Retrouvez notre rétrospective Mike Leigh
Trois ans après la première consécration que fut Naked, Mike Leigh revient tout rafler à Cannes. Un nouveau cap est franchi après le Prix de la mise en scène, et pas des moindres, puisque le jury préside par Francis Ford Coppola lui remet la Palme d’Or. L’interprétation de ses comédiens est une nouvelle fois saluée, mais cette fois-ci le prix va à une femme, et pour un personnage qui ne ressemble en rien au Johnny du précédent opus. Cynthia, quadragénaire désespérément seule (Brenda Blethyn, effectivement géniale) n’a pas une once de cynisme et certainement pas le talent d’orateur dont Johnny usait à outrance pour déclamer son désespoir. Cynthia travaille dans une usine de cartons, conjugue mal ses verbes, se fringue comme ça n’est pas permis, larmoie pour un rien, pose les questions qu’il ne faut pas au moment où il ne faut pas et étouffe tout le monde de ses « sweetheart » – même le plus parfait inconnu y a droit. Sa fille Roxanne (Claire Rushbrook) la rembarre à longueur de temps et fuit son hystérie pour aller retrouver son copain. Pire, Monica (Phyllis Logan), sa belle-sœur, refuse que Cynthia franchisse le pas de la porte de la nouvelle maison qu’elle a si minutieusement décorée – les tenues de Cynthia jureraient bien trop avec les papiers-peints, c’est certain. De sorte que Maurice (Timothy Spall) n’a pas vu sa grande sœur depuis des mois. Mais les vingt-et-un ans de Roxanne approchent et il faudra bien se retrouver, au plaisir des uns, au grand dam des autres.
Lorsque Maurice vient proposer à la mère et à la fille un barbecue pour l’occasion, il se retrouve en l’espace de quelques minutes dépassé par l’émotivité excessive de Cynthia qui demande en larmes un câlin de son « baby brother ». Celui-ci reste planté là, grand, gros, hébété au milieu de la chambre de ses parents défunts que son aînée a – pour il ne sait quelle raison – maintenue en l’état. Il ne sait pas vraiment comment étreindre sa sœur qu’il paraît percevoir soudain avec davantage de distance, comme une femme presque dérangeante dans son désespoir. Il participe alors, certainement sans conscience, de cette tendance de tout un chacun à l’hypocrisie et au simulacre, au secret et au mensonge, même vis-à-vis de ses plus proches parents. C’est cette même tendance qui étouffe probablement Cynthia. On le tait mais elle le sait : sa belle-sœur ne peut pas la voir. On se garderait bien de le lui dire mais c’est tout comme : elle serait ridicule avec un nouveau boyfriend, elle qui n’a pas su garder le père de sa fille. Et puis il y a ce silence, assourdissant, qui règne au quotidien entre elle et Roxanne. Non pas un silence réel, mais un silence profond, une incommunicabilité qui se situe au-delà des mots. Leur relation n’est qu’une succession de maladresses, de provocations et de coups de colère. Comme plus tôt dans Life is sweet ou plus tard dans All or nothing ou Another Year, cette incommunicabilité, cette intériorisation de son mal-être par chacun rongent de l’intérieur les rapports entre personnages.
Mais cet opus-ci de Leigh a ceci de différent des autres qu’un élément dramatique extrêmement fort vient plus tôt qu’à l’accoutumée laisser entrevoir aux personnages une lueur d’espoir, là où celle-ci leur est généralement soit refusée, soit accordée en dernier ressort, et qui plus est de manière toute relative. Ce nœud dramatique émerge, paradoxalement, de cette dynamique même des secrets et des mensonges. Le grand secret de Cynthia, c’est une seconde fille, qu’elle a abandonnée à sa naissance avant même de l’avoir vue (elle s’y serait attachée, elle se connaît), et qui se manifeste un jour par un coup de téléphone. Affolée, bouleversée, elle accepte quand même de rencontrer Hortense (Marianne Jean-Baptiste), qui s’avère… être noire. La séquence se déroule dans un café désert, et tout se joue en un plan fixe de près de dix minutes : le déni (« Ne le prenez pas mal, sweetheart, mais enfin, si j’avais couché avec un Noir, je m’en souviendrais, non ? »), la tension de la disparité des couleurs de peau et des statuts socioprofessionnels (Cynthia est ouvrière, Hortense est optométriste), le malaise, le regard de Cynthia à laquelle un souvenir longtemps refoulé revient, la honte profonde. Et lorsque le dispositif de mise en scène et le jeu incroyable des comédiennes ont poussé au maximum l’intensité de la situation, on relâche tout, comme en une grande expiration. Une ellipse, et voici la mère et la fille toujours aussi disparates mais en voiture, éclairées par un soleil éclatant et non plus confinées dans l’obscurité du bar, filmées de profil et non plus frontalement. Que cela soit momentané ou non, elles sont libérées, c’est l’important.
Toute éprouvante et hautement étonnante qu’elle soit, l’arrivée d’Hortense dans la vie de Cynthia sera bel et bien l’élément qui permettra de secouer de manière salvatrice le système de relations familiales qui relie Cynthia, Roxanne, Maurice et Monica et qui paraît depuis un certain temps figé par un excès de froideur et de faux-semblants. L’une des grandes réussites du film est de parvenir à ce que nous ne questionnions pas le fait que Cynthia soit blanche et que Hortense soit noire sur le plan scientifique (on sait que cela est possible, mais c’est extrêmement rare) mais bien sur le plan de la reconfiguration des rapports entre personnages que cette révélation va induire. L’important, ça n’est pas qu’Hortense soit noire, mais qu’elle s’attache vraiment à sa « nouvelle » mère, en manque d’affection. Car Mike Leigh rappelle sans cesse dans ses films que l’on ne peut avancer dans la vie sans savoir que quelqu’un tient à nous. A l’étrangeté de la parenté des deux femmes répond la simplicité de leur amour filial qui éclot lors de très belles scènes de complicité. Aux grands aplats de couleurs glauques dans les séquences se déroulant chez Cynthia, Leigh oppose dans les séquences où celle-ci retrouve Hortense une lumière chaude qui, lorsqu’elle ne provient pas de l’éclairage, paraît émaner des visages heureux.
Pas étonnant que le personnage de Maurice soit photographe et qu’on le voie au travail – comme les autres personnages d’ailleurs, signe que chacun a sa vie propre, le collectif demeurant à reconstruire. Dans son studio défilent des beaux et laids, des blancs et des noirs, des jeunes et des vieux, des tristes et des joyeux (Peter Wight et Ruth Sheen, acteurs fétiches de Leigh, font des apparitions respectivement en père de famille un peu bougon et en femme hilare). Une mariée qui a moins l’air d’être heureuse que de souffrir, angoissée au possible. Un gamin que ses parents bourgeois engueulent depuis le hors-champs lorsqu’il se gratte le nez. Un homme qui veut que sa fiancée montre bien à l’objectif le bijou en or qu’il lui a offert. En une fraction de seconde, le photographe et du même coup le cinéaste surprennent leur vérité. Celle-ci n’est pas toujours belle, mais elle est là, et elle vaut toujours mieux que cette couche de paraîtres, de secrets et de mensonges qui voudrait petit à petit la recouvrir, l’air de rien. A partir de la matière la plus immédiatement donnée, celle des visages, Leigh touche à une universalité, livre un discours sur l’humanité entière : même au cœur du désespoir, jamais le désespoir ne l’emporte. Puisque l’espoir et le désespoir émanent tous deux des hommes et de leurs relations, ne reste plus, dès lors, qu’à faire évoluer les relations (les phrases par lesquelles Maurice obtient un rire, la fin d’une dispute entre un couple qui pose pour lui), qu’à affuter le regard pour trouver une beauté au-delà de la laideur, qu’à ajuster l’objectif.
Tandis que ces visages défilent devant l’objectif de Maurice puis tandis que l’on scrute les sentiments les plus fugitifs sur ceux de tous les protagonistes de cette tragi-comédie, réunis lors d’un improbable barbecue, on se dit que trop rarement un panel émotionnel aussi riche et complexe que celui-ci n’a été si finement observé. Lors de ce sommet du film, tout le monde a des secrets à dévoiler, des mensonges à avouer. Leigh retarde délibérément le moment fatidique du règlement de comptes en nous laissant face aux conventions sociales derrière lesquelles les personnages se barricadent, gênés. Nous seuls partageons l’omniscience du metteur en scène, et l’on observe dès lors les maladresses, les tressaillements de chacun avec une tendresse immense. Le temps nous en est heureusement laissé, dans de longues séquences où brille plus que jamais le talent de tous les interprètes. C’est là tout le prix du cinéma de Mike Leigh, par rapport par exemple à celui du cinéaste duquel on l’a toujours superficiellement rapproché, Ken Loach : la chronique et le drame sociaux ne lui suffisent jamais, même dans leur grande intensité, et doivent à ses yeux permettre de toucher à une matière moins organique, plus diffuse, qui nous pénètre et nous bouleverse. C’est cette impression que savent donner quelques films de toucher du doigt la vérité profonde – ou tout au moins une vérité profonde – des rapports humains. Et ces films-là sont souvent, paradoxalement, ceux qui parviennent à s’ancrer le plus profondément dans la réalité, au point de confiner à l’abstraction. Dès lors, les choses les plus simples, lorsqu’elles sont aussi subtilement interprétées et filmées qu’ici, deviennent les plus bouleversantes. Ainsi de cette fin où, allongée sur une chaise longue en compagnie de ses deux filles disparates, Cynthia lâche un « La vie, c’est ça. ». La réplique nous aurait certainement agacé ailleurs, elle nous va ici droit au cœur, comme une confession intime que nous ferait cette anti-héroïne au terme d’une longue conversation au cours de laquelle on aurait saisi à quel point ses « sweatheart » sont de véritables mots d’amour…
Réalisation : Mike Leigh
Scénario : Mike Leigh
Production : Simon Channing Williams
Bande originale : Andrew Dickson
Photographie : Dick Pope
Montage : Jon Gregory
Origine : Royaume-Uni
Titre original : Secrets and Lies
Date de sortie : 18 septembre 1996
1 Comment
Un bien bel article qui permet de pousser plus loin la réflexion et l’exploration de l’univers de Mike Leigh.
Une critique qui ne se contente pas de donner les bons et les mauvais points comme on en voit trop souvent. Une critique qui dégage les lignes de force du film et fait la lumière sur le comment elles nous touchent.
Ils sont si rares ces films qui, pour paraphraser le personnage de Cynthia, nous disent à la fois que « la vie est belle, la vie est dure et la vie est complexe. »