D’où lui venait cet attachement constant au processus de création ? Et ce mélange de douleur et de force qu’elle dégageait plus que quiconque sur scène ? Tous ses danseurs sont au moins d’accord sur un point : Pina les a changés, élevés, révélés à eux-mêmes. Et pour cause, si l’œuvre de Pina Bausch est si frappante – tout en gardant elle aussi une part de mystère, c’est qu’elle semble poser précisément cette question : « A quoi aspirons-nous ? D’où nous vient ce désir ardent d’aller de l’avant, d’aller plus haut ? ». Chercheuse radicale, la chorégraphe joue sur le mouvement et les obsctacles qu’il rencontre, comme dans le bouleversant Café Müller, où une femme avance les yeux fermés dans une salle remplie de chaises, et où un homme, dans un élan altruiste qui tranche avec la dominante désespérée de l’œuvre, s’acharne à lui frayer un chemin sûr à travers la scène. Revoir des extraits de cet opus suscite en nous des émotions d’autant plus fortes que Pina Bausch interprétait elle-même ce rôle de Café Müller en ouverture de Parle avec elle de Pedro Almodovar (2002), l’une de ses rares apparitions au cinéma.
L’un des danseurs dit à Wenders : « Je pense qu’il y a une part d’elle en nous et que nous faisons nous-même partie d’elle ». Ses mots décrivent presque l’enjeu du film : tandis que les œuvres de la chorégraphe-danseuse touchent toujours à quelque chose de transcendant, d’invisible, l’invisible, ici, c’est elle. Il est passionnant de voir les différents moyens que trouve Wenders pour rendre le plus bel hommage possible à son amie disparue, pour faire d’elle malgré tout le personnage central du film. Il y a bien sûr, quelques images d’archives, mais très peu. Ce qui rend chacune d’entre celles-ci si puissante, c’est le travail d’évocation de Pina qui est mené par ailleurs à travers l’interprétation de son œuvre par ceux qui lui ont survécu. Autrement dit, on sent tellement Pina présente dans les passages où elle n’est pas à l’écran que lorsqu’on nous la montre, on a simplement l’impression qu’elle était toujours là, derrière un rideau, à observer les danseurs, et qu’elle sort furtivement pour se montrer au public.
L’une des gageures du film, c’est de faire une utilisation de la 3D qui aille dans ce sens d’une restitution la plus vivante possible de l’art de la chorégraphe. Le début du film, avec un extrait du Sacre du Printemps, montre que la promesse est tenue : la caméra évolue sur scène avec une grâce presque comparable à celle des danseurs, dont elle vient parfois scruter les expressions, permettant ainsi au spectateur de comprendre le terme « Tanztheater » (« danse-théâtre »), de réaliser à quel point l’art de Pina Bausch est aussi lié au visage, et parfois à la parole. La 3D crée aussi une impression de tangibilité de ces corps qui évoluent à l’écran. La profondeur de champ renforcée par cette technique ne peut que mettre en valeur les corps qui se meuvent au premier plan, particulièrement lors des passages dansés en extérieurs. Ce choix judicieux d’élargir l’espace du film du Tanztheater à Wuppertal et ses environs suggère joliment que l’art de Bausch parle du monde, de l’inscription de l’homme dans un environnement. Il n’était peut-être pas indispensable que cet environnement soit figuré littéralement à l’écran puisque la mise en scène des spectacles de Bausch parvient toujours à le suggérer. Mais de fait, ce choix de Wenders permet aux spectateurs qui connaissent peu l’œuvre de Pina Bausch de mieux en saisir les thématiques et les motifs récurrents : le cinéaste inscrit dans un environnement urbain des chorégraphies évoquant les rituels sociaux, les codes de la séduction ou la solitude dans le couple, et dans un environnement naturel souvent éblouissant d’autres œuvres où les quatre éléments naturels ont une grande importance.
Plus belle idée de toutes, l’évocation des quatre saisons (à travers les décors naturels choisis par Wenders ou cette chorégraphie de Bausch qui les résume à des gestes symboliques) ainsi que le filmage récurrent du passage du monorail suspendu de Wuppertal servent de métaphores du passage du temps. Il se dégage de la luminosité et la sérénité des images de Wenders une sorte de philosophie de l’acceptation de la fuite du temps et de l’approche de la mort. Jusque dans sa dernière danse, où les danseurs reprennent les pas de l’ouverture (la représentation des quatre saisons) dans un décor aux allures d’éden, le film paraît être une consolation de la mort de la chorégraphe, un hymne à la vie qui doit continuer sans elle. De toute manière, elle est toujours là, Pina. Dans le tout dernier moment qui précède le générique de fin, les lumières du Tanztheater s’éteignent, et elle apparaît sur un écran posé sur la scène. Elle vient danser, la nuit, lorsque tout est calme. Et ses paroles résonnent encore : « Tanzt, tanzt, sonst sind wir verloren! » (« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus ! »).
Réalisation : Wim Wenders
Scénario : Wim Wenders
Production : Wim Wenders et Gian-Piero Ringel
Bande originale : Thom Hanreich
Photographie : Hélène Louvart et Jörg Widmer
Montage : Toni Froschhammer
Origine : Allemagne / France
Date de sortie : 6 avril 2011