Retrouvez notre dossier sur le festival de Cannes 2011
Si ses débuts de cinéaste furent relativement « normaux », avec des drames tournés dans le circuit traditionnel de production de films et avec des stars comme Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant et Alain Delon, Alain Cavalier s’est, depuis Ce Répondeur ne prend pas de Messages (1979), progressivement replié autour de davantage d’intimité, célébrant souvent seul (mais avec les spectateurs, une fois les films sortis en salles) l’indépendance et la liberté artistiques que lui avaient offertes les évolutions technologiques en matière de caméras. Avec ses petites DV, le cinéaste filme chaque jour, comme un peintre peindrait, comme un musicien répèterait. Fini (ou presque) le décalage temporel entre l’émotion ressentie, l’idée qui lui vient et sa captation, sa mise en scène ! Avec Irène (2009), le cinéaste paraissait être arrivé au terme d’un cycle créatif. Ce qui travaillait, en creux, cette évocation de son amoureuse décédée et des traces qu’elle avait laissées dans le présent, c’était la volonté d’en finir avec la souffrance, peut-être aussi avec la solitude. Plus que jamais, c’est avec humour, inventivité et une joie de filmer communicative qu’il travaillait le point le plus douloureux de l’autobiographique. Et on ne s’y est pas trompé : c’était bien là un adieu – temporaire du moins – au genre.
Dans Pater, on retrouve d’emblée les traits familiers du cinéma de Cavalier : délicatesse du filmage et quasi chuchotement du propos, belles mains vieillies du cinéaste qui traversent sans complexe le champ et belle voix fragile du commentaire. Pour autant, l’apparente tranquillité d’un cinéma avec lequel on prend rendez-vous presque intimement se voit altérée par l’invitation faite ici à un acteur professionnel – et pas des moindres – d’intervenir de manière importante sur son processus d’élaboration. Cet acteur, c’est Vincent Lindon, qui n’est jamais là où on l’attend, qui traverse les territoires du cinéma français avec une insouciance apparente et un sérieux que l’on sent sous-jacent. La rencontre avec un cinéaste lui aussi rétif à toute classification a donc un semblant de logique. Le travail qui en sera le fruit n’aura pour autant, lui, rien de prévisible et tout d’étrange et de surprenant, au point que le directeur général du Festival de Cannes Thierry Frémaux en ait parlé à raison comme de « l’un des films les plus bizarres jamais montrés à Cannes ». Même les connaisseurs de Cavalier ne pourront voir venir ce qui se trame entre ces deux-là… Ça n’a l’air de rien mais c’est un changement fondamental par rapport aux films récents du cinéaste : enfin un contrechamp s’ouvre, révélant autant les images de fiction obtenues que leur préparation, autant l’objet du filmage que le filmeur, autant l’acteur que son directeur.
D’emblée, le film tire une richesse du caractère binaire de son dispositif. Celui-ci travaille autant le documentaire, du côté des conversations de Cavalier et Lindon à propos du film qu’ils vont faire ensemble, que la fiction, avec les images qu’ils tournent en DV et qui, montées de manière traditionnelle, pourraient donner un quasi thriller politique – certes très minimaliste. Côté fiction – mais cela est indissociable de la réalité, nous le verrons -, tout ne tient qu’à pas grand-chose : Cavalier, Président de la République, choisit Lindon comme Premier ministre et le charge d’élaborer un projet de loi visant à réduire l’écart entre les salaires au sein d’une entreprise. La richesse tient précisément de ce que les deux pendants du film soient en présence. Car les transitions entre les deux recèlent une ambiguïté et une complexité face auxquelles nous ne sommes pas au bout de nos surprises en début de film. Parfois, elles s’opèrent directement sous nos yeux. Comble de la simplicité, le cinéaste fait le point et passe dans le champ, entrant directement ou non dans le domaine de la fiction. Parfois, la transition a lieu presque imperceptiblement, dans une seule phrase, en quelques mots chuchotés pour lui-même par Cavalier, tapi à la fenêtre et scrutant Lindon qui téléphone dans le jardin de sa maison : « Il me plait. Il est chaleureux. Un peu impulsif. Mais je le freinerai. Il est robuste. Il est terriblement sympathique. On l’aimera. » Les trois niveaux de lecture du film et d’attitude des deux artistes qui le font sous nos yeux se superposent ici : le rapport amical de deux hommes (« Il me plait. Il est chaleureux. »), l’attention mais aussi le contrôle d’un metteur en scène vis-à-vis de son acteur (« Un peu impulsif. Mais je le freinerai. ») et ceux d’un président vis-à-vis de son ministre (« Il est robuste. Il est terriblement sympathique. On l’aimera. »). A mesure que l’expérience avance et se complexifie par l’embrouillement de ces trois niveaux, on se délecte de plus en plus d’en saisir les articulations secrètes et subtiles, de cibler les failles de la fiction. On rit parfois aux éclats, par exemple lorsqu’une tentative de jeu improvisée par Cavalier avec Lindon et un autre comédien tombe manifestement à l’eau : le premier lance un dialogue sur la sécurité du Président et sur des mesures à prendre, avec quelque tireur d’élite ou on ne sait quoi. Les deux autres, surpris par cette quasi intrusion du cinéma d’action dans l’univers très intimiste du film, ont du mal à rebondir et à cacher leur surprise.
La fiction elle-même est traversée par le doute, par un moment de flottement où le bouleversement du dispositif en place – hiérarchique, pour le coup – est envisagé. Le Premier ministre fait vite l’expérience du décalage entre ses idéaux et leur mise en application. Et si tout était plus facile quand on occupe le poste suprême de Président ? Les échéances électorales approchent, pourquoi ne pas se lancer dans l’aventure contre celui qui vous a adoubé ? Le film convoque ainsi dans son scénario le motif ancestral du meurtre du père (le titre est en latin, référence à l’éducation religieuse de Cavalier mais aussi assurance d’une résonnance la plus universelle possible). Il ne manquera pas de le décliner à tous les niveaux qui le composent et à entremêler les situations de conflit, plus ou moins déclarées, plus ou moins symboliques. Le dispositif ludique mis en place a ceci de génial que le moment en apparence le plus anodin peut se charger d’une complexité passionnante. La séquence où Lindon, courroucé, raconte sa prise de bec avec le propriétaire de son appartement pour une histoire d’ascenseur et de panneau publicitaire peut être un réjouissant lapsus où la réalité revient faire un tour dans le dispositif de fiction, révélant au passage la personnalité humaine et politique du comédien. Mais elle peut également être le fruit d’une pure fantaisie théâtrale de Lindon, ou du moins d’une exagération qui viserait à occuper le plus longtemps possible le champ et de la manière la plus affirmée possible. Bien vite, de même que la présidence est convoitée par les deux hommes politiques fictifs, le champ paraît faire l’objet d’un affrontement entre les deux artistes, comme espace d’influence et d’expression de ses opinions, d’affirmation de la puissance de son discours. Le regard amusé que pose le mentor sur son disciple et sa difficile prise de fonction pourrait être autant celui du président narquois que celui du cinéaste qui aime à voir l’acteur se prendre lentement au jeu, comme il l’avait prévu. Cavalier paraît avoir gagné dès lors que Lindon en vient, face caméra, à prendre personnellement position sur le contenu politique de la fiction qu’il interprète : « J’ai l’impression que je peux vraiment être Premier ministre. Si je suis bien entouré, si je choisis les bonnes personnes, si j’ai la bonté en moi, si j’ai du bon sens, que je sais trier les bonnes et les mauvaises idées. » A moins que ce soit, toujours, son personnage qui parle…
Précisément, ce flou de plus en plus permanent dénote une trajectoire intérieure accomplie par les deux artistes : comme l’écrit Cavalier dans sa note d’intention, « [Lindon et lui peuvent] jouer au grand jeu violent et drôle d’avoir un double compensatoire, vénérable et piétinable, puis de revenir à [eux-mêmes], peut-être plus informés de [leur] véritable nature. » Ainsi Lindon paraît-il avoir été frappé en tant que citoyen par cette expérience d’une politique (utopique ?) dont on peut encore inventer les règles plutôt que d’avoir à les subir (pour autant, le film se préserve de tout « effet-tract » par son second degré et de toute naïveté par l’échec final de la tentative de réforme salariale). Ainsi Cavalier découvre-t-il sous nos yeux – ou du moins feint-il de le faire, on ne sait pas – que, tout en voulant régler ses comptes avec son père haut fonctionnaire dont il détestait l’autorité à travers cette évocation multiple d’un parricide, il est devenu à son tour l’incarnation de l’autorité, et même de la plus haute : le père de la nation. Et surtout que, suite à une opération qui lui ôte enfin ce goitre qui pendait de sa gorge, il ressemble physiquement à son père ; qu’il est loin d’avoir comprimé tout ce que celui-ci avait déposé en lui à force de mal le juger… En même temps que le passage du temps, le cinéaste saisit la complexité tout à la fois de la paternité et du politique tel que le définit le philosophe Jacques Rancière, comme un lieu de rencontre où se rejoignent deux processus hétérogènes : le processus « gouvernemental » de police et le processus d’émancipation, la politique. On conserve toujours quelque chose du père que l’on croyait pourtant mépriser, et l’on est comme apaisé de s’en rendre compte. On apprécie d’autant mieux la politique que l’on a fait l’expérience – même factice, même résumée à l’endossement d’un costume (Cavalier n’en avait pas porté depuis la présentation cannoise de Thérèse, en 1986, glisse-t-il dans un dialogue) – du gouvernement, de l’établissement des normes, de la conquête du pouvoir et qu’on y a pris goût, au moins un peu.
En un autre allez-retour, suprême celui-là, qui signe une égalité parfaite – condition d’un dialogue fructueux, condition de la politique, la caméra passe, dans la dernière scène, des mains de Cavalier à celles de Lindon et vice-versa. On retrouve dans ce champ-contrechamp l’essence binaire du film que l’on évoquait d’emblée. Deux espaces se confrontent, s’altèrent l’un l’autre pour faire naître une matière réflexive d’un ordre supérieur. Quand Cavalier demande à Lindon ce qu’il retire de l’expérience et si tout cela lui paraît réel, celui-ci en vient à lui dire un incroyable « C’est réel, puisque c’est un film. », résumant sans peut-être s’en rendre compte le cinéma de ce vieux monsieur pour qui il suffit d’ouvrir un champ par l’allumage de sa caméra et de jouer avec un contrechamp pour recréer, avec trois bouts de ficelle, le monde à sa façon. Pater n’est donc pas seulement touchant et drôle, fort d’une curieuse résonnance avec l’actualité (la scène où les personnages découvrent, hors-champ, des images compromettantes de leur adversaire nous renvoie à la perversion de l’affaire DSK, concomitante de la projection cannoise du film) et de la générosité d’interprètes qui s’exposent plus que jamais (Lindon ne cache pas ses tics). Par sa capacité à tirer du dispositif le plus minime le discours le plus universel sur le pouvoir comme représentation pure et perpétuelle, comme recréation et saturation des tendances humaines les plus basiques, par l’aisance avec laquelle il multiplie les niveaux de lecture pour mieux dire finalement leur embrassement, il est bel et bien l’un des objets cinématographiques les plus intelligents, les plus brillants que l’on ait vu ces dernières années.
Réalisation : Alain Cavalier
Production : Michel Seydoux
Origine : France
Date de sortie : 22 juin 2011
NOTE : 5/6
1 Comment
Jubilatoire ce film !! A la fois si intelligent ( comme tu le dis, plein de niveaux de lecture différents ) et si léger ( au sens de pas lourd… mais pas du tout au sens de superficiel ).
On pense beaucoup à Agnès Varda… au masculin…
dans ces propos à la fois sérieux, politiques au sens noble, utopistes, profondément tournés vers l'humain ( Cf. "Les Glaneurs et la Glaneuse" ),
dans ce style documentaire, improvisé, "direct-live", petite caméra numérique au poing qui fait sortir l'enfant émerveillé chez ceux de cette génération…
dans ces digressions fantaisistes voire délirantes et épicuriennes, mais non dépourvues de sens et de symbolique… ici sur la gastronomie, le contenu des placards… chez Varda sur "Ah tiens, une patate en coeur, une horloge sans aiguilles, ça me convient !" ou sur les captures de camions, à la main, sur autoroute…
Je les adore ces 2 concentrés de liberté… y a quelque chose de si pur et de si frais en eux et dans leurs oeuvres…
Un peu plus de mysticisme chez lui… de lyrisme romantique chez elle…
Les cheveux blancs comme ça, je prends !