Rage

REALISATION : David Cronenberg
PRODUCTION : Cinépix, Famous Players Film Company, Canadian Film Development Corporation, Dunning/Link/Reitman
AVEC : Marilyn Chambers, Frank Moore, Joe Silver, Howard Ryshpan, Patricia Gage, Susan Roman, Roger Periard, Terry Schonblum, Robert O’Ree, Terence G. Ross
SCENARIO : David Cronenberg
PHOTOGRAPHIE : René Verzier
MONTAGE : Jean LaFleur
BANDE ORIGINALE : Ivan Reitman
ORIGINE : Canada, Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : Rabid
GENRE : Fantastique, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 3 août 1977
DUREE : 1h31
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Victime d’un grave accident de moto avec son ami Alex, Rose est emmenée d’urgence à la clinique voisine, dont le grand patron, le docteur Dan Keloid, est spécialisé dans la chirurgie esthétique. Le triste état de Rose offre à Keloid l’occasion d’expérimenter un type de greffe tout à fait nouveau. Après un mois de coma, elle se réveille brutalement. Son métabolisme a changé et un nouvel orifice est apparu sous son aisselle. Elle ne peut plus digérer de nourriture et doit s’alimenter directement de sang, qu’elle pompe par l’intermédiaire d’un dard rétractable logé dans le nouvel orifice. La victime est alors contaminée et développe des symptômes proches de ceux de la rage. Animée de pulsions d’une extrême violence, elle doit à son tour chercher du sang. L’épidémie se répand rapidement, la loi martiale est décrétée…

Le « ciné-psy de Toronto » amplifie son cinéma subversif avec cette œuvre tétanisante et bouleversante sur l’altérité du corps social. Avec une stupéfiante actrice issue du cinéma X : Marilyn Chambers.

Le système avantageux des tax shelter au Canada n’ayant fait que des heureux – commercialement parlant – suite au succès de Frissons, il était clair que la société Cinépix n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Tourné deux ans plus tard dans les mêmes conditions de production (soit près de Montréal avec un petit budget), Rage forme quasiment un diptyque avec Frissons, aussi bien parce qu’il en reprend les données principales (les bidouilles génétiques, les greffes d’organes ratées, la prolifération d’une maladie sexuellement transmissible, le débordement du refoulé) que parce qu’il en exacerbe la portée initiale. La promesse de la scène finale du film antérieur se voit en effet ici concrétisée, filmant la propagation d’une épidémie à l’échelle d’une ville entière et non plus en la circonscrivant à un lieu clos. Œuvre à la fois suite et jumelle, donc, qui duplique des gènes pour finalement en inverser la nature et la portée. Si le regard subversif de Cronenberg sur la science et la société répond ainsi toujours à l’appel, il opère pour le coup un virage à 180° en donnant chair à un film différent en tous points, peu motivé à l’idée de jouer la carte de la provocation gore, et d’où émerge enfin un élément assez peu mis en avant dans la plupart des analyses de la filmo cronenbergienne : l’empathie. S’il y a bien un reproche que l’on pouvait faire au « cinépsy de Toronto » à ses débuts, ce n’était pas de s’efforcer de faire ses gammes sur chaque film à des fins de perfectionnement (après tout, les progrès se sont toujours fait sentir d’un film à l’autre…) mais de reléguer l’implication émotionnelle du spectateur au rang de joker gadget. La froideur de la mise en scène, la peinture austère d’un monde clinique où l’organique devient révolution, les comédiens réduits à des rats de laboratoire (parce que sujets d’un véritable film-expérience), la prédominance de la matière du virus sur celle de l’humain… Tout cela aura pu peser un peu lourd dans cette réputation de « savant fou » que Cronenberg s’est longtemps trimballé. C’est bel et bien avec Rage que ce schéma binaire prend fin. Cette fois-ci, le cinéaste fait l’effort de se concentrer sur un personnage spécifique, réceptacle d’un terrible désastre, et à partir duquel le film va focaliser toute sa dramaturgie. Non pas parce que l’humain prend enfin le dessus sur le virus, mais parce qu’ici, ironie suprême, l’humain est le virus.

Il arrive souvent qu’un simple détail arrive à amplifier – voire à déterminer – la substantifique moelle d’un film de cinéma. Rage en est la preuve éclatante, et ce en raison du choix de son actrice principale. Cronenberg ayant échoué à avoir Sissy Spacek pour le rôle principal (les producteurs refusèrent l’actrice de Carrie pour cause d’accent texan et de tâches de rousseur !), c’est une stratégie maline d’Ivan Reitman – toujours producteur et superviseur de la musique – qui l’aura amené à engager la porno-star Marilyn Chambers, inoubliable héroïne de Derrière la porte verte des frères Mitchell et aperçue au Canada sur une publicité vantant la « pureté » d’un savon ! Ce fut là sa seule et unique incursion dans le cinéma dit « traditionnel », ce que l’on peut juger triste au vu de sa stupéfiante interprétation. Mais le choix d’une telle « star » doit-il vraiment se réduire à une stratégie commerciale ? Oui, si l’on considère que les premiers films de Cronenberg n’étaient alors visibles que dans de petites salles de quartier, en particulier des salles X. Non, si l’on considère que tout spectateur de ce genre de salle, convaincu d’assister à quelque chose d’interdit, se sent alors dépositaire d’un « secret » en sortant de la projection.

En tant que « cobaye programmé » d’un film subversif, le spectateur qui découvre Rage ne peut passer sous silence le passif de l’actrice et l’intègre donc à sa propre approche du film. Cela se vérifie d’autant mieux que le cinéaste tire lui-même profit de cette idée. D’une part, une scène nous montre Marilyn Chambers, maquillée et habillée d’un épais manteau de fourrure, marchant dans une rue et passant devant un cinéma porno dans lequel elle s’empresse de rentrer – on sent alors que Cronenberg joue avec l’imagerie du porno 70’s pour mieux la retourner. D’autre part, pour un film qui présente une vision morbide et virale du sexe, le choix d’une reine du porno n’a rien d’innocent. La pulsion elle-même est ici ce qui casse l’ordre social, ce qui lézarde ou détruit les installations humaines les plus réfrigérantes et les plus abstraites, toujours avec cette promesse d’un devenir organique du monde. Il n’est donc pas surprenant que le fait de placer une actrice de films X au centre d’un film d’horreur gore offre la promesse d’une autre mise en scène du corps, celui d’une femme reléguée en victime sacrificielle d’une société trop puritaine qui prend peur face à une liberté sexuelle impossible à réfréner. Ainsi, chaque attaque du personnage s’achève sur une étreinte orgasmique qui laisse le contaminé (un routier, un fermier libidineux, un client de cinéma porno, une jeune femme dans un jacuzzi…) dans un état de rage, et voir in fine le cadavre de cette femme-virus balancé froidement dans une benne à ordures par un état totalitaire a valeur de message politique à peine caché. De là à lire Rage comme la préfiguration du passage de l’après-révolution sexuelle aux années Sida, il n’y a qu’un pas, vite franchi.

Le physique idéal de girl next door qui caractérise Marilyn Chambers compte pour beaucoup dans l’incroyable richesse analytique de Rage. Elle devient ainsi la première héroïne tragique de la filmo de Cronenberg, à mi-chemin entre la tueuse incapable de réprimer sa nature et la victime téléguidée par un corps en transformation. Parce qu’au fond, Rage ne parle que de cela : un dérèglement causé par une science terroriste qui reformate le corps en objet d’interrogation. Rose, une accidentée de la route, sert ici de cobaye involontaire à une greffe de peau inédite, pratiquée en toute illégalité par un docteur du nom de Keloid (jeu de mot phonétique avec le nom d’une tumeur fibroblastique !). Bien sûr, l’expérience tourne mal et provoque une étrange mutation : Rose se retrouve avec un étrange orifice situé au creux de son aisselle d’où sort un dard phallique et rétractile, lequel lui permet de pomper le sang de ses victimes en les étreignant et de leur inoculer une violente pulsion de rage. Vampirisme et toxicomanie sont donc les pistes analytiques les plus évidentes qu’offre cette nouvelle épidémie, avec une jolie dose de psychanalyse en prime. Dès l’apparition du nom de Freud sur un livre dans l’une des premières scènes, il est permis d’envisager que la maladie de Rose ne soit pas tant corollaire de cette greffe de peau ratée que des séquelles traumatiques de son accident. Rage, un film freudien ? Cela se fait sentir au vu d’événements horribles qui font se superposer la jouissance et la pulsion meurtrière chez un individu, qui plus est avec une sexualité nouvelle qui active un processus de réinvention de son propre corps et de son rapport à l’Autre. En outre, voir Marilyn Chambers passer à côté d’une affiche du film Carrie dans une scène n’est pas un simple clin d’œil à l’actrice qui devait initialement jouer son rôle. C’est parce que les deux films parlent tous les deux d’une jeune femme terrorisée par les assauts de son propre corps. Et Rage atteint son meilleur niveau lorsque Cronenberg dissèque à l’os cette dichotomie victime/prédatrice qu’incarne son corps central : étreinte avec n’importe qui (y compris une vache !), sevrage en position fœtale sur le carrelage, attaque mortelle filmée comme un acte d’amour, empathie dans la monstruosité, mort au bout du fil. Avec, en guise d’amertume finale, une contradiction à échelle humaine que le puritanisme ambiant traite comme un déchet.

Afin de capter le chaos d’une infection d’une grande échelle, Cronenberg pratique certes la stratégie inverse de Frissons en multipliant les lieux de tournage, mais en faisant toujours en sorte de ne jamais perdre de vue le corps central de son expérience. Le système de cercles concentriques qui était ainsi au cœur de Frissons est à nouveau réitéré ici, à ceci près que ce n’est plus une intro choc qui l’active mais bel et bien la position même du protagoniste dans l’espace. Preuve en est que dans la plupart des scènes (surtout celles de la clinique), Rose apparaît au centre du cadre ou dans un recoin, que ce soit immobile ou en train de marcher sereinement, tandis que la panique se propage à sa périphérie. Quant à l’épidémie en tant que telle, elle n’est plus la promesse d’une apocalypse orgiaque mais dessine au contraire les prémices d’une effroyable refonte sociétale. A mi-chemin de son récit, Cronenberg s’écarte ainsi du registre exclusivement fantastique pour s’en aller lorgner du côté de l’horreur politique à la sauce The Crazies, et dès lors, l’épidémie semble moins l’intéresser que les effets rétroactifs qu’elle provoque sur les autorités. Confronter le corps anatomique au corps social lui permet d’enregistrer comment l’un contamine l’autre (ou les uns de l’autre), comment un organe touché a une incidence sur l’évolution du corps tout entier. Et c’est cette irrémédiable progression du mal, parallélisée avec l’utilisation de l’épidémie comme prétexte à installer la tyrannie sécuritaire, qui suscite chez Cronenberg à peu près autant de fascination que de colère. Le rapprochement théorique entre Rage et le cinéma de George A. Romero ne grossit pas davantage, ne serait-ce que parce que le cinéaste de Zombie s’en est toujours tenu à dessiner les contours d’une critique sociopolitique très concrète. Et quand bien même ses enragés ont un look de zombie, Cronenberg préfère se placer en retrait des codes du genre et profiter de cette situation chaotique pour enrichir son point de vue sur le corps martyrisé, ici enjeu d’une bataille dont l’esprit n’a plus conscience. L’altérité commune du corps et de l’identité : un thème intemporel qui allait très vite devenir un important fil directeur pour la filmo du cinéaste canadien, de Rage jusqu’à Cosmopolis en passant par Vidéodrome et La Mouche.

Plus maîtrisée qu’avant, la mise en scène de Cronenberg fait preuve d’une sobriété payante car subordonnée à une narration linéaire qui épouse cette quête désespérée de chaleur dans un monde médicalement glacial. Un parti pris que la partition d’Ivan Reitman entretient aussi à sa façon, préfigurant de ce fait le fabuleux travail atmosphérique qu’effectuera ensuite Howard Shore sur les futurs films de Cronenberg. En effet, la musique de Rage ne dramatise pas l’action et ne cherche pas non plus à l’adoucir, mais vise plutôt à refléter une sorte de mélancolie ironique et distanciée, contraste idéal vis-à-vis de l’horreur des situations. Cette mélancolie, c’est très clairement celle qui se dégage du cobaye central, déesse du porno réinventée en martyre de la « nouvelle chair » qui se fait objet de fascination terrifiée autant que d’empathie tourmentée – on insiste très fort là-dessus. L’humanisme puissant de David Cronenberg éclate ainsi au grand jour avec ce film, pour le coup capital dans le façonnage ludique d’une authentique inner terror que le terrifiant Chromosome 3 allait ensuite porter à son plus beau zénith. Pour le reste, d’aucuns se mettront assurément le doigt dans l’œil à s’efforcer de relier Rage à un panel de séries B postérieures – en particulier La Mutante avec Natasha Henstridge – qui s’en tenaient à des schémas scénaristiques très conventionnels avec une subversion au point mort. D’autres iront même jusqu’à prétendre qu’un remake de Rage aurait vu le jour assez récemment, mais là, on préfère croire à une mauvaise blague, histoire de ne pas finir vert de rage.

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Frissons

Acte de naissance du "body horror" et virus subversif qui a su garder son facteur élevé de propagation, par un...

Fermer