Retrouvez notre dossier consacré au festival de Cannes 2011
Depuis ses débuts, Maïwenn Le Besco a fait son chemin, passionnément. Interprète d’Adjani enfant dans L’Eté meurtrier de Jean Becker (1983), compagne puis épouse de Luc Besson à 16 ans, traquée dans Haute Tension d’Alexandre Aja (2006), elle passe à la réalisation en 2006 avec Pardonnez-moi où elle règle ses problèmes familiaux, notamment avec son père, évoluant caméra à l’épaule au milieu de comédiens professionnels qui jouent les siens, puis avec Le Bal des Actrices (2009) où tout le monde tient son propre rôle (elle-même, son conjoint Joeystarr, leur fils, ses copines actrices) mais joue délibérément sur le flou entre authenticité et exagération. Polisse marque assurément un tournant dans sa carrière. Bien sûr, elle y travaille de nouveau le rapport entre réalité et fiction, puisqu’elle choisit de n’évoquer dans cette chronique de la Brigade de Protection des Mineurs (BPM) du 20e arrondissement de Paris que des affaires ayant réellement eu lieu. Mais, aidée par sa co-scénariste Emmanuelle Bercot – également interprète du film – et par son producteur Alain Attal, elle franchit un pas dans la mise en fiction ou tout au moins dans la mise en forme d’un matériau brut, d’un concentré de cas plus ou moins sordides et de tranches de vie de policiers qui résulte de plusieurs semaines d’immersion dans la BPM. Le quotidien de ces policiers, ce sont les gardes à vue de pédophiles, les arrestations de pickpockets mineurs mais aussi la pause déjeuner où l’on se raconte ses problèmes de couple ; ce sont les auditions de parents maltraitants, les dépositions des enfants, les dérives de la sexualité adolescente, mais aussi la solidarité entre collègues et les fous rires incontrôlables, même dans les moments les plus impensables. C’est savoir que le pire existe, et tenter de faire avec…
Maïwenn l’a observé : la vitesse est une nécessité qui fonde le quotidien de ces policiers. Elle leur est indispensable s’ils veulent tenir le coup. Ils attendent avec impatience des sorties « sur le terrain », de l’action, un peu d’adrénaline pour rompre avec leur cloisonnement dans des bureaux certes colorés mais où défilent les détraqués sexuels et où se règlent dans les larmes et une tension extrême d’atroces affaires d’inceste, de pédophilie ou encore de viol. Les affaires doivent se succéder sans qu’ils aient le temps de connaître l’issue juridique de chacune d’entre elles, sans qu’ils aient le temps de s’attacher aux individus qu’ils tentent de préserver et de protéger ou de nourrir une rancune envers ceux qu’ils voudraient voir croupir derrière les barreaux. L’enjeu, pour chacun(e), est de tenir bon dans le flux : celui des affaires qu’il/elle gère au travail, mais également celui de sa vie privée, souvent instable (une autre observation essentielle de Maïwenn sur le terrain : les policiers de la BPM sont dans leur immense majorité divorcés). Le deuxième peut parfois être un refuge, une échappatoire par rapport au premier. Mais la plupart du temps, les deux s’entremêlent pour chaque individu et, fatalement, la trajectoire émotionnelle de chacun(e) se superpose à celles des autres, au travail comme à côté, où les policiers se voient sans arrêt, au déjeuner ou à l’apéro. Le parti-pris narratif de Maïwenn et d’Emmanuelle Bercot de filmer autant l’à-côté du travail que le travail lui-même est immédiatement légitimé par le fait que, pour les personnages comme pour les policiers dans la réalité, la frontière entre les deux soit ténue. Retranscrivant la vitesse recherchée inconsciemment par les personnages dans sa narration et sa mise en scène ultra-réactive, la cinéaste parvient en quelques scènes à faire de cet agglomérat de personnalités bien trempées, gouailleuses et impulsives un groupe humain incroyablement vrai, rendu attachant par une distribution réjouissante : Emmanuelle Bercot donc, mais aussi Marina Foïs, Karin Viard et Karole Rocher, déjà présentes dans Le Bal des Actrices, Nicolas Duvauchelle, Frédéric Pierrot, Naidra Ayadi, Jérémie Elkaïm, Arnaud Henriet et… Joeystarr, encore.
Dans les flux émotionnels et professionnels qui s’entrecroisent non sans une certaine grâce, avec une immédiateté de la mise en scène au plus près des visages, une aisance dans l’écriture des dialogues et le surplus d’improvisation qu’y ajoutent les interprètes, certaines personnalités et certains moments retiennent particulièrement l’attention. C’est une évidence : Joeystarr frappe plus que qui que ce soit d’autre dans Polisse. Le projet était fondé entre autres, il faut le dire, par l’envie qu’avait Maïwenn de retravailler avec lui après Le Bal des Actrices où, déjà – et dans son propre rôle -, il éclatait au point de décrocher une nomination au César du meilleur second rôle. Ici, il se fond dans les contraintes d’une fiction davantage réglée et écrite et impose en même temps au film son charisme sauvage et balafré (physiquement comme psychologiquement) et une prestance incroyable qui nous le font considérer non plus seulement comme le leader de NTM mais comme un acteur de cinéma-né. A l’écran, il est Fred, le plus solide de l’équipe et à la fois l’un des plus fragiles, comme si sa carrure imposante lui permettait de résister à cette vitesse du quotidien, à ses supérieurs hiérarchiques également, et donc de s’attacher, s’il le veut, à qui il veut et quand il veut. Il est à la fois la terreur que l’on appelle lorsqu’un interrogatoire n’avance pas et le cœur d’artichaut qui aimerait prendre sur ses épaules toute la misère des enfants de Paris et qui, dans une scène bouleversante, s’effondre en même temps qu’un gosse que sa mère est obligée d’abandonner, refusant de l’élever dans la rue… Le film n’est pas non plus exempt de défauts, et ceux-ci se situent en grande majorité à ce niveau-là : en développant une histoire d’amour entre Fred et le personnage qu’elle incarne elle-même, Mélissa, une reporter photo mandatée à la BPM par le ministère de l’Intérieur, Maïwenn prend le risque de casser par moments le rythme et la cohérence de l’ensemble. En outre, on a du mal à interpréter la présence de ce personnage-pivot entre l’unité de police et les spectateurs autrement que comme la reconnaissance par la cinéaste d’un besoin, encore, de mettre en abîme son manque de confiance en elle en tant que raconteuse d’histoires.
Non, Polisse n’est certainement pas un grand film, mais une œuvre que le jury De Niro du Festival de Cannes 2011 a eu bon ton de saluer d’un Prix du Jury, celui-ci revenant à un « petit chouchou » de la sélection, à un artiste que l’on sent sur la bonne voie et que l’on a envie d’encourager. Si le glissement que Maïwenn opère ici vers davantage de sérieux et de rigueur n’en font pas instantanément une grande artiste, elle nous laisse entrevoir avec cet opus tout le potentiel de son œuvre à venir. Le degré d’incarnation, la densité de la matière filmée, l’intensité de la mise en scène atteignent par moments des sommets qui marquent durablement et autorisent la comparaison avec celui qui excelle plus que n’importe quel autre à ces trois niveaux aujourd’hui dans le paysage cinématographique français, Abdellatif Kechiche. Maïwenn partage avec ce dernier – bien qu’à des degrés différents – une capacité à offrir au spectateur des tranches de vie comme autant d’invitations à être lui-même acteur de l’histoire. Ou plutôt du flux des trajectoires émotionnelles plus ou moins suivies, développées, faisant l’objet de choix inégaux d’attention et d’attachement – comme dans la vraie vie après tout. Au point que parfois, tandis que l’on a, un temps, perdu de vue tel personnage, sa trajectoire individuelle au sein du groupe resurgisse brusquement au premier plan comme un arc dramatique décisif (la fin, hallucinante). L’ensemble de ce qui défile à l’écran est si débordant de vie que l’on se passionne autant pour des récits d’enfants qui racontent les actes dont ils ont peut-être été victimes sans forcément s’en rendre compte (la petite Malonn Lévana, vue dans Tomboy de Céline Sciamma, ouvre le film de manière incroyable) que pour les débats politiques et les conversations sur le sexe entre collègues à la cantine, pour les déballages de linge sale entre coéquipières qui ne se supportent plus (géniales Marina Foïs et Karin Viard) autant que pour les interventions de terrain où des enfants doivent être arrachés, pour leur bien, à leurs propres parents, parce que ceux-ci sont également leurs exploiteurs. En ne choisissant pas d’exclure le drôle pour parler du terrible, en entremêlant vies professionnelle et privée de ses personnages, en embrassant en fin de compte TOUT ou du moins en donnant l’impression de le faire (2h10 de film pour 150h de rushes!), Maïwenn répète une fois de plus son attachement à la vérité tout en expérimentant de nouvelles manières, plus pensées mais aussi plus risquées, de la chercher. Polisse demeurera assurément une œuvre importante dans le rapport entre cinéma et réalité sociopolitique en France et ni plus ni moins que l’un des films les plus généreux de l’année.
Réalisation : Maïwenn
Scénario : Maïwenn et Emmanuelle Bercot
Production : Alain Attal
Bande originale : Stephen Warbeck
Photographie : Pierre Aïm
Montage : Laure Gardette et Yann Dedet
Origine : France
Date de sortie : 19 octobre 2011
NOTE : 5/6