Room 237

REALISATION : Rodney Ascher
PRODUCTION : Wild Bunch, IFC Films
SCENARIO : Rodney Ascher
PHOTOGRAPHIE : Rodney Ascher
MONTAGE : Rodney Ascher
BANDE ORIGINALE : Jonathan Snipes, The Caretaker
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Documentaire
DATE DE SORTIE : 19 juin 2013
DUREE : 1h47
BANDE-ANNONCE

Synopsis : En 1980, Stanley Kubrick signe Shining, qui deviendra un classique du cinéma d’horreur. A la fois admiré et vilipendé, le film est considéré comme une œuvre marquante du genre par de nombreux experts, tandis que d’autres estiment qu’il est le résultat du travail bâclé d’un cinéaste de légende se fourvoyant totalement. Entre ces deux extrêmes, on trouve cependant les théories du complot de fans acharnés du film, convaincus d’avoir décrypté les messages secrets de Shining. Room 237 mêle les faits et la fiction à travers les interviews des fans et des experts qui adhèrent à ce type de théories, et propose sa relecture du film grâce à un montage très personnel. Room 237 ne parle pas seulement de fans d’un film mythique : il évoque les intentions de départ du réalisateur, l’analyse et la critique du film…

Qu’y a-t-il dans la chambre 237 ? La dernière fois qu’un gamin atteint de schizophrénie avait posé la question au cuisinier d’un vaste hôtel des montagnes du Colorado, la réponse était claire et nette : il n’y a rien dedans. Le temps d’expérimenter la suite des événements, plus rien n’était sûr, et pour cause : on était largué, intrigué, stupéfait, tétanisé de trouille à chaque seconde. On ne se le cachera pas : si découvrir Shining pour la première fois fait figure de choc absolu pour le cinéphile, le revoir plusieurs fois par la suite marque l’entrée de ce dernier dans un processus d’addiction que peu de films ont su égaler. Le genre d’addiction dont le critique n’est pas non plus à l’abri, tant le ressenti enthousiaste ou négatif pour une œuvre de cinéma se traduit parfois par le besoin impérieux d’en décoder le moindre détail, parfois jusqu’au malaise. Du coup, même si elle peut paraître déroutante, voire carrément stupide au premier regard, l’existence même de Room 237 n’en sera que plus révélatrice pour cette catégorie de spectateurs détectives : en donnant la parole à cinq experts en kubrickologie qui délivrent et démontrent leurs théories personnelles sur Shining, le réalisateur Rodney Ascher utilise ce vaste faisceau d’hypothèses pour décortiquer, images à l’appui, le processus obsessionnel qui nous mène à isoler le moindre micro-détail d’un film comme un vaste terrain d’interprétation. Mais plus que tout, il perturbe l’exercice critique à plus d’un titre en ironisant malgré lui sur la perception métatextuelle d’une œuvre d’art, au même titre que l’avait effectué Banksy dans Faites le mur. Difficile, donc, de ne pas en ressortir avec les neurones en surchauffe, au risque de devenir fou. Bienvenue dans le Kubrick’s Cube.

On le disait donc, l’idée-maîtresse de ce documentaire peut susciter l’inquiétude (au mieux) ou orienter le regard du spectateur vers le cynisme le plus sec (au pire). Pour l’auteur de ces lignes, tomber dans le panneau fut hélas une triste logique lors de la découverte du film en salles. En effet, avait-on vraiment envie de voir une multitude de théories juxtaposées les unes aux autres en guise de « scénario » ? Où résiderait l’intérêt de transformer un forum Allociné ou un site de fans hardcores en œuvre de cinéma ? L’erreur d’interprétation du film réside précisément dans cette méfiance, pourtant légitime, surtout dans la mesure où Shining, vaste labyrinthe narratif dont le sens se dessine en fonction du schéma interne de celui qui le regarde, ne gagne a priori pas grand-chose (si ce n’est rien du tout) à dévoiler ses mystères au grand jour. Au cours d’un de ses nombreux entretiens avec le journaliste Michel Ciment, Stanley Kubrick avouait d’ailleurs son ambition première en termes de récit sur le film : éviter à tout prix les explications rationnelles pour, au contraire, privilégier une approche purement musicale et intuitive du récit. Pas de bol, la parole du maître aura fini par tomber dans l’oreille d’un sourd, si l’on en juge par la quantité impressionnante d’analyses, de théories et d’interprétations qui ont pullulé depuis la sortie du film en 1980.

Cinq d’entre elles forment donc ici un véritable pot-pourri de tout ce qui peut germer dans l’esprit d’un fan, oscillant entre l’hypothèse farfelue et le délire total, l’explication tordue et l’obsession fétichiste. Au-delà de son canevas d’adaptation (très) libre de Stephen King au scénario a priori symbolique, Shining se transforme ici en vertigineux jeu de miroirs, riche en métaphores insoupçonnées sur le génocide indien, la Shoah, l’obsession sexuelle ou encore la délirante hypothèse selon laquelle Kubrick aurait filmé en studio le vrai-faux alunissage de la mission Apollo 11 (dont le documentariste William Karel aura tiré le gros canular Opération Lune). Inutile de rentrer dans les détails, visionner le film sera bien plus stimulant pour prendre le pouls de ce délirant processus d’analyse. On peut toutefois s’attarder sur le vertige qui finit par s’installer chez le critique, désormais moins apte à faire la différence entre deux notions trop équivoques : « interprétation » et « analyse ». Où s’arrête la première, où commence la seconde ? Entre le délire obsessionnel dominé par l’intuition subjective et le travail de critique censé être forgé sur une approche quasi scientifique, la frontière est-elle si établie que cela ? Echo terrible au travail du cinéphile autant qu’à celui du critique de cinéma, très vite piégé par sa surchauffe interprétative dès lors qu’un élément-clé de l’œuvre à analyser (cadre, jeu d’acteur, faux raccord, caméo, intention de montage, élément de décor…) surgit tout à coup comme une fulgurance. Rarement un documentaire n’avait à ce point établi un jeu de miroir aussi terrible avec son spectateur, le poussant à côtoyer son double torturé à l’image du petit Danny qui tapait la causette avec son double Tony face à la vitre de sa salle de bains.

Le fait que les intervenants restent invisibles pendant tout le film est en soi un sacré piège supplémentaire : outre le fait d’installer tout le monde sur un pied d’égalité par ce parti pris, le réalisateur s’en sert aussi pour installer l’imprévu au détour d’un dialogue. Par exemple, on entendra un intervenant parler de ses élèves au beau milieu de son raisonnement (ce qui laisse ainsi filtrer son métier de prof), ou encore les pleurs soudains d’un bébé au cœur de la bande-son qui poussera ainsi un autre intervenant à mettre le film sur pause durant cinq secondes. Ces petites variations induisent d’abord le trouble sur les intervenants eux-mêmes (qui sont-ils réellement ?) et visent là encore, si l’on considère ce docu comme une fiction aux allures de gros foutage de gueule (ce qui est tout aussi jubilatoire), à révéler le rendu artificiel de ce genre d’interprétation sur un écran de cinéma. Ascher va même encore plus loin sur ce dernier point en osant l’astuce suprême de bidouillage : incruster un grand nombre d’extraits de films (dont ceux de Kubrick !) lorsque ceux-ci rejoignent les pensées des intervenants. S’y croisent donc pêle-mêle Les hommes du Président, La liste de Schindler, Wolf, Apocalypto, Jésus-Christ Superstar, Capricorn One, La maison du docteur Edwards ou encore la minisérie Shining !

Ce montage délirant abolit pour de bon la frontière séparant l’imagination (celle du critique) de la réalité (celle du film), et ainsi, à travers l’imagination, la fiction se voit elle-même contaminée par une autre fiction (son double, en quelque sorte), jusqu’à ce qu’un délicieux vertige naisse de cette combinaison. Il en est de même avec la dernière théorie abordée par le film, qui consiste à visionner Shining en superposant ses deux montages (à l’endroit et à l’envers). Plutôt expérimentale en soi, l’idée se révèle surtout sidérante et porte ce fameux vertige à une échelle insoupçonnée : les détails sont d’autant plus troublants que le film de Kubrick est perpétuellement construit sur la notion de symétrie, laquelle s’incarne également dans un très grand nombre de choix de montage.

Que l’on puisse porter le moindre crédit à l’ensemble des interprétations soulevées par le film reste subjectif, et il est certain que le débat n’a pas fini d’exister. Si la plupart des interprétations révèlent très vite leurs limites (surtout le visage de Kubrick censé être visible dans les nuages ou la présence du Minotaure sur un poster où l’on voit pourtant un simple skieur), certains détails restent troublants : à titre personnel, l’obsession d’un intervenant sur le nombre 42 (effectivement présent un peu partout dans le film de Kubrick) a largement de quoi provoquer un œdème cérébral chez les numérophobes. On notera cependant que les détails relevés dans le film sont (presque) tous propices à l’interprétation détournée.

Kubrick jouait-il donc, comme cela est supposé dans le film, sur la crédulité du spectateur face aux images ? Si l’on va dans ce sens, il convient de remonter à 2001 l’odyssée de l’espace. Nimbé de mystère et de métaphysique, ce film inaugurait surtout une nouvelle ère pour son cinéaste : rester dans l’ombre pour ne rien laisser filtrer d’explicite sur lui ou sur le sens de ses films, et surtout, coupler la petite histoire (un récit limpide) à la grande (la condition humaine) pour mieux laisser infuser la réflexion dans le cortex de son audience. Mais le simple fait d’être au courant du perfectionnisme délirant dont il faisait preuve induit alors une autre idée : si quelque chose finit par apparaître dans le cadre (y compris tout ce qui peut passer pour un imprévu), c’est que le cinéaste l’a fait exprès. Du coup, bye-bye les reproches sur les faux raccords, les hasards malheureux, les gaffes de montage ou les incohérences narratives, alors que Shining reste probablement le seul long-métrage de Kubrick à compiler autant d’imperfections supposées : de l’ombre d’hélicoptère visible sur la montagne lors du travelling aérien inaugural jusqu’aux incohérences dans la structure architecturale de l’hôtel Overlook, les exemples sont légion, ici décortiqués à la queue leu leu par les intervenants de Room 237. Là encore, rien n’y fait : il doit y avoir une logique à tout cela. Le sujet du film ? Un homme pris de folie déchaîne ses pulsions meurtrières contre sa propre famille, sous l’impulsion de forces surnaturelles ? Trop facile à admettre. Il y a forcément autre chose derrière. Le labyrinthe ouvre donc ses portes dès que chaque détail bizarre pousse le spectateur à jouer les détectives, et participer à ce jeu de la vérité est comme s’engouffrer dans un labyrinthe dont la sortie peut s’avérer multiple autant qu’elle peut carrément se révéler être une impasse pure et simple.

On se souvient que dans 2001, le monolithe noir était la source du mystère et les projections du public furent multiples pour tenter d’en percer la signification. Shining étant lui-même un monolithe à ciel ouvert de par sa structure éminemment complexe, l’exercice se savoure à un degré tout à fait différent. En jouant continuellement sur ce trouble entre réalité et fantasme, Kubrick ne faisait rien d’autre que nous piéger. De son côté, à force de devenir lui-même obsessionnel dans sa façon de capter l’obsession du cinéphile, Room 237 ne fait donc qu’établir une continuité parfaite avec ce processus, célébrant au passage le pouvoir d’attraction du 7ème Art. Tous ces éléments d’analyse, couplés à un découpage harmonieux et à une musique carpenterienne qui envoûte dès les premières notes, sont pour beaucoup dans la furieuse envie, que l’on ressent en fin de métrage, de revoir Shining au plus vite. Alors, comme ça, il n’y avait rien dans la chambre 237 ? Dans ce cas, comment se fait-il que l’on n’en soit jamais sorti ?

Et pour rester sur le thème de l’exégèse, vision hautement recommandée du BiTS #7 : Neo-Exegesis

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