attention portée à chaque personnage, qu’il soit humain ou défaillant, chargé de qualités comme de fêlures, révèle son parti pris de fouiller l’âme des êtres à travers leur corps et leur motricité (voir comment la décontraction enfantine de Sissy contraste avec la rigueur minérale de Brandon). De par sa puissance visuelle, son audace plastique et toutes les émotions contradictoires qu’il tend à faire partager à son public, Shame fascine et dérange, hypnotise et provoque, sans que sa vision doloriste du quotidien consumériste ne soit trop appuyée. Le réalisateur n’a en effet pas cherché le scandale, mais la simple capture d’un quotidien sous cloche, que le jeu sidérant de Michael Fassbender, acteur minéral autant que pur sujet d’expérimentation pour McQueen, porte au firmament. De quoi continuer à alimenter la longue liste des grands films de 2011, et donner à installer Steve McQueen comme l’un des cinéastes les plus puissants du moment, dont la carrière se doit désormais d’être suivie à la loupe.
Réalisation : Steve McQueen
Scénario : Abi Morgan, Steve McQueen
Production : Iain Canning, Emile Sherman, Bergen Swanson
Bande originale : Harry Escott
Photographie : Sean Bobbitt
Montage : Joe Walker
Origine : Royaume-Uni
Date de sortie : 7 décembre 2011
NOTE : 6/6
2 Comments
On a aussi peu de liberté maintenant qu’il y a vingt ans : faire l’amour était alors interdit aux jeunes filles ; maintenant c’est presque devenu obligatoire. Les tabous sont les mêmes.
Françoise Sagan
Extrait d’un Entretien avec Jacques Jaubert – Février 1979
J’ai vraiment aimé ce film que j’ai trouvé très dense, très mélancolique. M Fassbender y est excellent, La tragédie de Brandon est celle d’une « fuite en avant », celle de courir sans cesse contre la montre, vers un désir impossible confondu avec la jouissance, une jouissance toujours plus intense, et finalement toujours décevante. La tragédie contemporaine d’une jouissance dépourvue de sens et d’âme. Il est torturé par son addiction à la sexualité, violente, bestiale, douloureuse. Il consomme certes, mais se consume, au travers des « objets » de désir à portée de main, de regard, de sensations. C’est une véritable tragédie intime, une forme de destructivité qui désincarne l’Autre et qui empêche aussi Brandon d’aimer. Brandon a besoin d’être en relation avec l’autre, d’approcher les femmes et de les séduire, mais cette attirance ne peut trouver à s’exprimer qu’à travers une relation tarifée et sexuelle. C’est un mur infranchissable entre Brandon et les femmes qu’il pourrait aimer Celle qui est choisie doit entrer dans son jeu et ne peut donc pas exister pour elle -même. C’est une mise en scène fixe dans laquelle il est lui en sécurité.Quand à la « honte » celle du titre, n’est elle pas ce sentiment intime que Brandon éprouve en considérant sa vie, ses dérapages, le fait qu’il doive cacher aux regards des autres…Il s’agit plus de honte que de culpabilité. En tout cas, un superbe film et un très bel article.