REALISATION : Saul Bass
PRODUCTION : Paramount Pictures, Swashbuckler Films
AVEC : Nigel Davenport, Michael Murphy, Lynne Frederick, Alan Gifford, Robert Henderson, Helen Horton, Wesley Jonathan, James Martinez, Missy Yager, Drew Sidora
SCENARIO : Mayo Simon, Barry N. Malzberg
PHOTOGRAPHIE : Dick Bush
MONTAGE : Willy Kemplen
BANDE ORIGINALE : Brian Gascoigne
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Fantastique, Science-fiction
DATE DE SORTIE : 1er octobre 1975
DUREE : 1h33
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Ernest Hubbs, un biologiste anglais, observe un dérèglement du comportement des fourmis dans une vallée de l’Arizona. Des espèces autrefois en conflit se mettent à communiquer entre elles, tandis que leurs prédateurs habituels disparaissent de façon inquiétante. Le professeur recrute le scientifique J.R. Lesko, spécialiste du langage, pour étudier ce curieux phénomène. Ce qu’ils vont bientôt observer sur place dépasse l’entendement…
L’unique long-métrage réalisé par Saul Bass, graphiste de génie et artiste visionnaire, sort enfin en DVD et Blu-ray sous l’égide de Carlotta. Une pépite inratable pour tout cinéphile digne de ce nom.
Celui-là, on peut dire qu’il tombe à pic. A l’heure où nous écrivons ces lignes, l’heure est au confinement total, à la précaution la plus vitale et à la « guerre » contre un « ennemi invisible ». C’est donc peu dire que redécouvrir l’unique long-métrage du génial graphiste américain Saul Bass dans de telles conditions n’est pas du genre à nous égayer un minimum ou à nous remonter le moral, quand bien même la « menace » ici présentée n’est pas à proprement parler de nature virale. En revanche, pour le cinéphile aventurier qui souhaite profiter d’un tel isolement pour parfaire sa recherche de raretés filmiques et stimulantes, c’est un éblouissement absolu. Mieux : une certaine conscience de son propre aveuglement. Témoignage fort d’une époque où le cinéma (de genre, mais pas que) se permettait à peu près tout en matière d’expérimentation, Phase IV braque de nouveau les projecteurs sur une idée de moins en moins prise en compte par le tout-venant : et si la science-fiction avait moins valeur à extrapoler sur les mille possibilités cachées du cosmos spatial qu’à passer la planète Terre au microscope en vue d’y trouver un autre cosmos ? En gros, et si l’inconnu était déjà là, à portée de main, caché par une simple question d’échelle ? Et si l’humain était lui-même à l’image de ces créatures qui grouillent sous ses pieds ? Deux ans avant le film de Saul Bass, la fiction documentaire Des insectes et des hommes de Walon Green – brillant scénariste de Sorcerer et de La Horde sauvage – avait déjà donné le « la » d’une étude du fonctionnement des insectes par un jeu de miroir avec notre espèce, le tout avec des angles et des techniques de filmage assez comparables. Phase IV aura néanmoins enfoncé le clou en s’aventurant de plein fouet sur le terrain du film d’anticipation, et en traitant, par le biais d’un énième pitch d’invasion animale à base de fourmis génétiquement modifiées, de la façon dont la science de l’homme finit par s’effondrer devant la conscience de l’insecte, ici tributaire de la marche du globe.
Loin de bâtir une métaphore purement kafkaïenne sur l’altérité (à l’image de ce que David Cronenberg avait pu travailler dans La Mouche), Saul Bass se contentait ici de suivre le cours d’une expérience scientifique en plein désert de l’Arizona, selon une narration organisée en « phases » (dont la quatrième, habilement gardée sous silence, ne s’activera qu’au lancement du générique de fin). C’est qu’ici, l’être humain passe peu à peu du statut de meneur scientifique à celui de cobaye insoupçonné d’une expérience qui le dépasse, à l’image du trajet subjectif du héros astronaute de 2001 l’odyssée de l’espace. La connexion avec le monument métaphysique de Stanley Kubrick n’est d’ailleurs pas si fortuite qu’elle en a l’air, tant les films partagent la même structure et les mêmes motifs : ouverture cosmique sur « l’infiniment petit » (une société microscopique qui s’autogère et se hiérarchise lentement), échec commun (et progressif) d’une humanité trop rationnelle pour accepter l’inconnu et d’une technologie trop déficiente pour l’aiguiller dans son parcours, climax final sur « l’infiniment grand » où une nouvelle super-intelligence fait accéder l’humain-insecte à une sorte de transcendance. Sans parler de l’une des images les plus visuellement marquantes du film : les artéfacts de cette nouvelle génération de fourmis mutants, sorte de vastes piliers légèrement ouverts sur le haut, avec une fente évoquant la bouche d’une créature, à mi-chemin entre les moaï de l’île de Pâques et le monolithe de 2001. De par son génie à scruter l’insecte à échelle humaine (un effet rendu possible par un saisissant travail de macro-footage), Saul Bass installe un malaise des plus progressifs, alimenté autant par le schéma visuel répulsif de ces créatures – le masticage d’une petite fourmi par une affreuse mante religieuse égale ici l’impact d’une scène gore – que par cet étourdissant souci d’épure géométrique, déployé dans chaque scène jusqu’au vertige.
Comme tout artiste graphique qui se respecte, Saul Bass sait pertinemment que le « moins » peut souvent devenir l’ami du « plus ». Phase IV lui donne donc l’occasion de fuir les ficelles les plus conventionnelles du film d’invasion animale (Grand-Guignol à foison, effets spéciaux spectaculaires, recette d’épouvante éculée…) et de se soumettre plutôt au jeu de l’abstraction conceptuelle – encore un lien avec Kubrick. Rythme lent, froideur quasi tarkovskienne, grammaire de huis clos réflexif, musique synthétique des plus envoûtantes, voix off de plus en plus pessimiste : il ne lui en faut pas davantage pour donner à ce suspense scientifique – marqué par une forte prédominance des effets sonores – une dimension psychédélique, en l’état assez proche de celle qui irriguait le THX 1138 de George Lucas (sorti deux ans plus tôt). Le décor du désert est lui aussi un atout dont il parvient à tirer avantage : située dans le chantier abandonné (détruit ?) d’un hypothétique lotissement intitulé « Paradise City » et situé en plein désert (« Dans le désert, même les maisons refusent de pousser », entend-on à un moment), l’action prend très vite les contours d’un assaut de western, où un ennemi proliférant et stratégique met progressivement à l’épreuve les quelques résidents d’un laboratoire scientifique paumé à l’écart de toute civilisation. Il s’agit bel et bien d’une guerre, avec cette idée maline que l’envahisseur n’est jamais celui que l’on croit (qui était là en premier, d’abord ?) et ce regard entomologiste de Bass qui achève de recourber le propos caché du film : l’humain, sujet réel d’une expérience menée par les insectes, devient in fine son propre sujet d’étude en arpentant lui-même une galerie souterraine. Un sentiment d’oppression alimenté par un crescendo fou, jusqu’à une conclusion apocalyptique sur laquelle plane une certaine ambiguïté – la fin originale voulue par Saul Bass était bien plus explicite sur les caractéristiques de cette fameuse « quatrième phase ».
Reste un effet que l’on était en droit d’attendre d’un tel film : au vu d’un Saul Bass qui aura su donner aux génériques les plus célèbres du cinéma américain (Hitchcock, Preminger et Scorsese, entre autres, lui doivent tant) une puissance expressive si dévastatrice, où réside l’influence de son célèbre travail graphique dans Phase IV ? Réponse : partout. Dans son art incontournable du montage, riche en dissociations formelles et en perspectives géométriques, par lequel une figure humaine se voit absorbée et soumise à un déluge de bizarreries visuelles (souvenez-vous de la figure hypnotique de la spirale dans le générique de Vertigo). Dans son alternance de gros plans et de plans larges, tous deux soumis à une perpétuelle superposition d’images et de couleurs – idéal pour activer la montée de l’angoisse et suggérer l’effet de contamination avec trois fois rien. Dans ses idées plastiques nourries à tout un pan de la culture populaire, allant des théories surnaturelles (la figure géométrique dans le champ de maïs n’est pas sans rappeler les fameux crop circles) jusqu’au 7ème Art lui-même (la fourmi qui sort d’une main humaine est un clin d’œil criant au Chien andalou de Buñuel). Dans cette constante recherche de beauté plastique et d’inventivité visuelle, ici toutes deux entretenues par un mélange des genres qui ne se définit jamais comme tel et qui confère au film une universalité à l’épreuve du temps. A l’image de l’immémoriale Nuit du chasseur de Charles Laughton, Phase IV appartient bel et bien à cette catégorie de météores filmiques, lancés par des artistes visionnaires qui, le temps d’un unique long-métrage incompris à son époque, auront donné un nouveau visage à leur art solaire, évoluant ainsi de l’aurore vers l’éclipse. N’est-ce pas là le propre des chefs-d’oeuvre ?
Test Blu-Ray
On avait beau être plus qu’enthousiastes à l’idée de voir Phase IV bénéficier des honneurs du label Ultra Collector de l’éditeur Carlotta, on craignait à l’avance une pénurie de bonus et de suppléments pour un film aussi culte que confidentiel. Sans doute conscient de cela dès le départ, l’éditeur a donc pris les devants pour servir au mieux ce chef-d’œuvre méconnu. On n’est d’abord pas surpris de trouver dans le très épais livre Phase IV, éclipse de l’humanité de Frank Lafond une source hallucinante infinie d’analyses, d’informations et de témoignages sur la fabrication du film, doublée d’un retour érudit sur la carrière de Saul Bass. Face à ces deux cent pages en béton armé, le reste des suppléments aurait pu faire pâle figure, mais Carlotta s’y oppose toutefois en intégrant une analyse du film par deux spécialistes du genre (lesquels reviennent sur la dimension scientifique du film et le replacent très subtilement dans son contexte) ainsi que la fin originale que Saul Bass n’a pas pu intégrer dans le montage final. Comme on l’évoquait plus haut dans notre critique, cette fin se veut plus explicite sur le futur de l’humanité préfiguré à demi-mot par l’intrigue, et intègre des passages psychédéliques renvoyant autant aux génériques de films américains conçus par Bass qu’à la célèbre scène onirique imaginée par Salvador Dali pour La Maison du docteur Edwardes d’Alfred Hitchcock. Pour le coup, même si cette fin alternative demeure très intéressante, on s’autorisera à préférer l’ambiguïté du montage définitif, ce dernier étant plus propice à favoriser l’imagination que cette prémonition capturée dans des tableaux un tantinet cheap. Le gros point des suppléments réside en réalité dans l’incorporation des six courts-métrages de Saul Bass (inédits en France). Présentés dans une qualité technique assez inégale (mais compréhensible vu leur âge), ils témoignent tous de la réflexion intime de l’artiste sur la place de l’homme dans le cosmos. A titre personnel, on vous conseille l’oscarisé Why Man Creates (assez proches des courts animés de Walerian Borowczyk), le passionnant Bass on Titles (en réalité une interview filmée de Bass qui dissèque son propre travail sur les génériques de films) et surtout le célèbre Quest, sorte de quête initiatique dans un univers onirique et formel des plus fascinants. De quoi refermer en beauté un solide travail éditorial, consacré davantage à l’éclaircissement du travail artistique de Saul Bass qu’au décryptage analytique de Phase IV, par ailleurs servi ici par un master HD d’une qualité irréprochable et une piste sonore DTS-HD d’une efficacité redoutable.