REALISATION : Oliver Stone
PRODUCTION : Ixtlan Corporation, Onda Entertainment, Pathé, Relativity Media
AVEC : Blake Lively, Taylor Kitsch, Aaron Taylor-Johnson, Benicio Del Toro, Salma Hayek, John Travolta, Emile Hirsch, Demiàn Bichir, Sandra Echeverria, Diego Cataño, Joel David Moore, Trevor Donovan, Joaquin Cosio, Shea Whigham
SCENARIO : Shane Salerno, Oliver Stone, Don Winslow
PHOTOGRAPHIE : Dan Mindel, Matthew J. Lloyd
MONTAGE : Joe Hutshing, Stuart Levy, Alex Marquez
BANDE ORIGINALE : Adam Peters, Nick Glennie-Smith
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Action, Drame, Policier, Thriller
DATE DE SORTIE : 26 septembre 2012
DUREE : 2h11
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Laguna Beach, Californie : Ben, botaniste bohème, Chon, ancien Navy Seal, et la belle O partagent tout. Ben et Chon sont à la tête d’un business florissant. Les graines ramenées par Chon de ses missions et le génie de Ben ont donné naissance au meilleur cannabis qui soit. Même s’il est officiellement produit pour des raisons thérapeutiques, ils en dealent partout avec la complicité de Dennis, un agent des stups. Leur affaire marche tellement bien qu’elle attire l’attention du cartel mexicain de Baja, dirigé d’une main de fer par Elena. Face à leur offre d’association, Chon est partisan de résister par la force, mais Ben préfère tout abandonner. Pour les contraindre à coopérer, le cartel kidnappe O. Elena a eu raison d’utiliser les liens très forts du trio, mais elle a aussi sous-estimé leur capacité à réagir. C’est le début d’une guerre entre le trio et l’organisation du crime dont le bras armé, Lado, ne fait aucun cadeau. Qu’il s’agisse de pouvoir, d’innocence, ou de la vie de ceux qu’ils aiment, tout le monde a quelque chose à perdre…
A première vue, ce serait juste le retour gagnant d’Oliver Stone au rayon « série B amorale et violente ». A bien y regarder, c’est un coup de maître sur fond d’utopies contemporaines et de paradis artificiels.
Lorsqu’on évoquait U-Turn il y a une semaine, c’était pour mieux préciser à quel point cet ovni maudit (mais ô combien jubilatoire !) avait laissé Oliver Stone face à une intersection, peut-être la plus décisive de sa carrière. Entre poursuivre la même route chaotique au risque de ne plus tenir la distance aux yeux des studios (ses films se plantant les uns après les autres au box-office) et opter pour le demi-tour salvateur qui allait le mener vers un peu plus de sérénité, la seconde option fut retenue. Cela étant dit, si la suite de sa carrière fut on ne peut plus passionnante à suivre, allant même jusqu’à montrer un Stone plus aguerri et aiguisé signer son plus grand film avec Alexandre, on pouvait légitimement se demander si son addiction à la politique n’avait pas fini par prendre le relais de ses anciennes addictions. Trop occupé à tailler le bout de gras avec Castro, Chavez ou Poutine pour des docus à faire hurler nos bobos donneurs de leçons, le sexagénaire avait-il depuis longtemps balancé dans la cuvette des WC ces jolies doses de poudre blanche qui, à défaut de le rendre complètement stone (rires), lui avaient autrefois permis d’expier son expérience traumatisante au Vietnam en accouchant des scripts enragés de Conan le Barbare, de Scarface et de L’Année du Dragon ? Non seulement la réponse est « non », mais elle porte surtout un nom : Savages. Faux écart de conduite d’un artiste soi-disant rangé des mauvais coups, fausse récréation décontractée dans une carrière toujours plus assagie, fausse pause sous acide après un long sevrage à la camomille, ce grand cru 2012 de Stone la Teigne est en réalité un authentique mirage, du genre à offrir une prescience plus forte vis-à-vis des conventions, celles du monde moderne comme celles du 7ème Art. Le cinéaste réapplique ici les règles (im)posées dans U-Turn : une pure force de frappe mystico-sensorielle qui redessine une réalité toujours plus malade et violente sous l’effet de l’angle de vue hallucinogène. Rien de plus optimal pour une virée sauvage – le mot est faible ! – au cœur des cartels californiens, qui plus est avec un défilé de stars bankable et de tronches bigger than life qui souillent leur propre image à force de s’éclater – dans tous les sens du terme.
Le roman éponyme de Don Winslow, ici retravaillé et resserré au vu de ses grosses ramifications narratives, dressait un panorama assez dingue du trafic de marijuana entre les buveurs de tequila et les bouffeurs de Big Mac. A l’écran, tout tient en premier lieu sur le tandem formé par Chon (Taylor Kitsch) et Ben (Aaron Taylor-Johnson), narcotrafiquants de Laguna Beach dont le commerce se révèle toujours plus florissant en raison de la qualité de leur herbe, cultivée de façon artisanale et officiellement pour des motifs thérapeutiques. Le premier est froid comme le métal, cherchant dans ce commerce interdit un exutoire à son expérience traumatisante de soldat engagé dans le conflit irakien. Le second est chaud comme le bois, usant avant tout de son talent de botaniste pour aider les populations du Tiers-Monde avec une philosophie de hippie bouddhiste. Entre la terre et l’esprit, il y a un seul et même foyer : Ophelia (Blake Lively), jeune et jolie fille à papa qui les aime tous les deux, pierre angulaire d’un ménage à trois édénique à souhait. Le jour où le cartel mexicain d’Elena (Salma Hayek) leur envoie une offre non négociable de partage du marché qu’ils ne tardent pas à refuser, leur paradis se voit zébré par les couleurs de l’enfer. Le kidnapping d’Ophelia par le cartel sera la goutte d’eau qui fera déborder le vase, signant le début d’une guerre impitoyable où le plus sauvage ne sera pas forcément celui que l’on croit. C’est que les « sauvages » du titre ne prennent pas racine d’un seul côté de la frontière. Il s’agit avant tout d’un état d’esprit que Stone extrait de la psyché américaine au sens large, et la définition offerte dans l’ultime scène du film n’en révèle que la face visible de l’iceberg. Comme souvent, le cinéaste met les choses au clair dès l’intro : quand bien même l’intrigue prend place dans le cadre chatoyant de la côte californienne, l’arrière-salle du trafic de drogue joue d’entrée les contrepoints via un format d’image à la texture sale et sombre. Le temps d’un spectacle hardcore à faire passer Hostel pour un épisode d’Hannah Montana, nos deux surfeurs-dealers assistent à une effroyable décapitation. Le meurtre semble pratiqué et filmé comme quelque chose de banal, la découverte de l’horreur via l’ordinateur se fait en paréo et en fumant le joint, l’effroi disparaît aussi vite qu’il est apparu. La violence, bien qu’ayant quitté la fiction pour la réalité, se lit et se consomme encore comme une fiction. C’est un mouvement primitif qui parait anodin parce qu’inscrit dans l’ADN local et ici assimilé à un flux puissamment viscéral, aux effets secondaires foudroyants sur le corps et l’esprit. Là, pas de doute, on est bien chez l’auteur de Tueurs-nés.
Ce parasitage inaugural d’une lecture hédoniste et insouciante du monde (sexe, drogue et argent) n’est pas anodin, puisqu’il est aussi celui des codes du grand film noir américain dont Stone revendique ouvertement l’héritage – cette voix off d’une morte potentielle n’est pas sans rappeler celle qui inaugurait Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder. Même ce récit de captivité qui amorce les festivités dès la fin du premier tiers lorgne à plus d’un titre vers une autre grande tradition du cinéma US, celle du western – certaines scènes de braquage au lance-roquette en plein désert sonnent comme une relecture déguisée de ses propres codes. Reste que Stone ne fait pas son malin avec le genre. Il préfère se couler dedans pour mieux l’embraser, préférant balancer dès le départ sa grille de lecture morale du film (en gros, pas de morale) pour s’en donner à cœur joie avec une approche pour le moins sophistiquée du storytelling. Comme dans tout grand film noir digne de ce nom, c’est le charisme quasi-charnel des personnages, leurs interactions à triple lecture (qui dupe qui dans ce vaste nid de vipères ?) et leurs perceptions diffractées du monde extérieur qui forment la trinité matricielle de la narration, en plus de supplanter l’intrigue elle-même. La voix off de Blake Lively devient ainsi le guide qui maintient en état d’alerte constant sur ce qui est vu, perçu et ressenti, tandis que la plupart des conversations inter-secteurs – dealers, agents du FBI, cartels mexicains – abusent d’un verbiage business/capital/offre/demande/marché pour mieux mettre en exergue le but caché de tout ce bazar néolibéral (chacun veut manger une part du gâteau). Mieux encore : loin de son obsession fréquente à lâcher de grands discours sur les maux de l’Amérique à des articulations précises du récit, Stone préfère ici – et c’est tout à son honneur – laisser sa narration surfer d’elle-même sur l’utopie écolo et le cynisme contemporain, glissant ici et là des zestes thématiques au détour d’une fumette collective, d’un gunfight vénère ou d’un simple détail vestimentaire (robes, tatouages, bandana rouge, crème de visage, masques de Santa Muerte…). D’une Amérique toujours plus détachée de la gravité terrestre à la résurgence du tribal dans l’hypermodernité, tout coule de source, comme ça, l’air de rien. De ce fait, Savages réussit là où la suite de Wall Street avait échoué : suggérer au lieu de marteler, dériver en zigzag au lieu de viser la ligne claire, préférer la pureté de l’artifice à la lourdeur du réalisme. Le cinéma de genre joue ici le rôle du catalyseur, agitant ses forces symboliques pour mieux réactiver la naissance des états seconds et le retour des paradis artificiels.
C’est qu’au fond, le cinéaste de Platoon n’a jamais été dans son élément ailleurs que dans un cadre à la Scarface, où la vulgarité flashy et les montagnes de coke disent tout de son point de vue désenchanté sur un pays ayant fini par vendre son propre rêve en sachet. Il en résulte une approche conceptuelle en deux temps qui, si l’on prend le temps de regarder dans le rétroviseur, n’a jamais été porté à un tel point d’incandescence dans toute la filmographie de Stone. Dans un premier temps, il y a là un portrait générationnel à part entière, croqué avec fascination et non avec mépris, tout bêtement parce qu’il est ici question, répétons-le, de projeter le primitif sur des images modernes. Le casting est déjà un bel indice en soi : si Stone opte ici pour la blonde de Gossip Girl, le héros agité de Kick-Ass (sans Hit-Girl mais avec des dreadlocks !) et un Taylor Kitsch toujours auréolé d’une aura de chat noir hollywoodien depuis que Battleship et John Carter ont mis leurs studios au bord de la ruine, c’est surtout pour réinjecter une autre matière dans des corps formatés et aseptisés par les produits sériels. Cette matière-là, c’est le virus de la transgression, l’inconscience sexuée qui irise et solarise les corps en même temps qu’il aiguise et hystérise l’esprit, l’amplification des cinq sens dont la photo, ici si cramée qu’elle frise le chromo enfiévré, se fait le relais le plus parfait qui soit. C’est surtout le personnage d’Ophelia qui drive majoritairement ce parti pris : auto-rebaptisée « O » pour ne pas évoquer la fêlée bipolaire qui se suicidait dans Hamlet, la belle apparait pourtant comme une figure tragique, à la fois objet de désir perpétuel dans le présent (elle se balade souvent en tenue légère) et figure mélancolique en off qui la fige déjà dans une image incertaine (est-elle morte ou vivante ?). C’est parce qu’elle est une icône érotisée dans un bonheur trop parfait et des paradis artificiels trop nombreux, qui plus est mise en sandwich entre deux hommes très yin et yang dans l’âme, qu’elle acquiert un relief inouï. Elle est la drogue de Chon et Ben, mais elle est avant tout définie par cette drogue qui la fait dériver en permanence sur les flots de l’absolu – voir cette stupéfiante scène de shopping où elle paraît aveugle de la menace qui se spiralise autour d’elle – jusqu’à menacer de la noyer. Savages doit ainsi toute son âme émotionnelle à cette héroïne, narratrice lancinante autant que silhouette languissante, dont la voix et la plastique font jeu égal en matière d’envoûtement.
Dans un deuxième temps, il y a donc cette mise en scène acide et hallucinée propre au style de Stone, mais qui, osons le dire, n’avait jamais tutoyé un tel zénith de beauté plastique. D’aucuns diront que le cinéaste se serait échiné à faire pousser sa ganja sur le cartel de Tony Scott, à ceci près que l’ambition de Stone ne lorgne pas vers une approche expérimentale de la longue focale. C’est même à se demander si Stone, bien plus que Tony Scott ou Michael Bay, ne serait pas LE cinéaste hollywoodien à avoir su récupérer l’esthétique des clips et des programmes courts (de MTV à Skype en passant par YouTube) pour les retravailler à des fins narratives. Refléter et amplifier le chaos et la confusion naissant d’une action ? Très peu pour Stone, dont le vertige de la mise en scène nait au contraire de ce flux constant qui s’étale sur toute la durée de la scène, et qui, même au travers d’un montage ultra-cut régi par le survoltage et les sautes d’image, garde intacte la lecture sensorielle de l’action. A titre d’exemple, il suffit de se repasser image par image les séquences de sport les plus scotchantes de L’Enfer du dimanche, en l’état d’une lisibilité à toute épreuve sur l’action sportive capturée et le fracas des corps. Chez Stone, on secoue sans casser, on lézarde sans déchirer. On s’adapte à la température de la chimie locale. On vibre à l’unisson de l’essoufflement et/ou de la langueur qui est à l’œuvre dans chaque strate du cadre. Et si Savages nous laisse ivre d’images et de sensations après visionnage, c’est parce qu’il fonctionne par fragments et par nappes, tous deux coulés dans un grand bain d’images montées en surimpression. Le cadre azuréen, traversé par les volutes de cannabis et les écumes au ralenti, donne au film la dimension d’un songe halluciné, comme si l’intrigue que l’on suivait était elle-même rêvée en temps réel par des flashs mentaux et des frissons physiques. Pour un film qui peaufine son équation « sexe + fric + drogue » comme un pur jeu de masques où les rôles sont redistribués par à-coups ou redéfinis par impulsion, il n’est donc pas étonnant que les ramifications de l’intrigue s’oublient fissa. Ce sont les images et les sons, au fond notre seule et unique drogue de cinéphile, qui restent en tête. Celles et ceux d’un Eden ultime que Savages dessine à ses deux extrémités, s’ouvrant ainsi sur un cadre identifié (les plages californiennes) et se refermant – sans se conclure lui-même ! – sur un lieu indéterminé, quelque part entre l’Indonésie et l’océan Indien, là où tant d’eaux (trop) turquoises et de soleils couchants (trop) orangés nous remettent en quête d’un nouveau shoot de rêve azuré.
De la terre acquise à la terre promise, Savages trace ainsi sa route agitée et hallucinée : aussi bien celle d’une grosse série B armée de balles perforantes NC-17 que celle d’une relecture inavouée de Jules et Jim à l’ère du trafic de drogue mondialisé. Au premier plan, on pratique le « wargasm » et le ménage à trois sur fond d’une carte postale solaire, en partant du principe que les paradis artificiels ne sont qu’une réponse rationnelle à la folie d’un monde bien plus mauvais et nocif. A l’arrière-plan, on fixe des prix et on administre des sentences en sirotant du champagne sur son canapé (Salma Hayek, impériale en reine du cartel), on pratique le meurtre et la torture avec un sourire carnassier (Benicio Del Toro, génialement cabotin en sicario ultra-pervers), et on déniche son intérêt en serpentant le mieux possible entre les vrais indics et les faux associés (John Travolta, parfait en flic super-ripou). Dans ce monde toujours plus apte à régresser vers l’état sauvage, Oliver Stone utilise le cinéma comme la seule drogue permettant de s’évader. Au fond, les ultimes plans du film disent bien là où il aime laisser vagabonder son esprit, à ceci près que cette hypothèse d’une existence insouciante à trois sur fond de pétards et de nature idyllique est soudain remise en question, laissée en suspens. Même lorsqu’il ose le principe kamikaze de la double fin, il y a anguille sous roche : on le sent certes désireux d’inverser la marche funèbre du monde au profit d’une sorte de happy end désenchantée, mais il est clair qu’il vise surtout à prendre acte d’un monde où la trahison est reine, y compris vis-à-vis des règles de l’art qu’il pratique. Détaché d’un rêve américain qu’il sait déjà mort et enterré depuis trop longtemps, Stone travaille ainsi le double visage de l’Eden, qu’il soit vécu ou filmé. Grand écart magistral entre une forme sexy et un fond toxique, exécuté sans le moindre claquage par un cinéaste qui n’a jamais paru plus juvénile et revigoré qu’ici.