REALISATION : Baz Luhrmann
PRODUCTION : Bazmark Films, Twentieth Century Fox
AVEC : Leonardo DiCaprio, Claire Danes, John Leguizamo, Dash Mihok, Harold Perrineau, Pete Postlethwaite, Paul Sorvino, Diane Venora, Brian Dennehy, Christina Pickles, Vondie Curtis-Hall, Paul Rudd, Jamie Kennedy, M. Emmet Walsh
SCENARIO : Craig Pearce, Baz Luhrmann
PHOTOGRAPHIE : Donald McAlpine
MONTAGE : Jill Bilcock
BANDE ORIGINALE : Craig Armstrong, Nellee Hooper
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : William Shakespeare’s Romeo + Juliet
GENRE : Drame, Musical, Romance
DATE DE SORTIE : 9 avril 1997
DUREE : 1h55
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Verona Beach, un quartier de Los Angeles, est le théâtre de la haine entre deux familles ennemies : les Montaigue et les Capulet. À l’occasion d’un bal donné chez ces derniers, Roméo Montaigue et son cousin Mercutio s’introduisent chez leurs rivaux où le premier tombe amoureux de la belle Juliette Capulet qui ne tarde pas non plus à succomber à ses charmes. Les deux amants s’enlisent alors dans une passion interdite et surtout dangereuse…
Shakespeare revisité à la sauce queer-rock-MTV avec Leonardo DiCaprio et Claire Danes : tel est le défi hallucinant qu’un Baz Luhrmann plus fou et fétichiste que jamais aura relevé avec brio.
Prononcez le mot « naturalisme » en présence de Baz Luhrmann, il y a de très fortes chances pour qu’il ait tout à coup envie de vomir. Son truc à lui, c’est la démesure, l’excès, l’outrance, le rococo à fond les bananes. Rien n’a changé depuis ses débuts : le gars raffole du clinquant et du coloré, use des plumes et des paillettes, ose les décors et les mouvements de caméra les plus fous (quitte à verser dans le kitsch). Rien n’arrête ce créateur enthousiaste qui traite ses films comme des concerts de rock (le degré d’excitation doit être le même), et dont les mises en scènes ont souvent fait polémique de par leur aspect excentrique et modernisé. Jugez plutôt : du Puccini en mode rock’n’roll des années 50, des meetings chorégraphiés pour soutenir la réélection du premier ministre australien, et même son propre mariage à l’opéra de Sydney où la mariée, suspendue dans les airs via un filin invisible, donnait soudain l’impression de descendre du ciel ! Et dès son premier film Ballroom Dancing, le ton était donné : une sorte de Dirty Dancing du pays des kangourous, baignant dans le kitsch dégoulinant et les pluies de paillettes pour transformer un simple concours de cha-cha-cha en tohu-bohu exubérant. On adorait ou on abhorrait, et votre choix était fait. Aujourd’hui, la donne a un peu changé : sa démesure visuelle et sonore a perdu en volume, Australia et Gatsby le Magnifique n’ont pas excité les foules, et à chaque nouveau film, on était un peu le cul entre deux chaises, partagé entre l’envie d’inviter le coco à ressortir ses maracas (la folie manquait) et celle de le voir changer de disque (la saturation n’était pas loin). Autant se faire plaisir en revenant sur ce qui fut pour lui le tremplin idéal pour atterrir avec classe sur le boulevard des révélations : ni plus ni moins que sa très célèbre « Trilogie du Rideau Rouge », entamée avec Ballroom Dancing et achevée avec Moulin Rouge, consistant à mettre en évidence un motif théâtral dans trois histoires d’amour décorrélées les unes des autres. Au premier abord, avec l’opus central de cette trilogie, il n’était pas facile de savoir s’il fallait crier à la solution de facilité ou à l’acte kamikaze. La surprise n’en fut que plus étourdissante.
La pièce de Shakespeare conservant encore le record du nombre d’adaptations au cinéma (la plus ancienne étant tout de même un court-métrage tourné par George Méliès en 1902 !), Luhrmann allait donc devoir retrousser ses manches de ciné-Michou pour espérer se démarquer. Inutile de perdre son temps en fausses annonces, puisqu’en subordonnant une œuvre culte à son propre style (et non l’inverse), il relève le défi avec la puissance d’un César défilant avec style et panache dans une cité conquise avec force et stratégie. Si l’on fait le tour des adaptations récentes, on peut bel et bien parler d’un ravalement de façade salutaire. Rien à voir, donc, avec l’infâme cake aux légumes de Shakespeare in Love, allégé en matière grasse au profit d’un surplus de guimauve qui transformait la sève shakespearienne en gloubi-boulga écœurant. Rien à voir, aussi, avec le massacre d’un Roméo doit mourir totalement à côté de la plaque, prétendant marier hip-hop et kung-fu dans une romance interraciale sans sexe ni fièvre amoureuse. Rien à voir, enfin, avec la croûte musico-scénique de Gérard Presgurvic, qui laissait Damien Sargue et Cécilia Cara brailler en boucle des âneries du genre « Aimer, c’est bien ! ». Dans le cas présent, si modernisation il y avait, elle se devait d’effectuer le grand écart entre les deux auteurs, le respect de l’ancien devant être à l’égalité avec l’audace du nouveau. Qualifiant lui-même son objet de film « psychographique » et envisageant de ce fait la tragédie sous un angle coloré, Baz Luhrmann jouait ici les DJ Shakespeare, imposait au dramaturge british un groove et un sampling capables d’en booster toute la plume, et métamorphosait ainsi sa pièce la plus célèbre en tragédie MTV doublée d’un sacré collage avant-gardiste. A l’époque de sa sortie, ça frisait le jamais vu. Même verdict aujourd’hui : chaque nouvelle vision de la chose ne fait pas varier d’un iota notre approche subjective de son contenu.
Déjà bien présent dans la pièce de Shakespeare, le prologue a cela d’étrange qu’il ressemble moins au début d’un film qu’à sa bande-annonce. Son montage épileptique d’images et de cartons, avec de l’opéra en guise de musique et les médias d’aujourd’hui en guise de chœur, offre déjà sur plateau d’argent le bon réflexe à adopter vis-à-vis du régime d’images et de narration que l’on s’apprête à déguster – presque un effet d’annonce ironique qui accroit d’entrée l’ampleur opératique revendiquée du projet. D’autant qu’on y voit une présentatrice de journal télévisé jouer le rôle du chœur, plaçant de ce fait cette adaptation issue du style élisabéthain dans un cadre intemporel. Et quel cadre ! Gagnée par le bruit fort des hélicoptères de police et la fureur des flingues cracheurs de mort, Verona Beach – en réalité un mélange sexy des plages de Miami et des avenues de Mexico – est une cité constellée de graffitis, de buildings publicitaires, de culture lowrider à faire bander les créateurs de Pimp My Ride et de symbolique chrétienne encore plus dégoulinante que dans n’importe quel clip de Madonna. Bienvenue, donc, dans une ville fantasmatique qui n’existe pas, mais dont les portes ont été laissées grandes ouvertes par un hôte des plus éloquents. Dans le cadre, c’est la jungle urbaine, version littérale. Devenus des clans mafieux se disputant la Californie du 20ème siècle, les Capulet et les Montaigue se sont fringués en chemise hawaïenne, roulent dans des décapotables, se nettoient les conduits nasaux à grands coups de cocaïne et font s’abattre la colère de leurs guns dans des duels ritualisés à l’extrême. D’autres exemples ? Les voitures qu’on remplit à la station-service remplacent les chevaux que l’on faisait autrefois boire dans les rivières de Vérone, la substance apaisante créée par le père Lawrence (Pete Postlethwaite) intègre la marijuana parmi ses ingrédients de préparation, le Prince est devenu un capitaine de police hurlant sa colère face au chaos grandissant, et même, allons-y carrément, la déclaration d’amour au balcon s’est métamorphosée en ébats aquatiques dans une piscine.
Modernisation rimant souvent avec trahison, Baz Luhrmann n’ignorait sans doute pas qu’une épée de Damoclès s’agitait au-dessus de son crâne, les thuriféraires de Shakespeare étant prêts à le décapiter au moindre signe de dénaturation de leur objet de culte. C’est là que réside le magnifique double paradoxe de ce film-ovni décidément unique en son genre. D’un côté, en faisant le choix casse-gueule de respecter à la lettre les lignes du dramaturge, autant dans sa diction poétique que dans ses aphorismes, Luhrmann injecte une surdose de modernité dans un texte puissamment lyrique et musical. L’idée est au fond très simple : les paroles restent les mêmes (bien que raccourci à deux heures, les dialogues d’origine ont été respectés à la virgule près), mais c’est la musique qui a changé. De par l’énergie folle du montage, le phrasé littéraire de l’époque en vient à tutoyer le flow du rap, voire même du slam, où tout n’est poésie intemporelle du verbe et modernisation d’un texte lyrique. D’où cette folle intemporalité qu’une adaptation costumée et ancrée dans le respect de l’époque de la pièce n’aurait jamais pu toucher du doigt (oui, on vise toutes celles qui ont précédé celle-là). A titre personnel, on inviterait volontiers un certain Arnaud Desplechin à en prendre un peu de la graine, histoire de s’apercevoir à quel point sa propension à caser des dialogues de thésard supra-littéraires dans la bouche d’acteurs tout sauf naturels ne fait qu’aboutir à un langage décalé et incohérent.
D’un autre côté, Luhrmann se sert du texte shakespearien pour influencer sa propre mise en scène. Exemple : lorsque Benvolio dit à Roméo « Qui vise une belle cible, cousin, la touche vite ! », la réplique prend place durant une partie de billard, ce qui donne un double sens au texte. Cela prouve surtout à quel point le langage devient ici un jeu, une source de stratagèmes visuels et narratifs que d’aucuns ne cessent d’associer aux codes du clip musical à la sauce MTV, déployant de ce fait un style saccadé qui vrille les tonalités et les genres (comédie, drame, action…) dans un tempo relativement succinct. Cela vous choque ? C’est pourtant ce que Shakespeare mettait lui-même en pratique dans ses propres pièces, insistant plus que jamais sur le recours au populaire et à l’amusement pour évoquer le caractère complexe de la condition humaine. Sur ce terrain-là, Luhrmann n’essaie surtout pas de prendre la mesure de quoi que ce soit. Il préfère laisser le verre déborder. Il veut que ça coule de partout. Il veut que ça vibre de toutes parts. Il veut du spectacle, voilà tout. En choisissant d’introduire son décor par un motif théâtral très habile en matière de mise en abyme (l’arc de scène d’un cinéma démoli, situé sur une plage et offrant une vue béante sur le soleil couchant), il met déjà cartes sur table. La suite du show met la gomme : son montage est épileptique, ses images se retrouvent saturées de mille effets (couleurs flashy, ralentis, accélérés…) dans des scènes où la tension ne faiblit jamais, son intro installe un fort échantillonnage par des noms freezés, son art du zoom vise aussi bien les logos des familles que les marques de revolver (tiens, un calibre Beretta 92 est qualifié de « sword » !), ses références cinéphiles se voient comme le nez au milieu de la figure (du close-up sous influence Sergio Leone, des gunfights à la John Woo chorégraphiés et réglés comme des numéros de discothèque), et surtout, son goût du rococo nous met les orbites en boule de billard. Dans cet environnement coule de source le fétichisme du look, des parures, des bijoux, du kitsch baveux, du maquillage outrancier et du travestissement festif qui renvoie à tout un pan de la culture queer. Preuve en est que Mercutio (Harold Perrineau), personnage le plus provocateur de la pièce et secrètement amoureux de Roméo (si si, relisez la pièce !), est ici transformé en drag-queen black ! Bref, le clinquant tapageur dicte ici sa loi sur le cadre, le montage, l’esthétique et la mise en scène, faisant de ce Roméo + Juliette un hallucinant cocktail « rodéo + jaquette ».
On en oublierait presque d’évoquer le casting, pièce angulaire d’un film qui a bâti une large partie de son succès et de sa réputation sur son duo principal. Pas encore star de Titanic mais déjà auréolé d’un statut d’icône glamour à la River Phoenix (la ressemblance est d’ailleurs frappante dans les premiers plans où il apparait), le beau Leonardo DiCaprio transformait ici Roméo en simili-James Dean, rebelle romantique et sans cause, avec chemise hawaïenne et cigarette à la bouche, rédigeant des poèmes et traînant son spleen face aux vagues et au coucher du soleil. Une prestation habitée, fiévreuse, souvent impressionnante, qui lui aura même valu un Ours d’argent du meilleur acteur au Festival de Berlin. Actrice trop rare et sous-employée, Claire Danes faisait figure d’incarnation rêvée de Juliette, visage d’ange et regard éthéré (parfait raccord avec son déguisement pour la fameuse scène du coup de foudre). Les deux acteurs arrivent en tout cas à paraître remarquablement sobres au regard de toute la smala qui les entourent, composée d’acteurs confirmés qui se sont visiblement mis un peu trop de poudre blanche dans le pif. A titre d’exemples, notons que Diane Venora surjoue comme une diva à fond dans l’emphase, que Paul Sorvino fait déjà montre ici de son aptitude à cabotiner comme un cochon dans un écrin d’opéra rococo (ceux qui ont vu Repo! The Genetic Opera, suivez mon regard…) et que John Leguizamo, toujours en mode « Benny Blanco from the Bronx », en fait lui aussi des caisses, rendant son Tybalt plus psychotique que flamboyant. Ce choix d’une interprétation outrancière se cale à merveille en digne wagon dans ce gigantesque train d’extravagance auquel se résume le film. De même que sa sensationnelle bande originale, combinant de belles envolées de gospel à des artistes pop et modernes (Garbage, Radiohead, The Cardigans, Des’ree, Kym Mazelle…), traduit le désir de Luhrmann de rester ancré dans le monde de la rue et de fluidifier le montage au lieu de commenter l’action.
Au fond, il n’est pas trop difficile de déceler ce qui rend Roméo + Juliette si abouti et si apte à supporter des visions répétées. L’art au sens large étant fondé sur le contraste et les fascinantes images mentales qui peuvent naître de lui, Baz Luhrmann enfonce ici le clou d’un opéra avec les curseurs à fond sur le too much pour que les fulgurances les plus fortes soient avant tout fondées sur l’apaisement et, bien sûr, l’amour. D’où le fait que, malgré tant de fureur et de violence, les moments les plus inoubliables du film se résument à des images, des éclats, des fragments de magie. Une jeune romantique déguisée en ange qui observe le feu d’artifice depuis son balcon. Deux regards qui se croisent à travers un aquarium. Une douce étreinte dans une piscine ou sous une couette. Le désespoir de Juliette qui la verra commettre un acte insensé par amour. Les pleurs de Roméo face à un soleil couchant chargé de sens. Et bien sûr, au-dessus de tout, un climax final dévastateur où le sacrifice amène la paix et où l’amour trouve son éternité dans la mort. On a beau connaître par cœur cette histoire universelle, jamais ne l’avait-on vue aussi belle et aussi déchirante à l’écran.
2 Comments
Superbe analyse ! Comme à peu près toutes d’ailleurs, félicitations !
Nous écrivons également sur un blog de cinéma avec un ami, si jamais vous voudriez y jeter un oeil :
https://critiquecollaterale.video.blog/2020/01/11/il-est-difficile-detre-un-dieu-critique-fecale/
Bonne continuation !
Fulgurante et sublime analyse pour un film exaltant. Ne suis remise ni de l’une ni de l’autre. Merci.