REALISATION : Midi Z
PRODUCTION : Epicentre Films, Harvest 9 Road Entertainment, Myanmar Montage Films, Seashore Image Productions
AVEC : Wu Ke-Xi, Vivian Sung, Kimi Hsia, Shih Ming-Shuai, Lee Lee-Zen, Tan Chih-Wei, Hsieh Ying-Xuan, Cheng Jen-Shuo, Huang Shang-Ho, Yu An-Shun
SCENARIO : Wu Ke-Xi, Midi Z
PHOTOGRAPHIE : Florian J.E. Zinke
MONTAGE : Matthieu Laclau, Tsai Yann-Shan
BANDE ORIGINALE : Lim Giong
ORIGINE : Birmanie, Taïwan
TITRE ORIGINAL : Juo ren mi mi
GENRE : Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 8 janvier 2020
DUREE : 1h43
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Nina Wu a tout quitté pour s’installer à Taipei dans l’espoir de faire une carrière d’actrice. Mais elle n’a tourné jusqu’alors que quelques publicités. Un jour, son agent lui propose le casting du rôle principal d’un film d’espionnage. Malgré sa réticence à la lecture des scènes de nu et de sexe, Nina se rend à l’audition…
Une actrice, un producteur, une audition, une chambre d’hôtel… Si vous pensez à l’affaire Weinstein, vous avez vu juste. Reste que ce fascinant film asiatique va bien plus loin que le simple film-dossier…
Il y a un numéro que l’on retient immédiatement lorsqu’il apparaît dans Nina Wu. C’est le numéro « 1408 ». Et c’est celui d’une chambre d’hôtel. Double clin d’œil que voilà : l’enjeu caché de cette chambre, dans laquelle se rend une actrice en robe rouge afin d’y rencontrer un producteur, renvoie à cet important séisme médiatique qui secoua Hollywood il y a trois ans, tandis que les incollables sur l’œuvre de Stephen King feront sans difficulté le rapprochement avec la nouvelle 1408, dont l’adaptation ciné fut produite par un certain Harvey Weinstein. On se doutait bien que le 7ème Art n’allait pas tarder à s’emparer de l’affaire, étant donné qu’entamer une auto-analyse de son propre système a toujours été moins important pour Hollywood que de récupérer tout ce qui fait frétiller les médias. Le cas du cinquième film de Midi Z peut toutefois être qualifié de pionnier. En s’aventurant sur l’actualité brûlante du harcèlement sexuel dont sont victimes les professionnelles du cinéma et du spectacle, ce réalisateur birman exilé à Taïwan contourne un à un tous les écueils du film-dossier à charge pour lorgner au contraire vers le trip mental, centré sur la désorientation croissante d’un esprit à la fois fragile et ambitieux. En outre, ce n’est pas à lui que l’on doit ce scénario mais bel et bien à son actrice fétiche Wu Ke-Xi (déjà vue dans Ice Poison et Adieu Mandalay), qui aura relaté sa propre expérience des tournages via un récit dont elle embrasse le rôle-titre. Il fallait bien l’audace théorique de l’un et le courage physique de l’autre pour aboutir à un script aussi génialement retors, prenant pour fil rouge une jeune comédienne soumise autant à la persécution qu’à la confusion. Si tout cela vous rappelle l’étourdissant Perfect Blue, c’est tout à fait logique : en suggérant le lent glissement de l’actrice vers la folie, en amplifiant jusqu’au bout le brouillage entre réalité et fiction, en plaçant le spectateur au cœur même d’un profond vertige narratif et sensitif, Midi Z mange clairement du même pain que Satoshi Kon.
L’ouverture du film met clairement les points sur les i sur ce qui va forger le principe métaphorique de la mise en scène de Midi Z : ce plan subjectif sur le tunnel dédaléen du métro de Taipei installe d’entrée son héroïne dans un trajet oppressant et souterrain, destiné à la faire entrer dans le labyrinthe de sa propre psyché. Ayant quitté sa campagne pour la capitale, Nina Wu attend le rôle qui fera décoller sa carrière d’actrice et arrondit ses fins de mois en tant que cam-girl, exposant son corps fin sur des streams pour vicelards. Le jour où elle est sollicitée pour un premier rôle, son agent la prévient : il y a aura de la nudité, du sexe et de la violence. A partir de là, les dès sont jetés. Embarquée dans un tournage éprouvant aux côtés d’un réalisateur particulièrement violent et tyrannique, Nina perd pied autant que le film lui-même, ressassant ou imaginant des scènes dans un récit qui brise toute linéarité au profit d’un puzzle à reconstituer. Un puzzle dont la pièce manquante n’interviendra bien sûr qu’à la toute fin – une dernière image glaçante mais aussi prévisible qui constitue en cela le seul élément déceptif du film. Pour parvenir à cette élucidation de l’origine des angoisses de Nina, Midi Z élabore ainsi un système de fausses pistes imbriquées en poupées russes dans un seul et même plan, baladant d’une scène à l’autre son actrice/héroïne dont la vraie identité ne cesse de jouer au yo-yo entre l’être et le paraître. Star, proie, espionne : qui est réellement Nina ? Réalité et fiction : où s’arrête l’une et où commence l’autre ? L’utilisation récurrente du plan-séquence favorise cette immersion dans la psyché fragile et fragmentée de Nina : dans ces scènes-là, ce qui semble relever de l’évidence (une actrice qui hurle face caméra : « Je n’en peux plus, ils ne veulent pas seulement détruire mon corps, ils veulent aussi détruire mon âme ! ») peut tout à coup se révéler plus trouble par un simple effet de décadrage (Nina est en train de tourner une scène difficile). Dans le même ordre d’idée, lorsque le plan-séquence a révélé l’artifice de la scène, Midi Z en profite pour rendre le sens de la scène encore plus ambigu, ne serait-ce qu’en jouant sur la nature réelle des dialogues (authentiques ou issus du scénario filmé ?) ou des actions visualisées (cette explosion qui manque de tuer Nina sur le tournage et qui sera finalement intégrée au film était-elle un accident ou un choix voulu ?).
La brutalité du cinéma fait donc perpétuellement écho au morcellement identitaire de Nina, corps fragile et conditionné par la frustration (elle met l’équipe dans l’embarras en dissimulant ses carences de jeu pour le tournage d’une scène aquatique), esprit brouillé à force de prendre ses désirs – inavoués ou pas – pour des réalités. Moins axé sur le harcèlement sexuel stricto sensu que sur les séquelles qu’il laisse sur un esprit de plus en plus abîmé, Nina Wu va même encore plus loin en soumettant chaque composante du quotidien de sa protagoniste au même effet de brouillage. Le jour où elle revient dans sa campagne natale, Nina croise une profession religieuse qui la fait trébucher en parlant d’un mauvais esprit qui rôderait autour d’elle. En outre, les dettes croissantes de son père mourant lui reviennent en pleine gueule comme une malédiction qui accroît son sentiment de persécution. Et sur toute la largeur du film, des échos se multiplient à propos d’un chien (le sien qui finira peut-être zigouillé ou celui qu’elle a dû imiter en pleine audition ?) tandis qu’un envoûtant leitmotiv sur le croisement d’une autre femme en robe rouge dans un couloir d’hôtel amplifie le trouble, invitant les thèmes du doppelgänger, du lesbianisme et de la rivalité féminine à manger une large part du gâteau. Dans ses moments-là, c’est tout juste si l’on n’assiste pas à un tennis entre Roman Polanski et David Lynch. Le spectre d’Alfred Hitchcock n’est lui non plus jamais bien loin, surtout si l’on pense en particulier à Pas de printemps pour Marnie : voyez cette actrice brisée avant et pendant un tournage régi par un immonde jeu de pouvoir, voyez cette trajectoire post-traumatique où la peur se réveille sous le surgissement fréquent de la couleur rouge. Chaque scène de Nina Wu met ainsi la souffrance en abîme, la posture en question, le vrai et le faux en miroir, les valeurs de cadre en poupées russes, l’identité refoulée en poupée cassée, nageant la brasse coulée dans le grand bain de la représentation.
Il est vrai qu’on se perd très souvent dans ce dédale fantasmagorique, mais c’est la règle du jeu, le seul moyen de se relier électriquement au courant thématique du film. Connecté au monde intérieur de celle qu’il filme, Midi Z brasse de nombreux thèmes sans forcément les concrétiser et se joue des fausses pistes comme pour en souligner l’effet de disjonction. Sa mise en scène et sa direction d’acteur, toutes deux irréprochables, sont ses plus beaux atouts pour éviter le piège de l’exercice de style : la première fait corps avec son sujet tandis que la seconde donne à son sujet central – l’investissement total et le talent d’actrice de Wu Ke-Xi méritent tous les éloges – un corps puissamment évocateur et ambigu. Parce que oui, l’ambiguïté règne en maître dans Nina Wu, et pas seulement celle qui trouble la réalité de ce que l’on voit à l’écran. C’est aussi celle de son propre sujet. A force de toucher du doigt ce mélange de déni et de trahison qui peut découler d’une ambition trop forte et d’une aspiration kamikaze pour la gloire, Midi Z et son actrice-scénariste effacent de plein fouet la lecture manichéenne à laquelle on aurait pu s’attendre autour de l’enfer de l’actorat. Le prix à payer n’était-il pas déjà perceptible, voire assimilé dès le début ? Celles qui ont choisi d’entrer dans la chambre d’hôtel seraient-elles inconsciemment complices ? Le genre de soupçon subversif qui rend ce récit bien plus perturbant et complexe que son seul pitch ne le laissait croire. Et qui aboutit à une expérience de cinéma peu commune qui interpelle autant qu’elle hypnotise.