REALISATION : Florent-Emilio Siri
PRODUCTION : Carrère Group, Cinémane Films, Pathé
AVEC : Samy Naceri, Benoît Magimel, Nadia Farès, Pascal Greggory, Sami Bouajila, Anisia Uzeyman, Martial Odone, Richard Sammel, Valerio Mastandrea, Martin Amic, Angelo Infanti, Alexandre Hamidi
SCENARIO : Florent-Emilio Siri, Jean-François Tarnowski
PHOTOGRAPHIE : Giovanni Fiore Coltelacci
MONTAGE : Christophe Gary
BANDE ORIGINALE : Alexandre Desplat, Akhenaton
ORIGINE : France
GENRE : Action, Drame, Thriller
DATE DE SORTIE : 6 mars 2002
DUREE : 1h45
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Un groupe d’intervention des forces spéciales, dirigé par Hélène Laborie, a une mission à haut risque : transférer Abedin Nexhep, un ponte de la mafia albanaise, en vue de son jugement devant le tribunal européen. Mais pendant le transfert, les hommes de main de Nexhep, puissamment armés, obligent Hélène et son équipe de policiers à battre en retraite. Au terme d’une folle cavale, ces derniers se réfugient en compagnie du redoutable criminel dans un entrepôt isolé d’une zone industrielle. Là, ils découvrent une bande de jeunes braqueurs amateurs venus cambrioler l’entrepôt. Au même moment, les tueurs prennent le lieu d’assaut…
Biberonné à une cinéphilie multi-genre, Florent-Emilio Siri signait en 2002 le grand western moderne qui manquait au cinéma français. Bientôt vingt ans au compteur, et l’effet du dard se fait encore sentir…
Les gens qui aiment le cinéma de genre ont tellement été frustrés pendant des années de ne pas en avoir en France qu’ils aimeraient avoir tout de suite des gens qui marquent le genre ici. Sauf que non : il faudra peut-être plusieurs générations de cinéastes avant que des cinéastes comme Carpenter émergent ici. Parce que Carpenter, ce n’est pas une génération spontanée. C’est le fruit du cinéma de Hawks. Or, pour qu’il y ait un Carpenter en France, encore faudrait-il qu’il y ait un Hawks. Il y a un Hawks en France ? Moi, je ne sais pas. Aux dernières nouvelles, personne n’a fait Rio Bravo ici. On a un autre type de cinéastes en France. Aujourd’hui, si un grand cinéaste de genre devait apparaître en France, il serait beaucoup plus l’enfant secret de Julien Duvivier que de Howard Hawks. Mais saurait-on le reconnaître comme tel ? Les gens attendent le Carpenter français, mais peut-être qu’ils devraient attendre le Duvivier de l’an 2000. C’est là qu’il existe une certaine confusion, je pense. On ne peut pas faire du sous-cinéma américain en France pour réconforter une bande de fans frustrés.
Cette déclaration de Christophe Gans à la fin du making-of du Pacte des loups pèse plutôt lourd, tant elle suggère bien la désorientation présente chez bon nombre de cinéastes hexagonaux désireux de remettre le cinéma de genre local sur le devant de la scène créative. Pas facile, en effet, de s’orienter entre le désir d’une génération de s’abreuver aveuglément à la culture Mad Movies (au risque de ne viser qu’un public de niche) et l’obsession à recycler pas moins de 95% d’une imagerie purement américaine (au risque de perdre de vue cette singularité locale que l’on vise à atteindre). Sans parler de ceux qui, sous prétexte d’intégrer soi-disant un genre aussi codifié que le fantastique ou l’horreur, n’ont fait que redessiner les contours d’un cinéma d’auteur plutôt confortable (Grave pour ne citer que l’exemple le plus récent). Et si des réussites ont pu se frayer un chemin ici et là sur plus de vingt ans, on ne peut pas dire qu’une « machine » ait été réactivée. Il n’en reste pas moins qu’en mars 2002, une bombe avait explosé. Au propre comme au figuré. En gros, l’effet fut saisissant, mais les dommages collatéraux n’ont atteint personne. Comment Nid de guêpes a-t-il pu rater à ce point-là son rendez-vous avec l’Hexagone, en dépit d’une poignée d’éloges remarqués ? Pluie d’hypothèses : une sortie en plein embouteillage de triomphes populaires, un débat trop omniprésent sur la violence dans les banlieues qui mettait alors au pilori tout film un brin remuant, sans parler d’une sensibilité trop « américaine » – on y revient ! – qui frisait le crime de lèse-majesté pour nos apôtres de l’exception culturelle. Sauf qu’il n’y avait pas n’importe qui au pilotage de ce scud : Florent-Emilio Siri, certes boulimique de cinoche multi-genre et clippeur surdoué, mais aussi et surtout fils de mineur lorrain qui avait pris soin d’intégrer son vécu et ses idéaux dans un premier film confidentiel (le très âpre Une minute de silence, déjà avec Benoît Magimel). Passer au film d’action ne l’aura pas fait varier d’un iota : le parti pris de Siri ne se résumait pas à faire parler la poudre, mais à propager un style et une idée, à piquer là où il le fallait. Autant de l’action pure qu’une bonne action.
On parlait à l’instant de cinéma américain, et parmi les références qui sautent aux yeux à la découverte de Nid de guêpes, la principale paraît écrasante : Assaut de John Carpenter, dont Siri reprend le principe d’union des forces opposées en huis clos contre un ennemi commun. Grosso modo, en cette nuit du 14 Juillet dans la zone industrielle de Strasbourg, plusieurs trajectoires humaines trouvent soudain un point de convergence au même endroit, à savoir un entrepôt peu gardé et bourré d’ordinateurs portables. Une bande de jeunes braqueurs vient tout juste de s’y infiltrer après avoir neutralisé les vigiles, lorsqu’un commando de flics d’élite en mode GIGN, transférant un ponte de la mafia albanaise dans un fourgon blindé, se réfugie dans l’entrepôt, pourchassé par un ennemi invisible et surarmé. Jusque-là, les thuriféraires de Carpenter ont de quoi se sentir en terrain connu, voire grincer des dents devant une relecture supposée de leur objet de culte. Ils se trompent. D’abord parce que Jean-François Richet se chargera lui-même de les faire rager trois ans plus tard avec un remake officiel (et par ailleurs très réussi), ensuite parce que la démarche de Siri vise moins l’abstraction maniériste d’Assaut que ce légendaire classicisme de l’unité de temps et de lieu qui caractérisait Rio Bravo d’Howard Hawks (dont le film de Carpenter était déjà le remake avoué). Plutôt que de suivre l’exemple des westerns modernes qui ont pullulé depuis, il s’agit ici de remonter à la source. Et quitte à reprendre un concept éculé, autant l’enrichir par l’ajout d’une autre profondeur. Celle de Siri est à puiser dans le métissage propre à ses origines et à sa cinéphilie, et va ainsi à l’encontre de la logique d’Assaut. Chez Carpenter, on a vu ce que ça donnait : filmer le siège d’un commissariat par un gang « mélangé » relevait de la science-fiction, en plus d’avoir valu au cinéaste de sévères accusations de racisme. Siri, lui, reste plus terre-à-terre, misant sur la confrontation de deux groupes ciblés, l’un qui vient du quartier (la banlieue avec sa tchatche et ses combines), l’autre qui épouse les contours d’une élite sophistiquée (une collaboration entre des flics français, italiens et allemands). De par cette métaphore d’une opposition vite changée en association par la force des choses, Nid de guêpes trace le trait d’union idéal entre le film social français et le film d’action américain, en injectant la sensibilité de l’un dans l’esthétique de l’autre.
La première partie du film est d’autant plus impressionnante qu’elle ne cesse d’installer un lien artificiel entre tous les personnages. On en prend le pouls dès la scène d’ouverture, où le bruit lointain d’un pétard au sein d’une barre de HLM permet la transition entre un homme énigmatique fasciné par un reportage télévisé sur les guêpes et une bande de potes banlieusards en trajet vers une destination inconnue (on ne sait pas encore qu’ils visent le braquage de l’entrepôt où le premier officie en tant que vigile). Les personnages, à peine esquissés et d’abord intrigants sur leur fonction réelle, révèlent vite leur point commun : ils sont tous armés. Tout le début de Nid de guêpes est une topographie de forces armées, où l’élaboration d’une tension mystérieuse dépend d’un langage visuel privilégié, travaillant le récit et les dialogues à l’épure, et jouant au maximum sur les regards et les silences pour enrichir la situation psychologique d’untel. Le film fonctionne ainsi par petites touches et laisse les liens intimes de plusieurs personnages dans un hors-champ stimulant. Quel est le véritable passé du vigile Louis ? Le lien fraternel entre les truands Nasser et Santino cache-t-il autre chose ? Les flics d’élite Laborie et Giovanni ont-ils eu une fille ensemble ? Les hypothèses se bousculent alors pour ensuite révéler les caractères au sein même de l’action : il suffit ici de voir comment le regard effrayé d’une jeune femme de banlieue envers un immonde chef mafieux trouve son point d’orgue quelques scènes plus loin, et permet alors de rassembler flics et voyous dans un même objectif. Pour aller plus loin, Siri n’hésite pas à piocher dans sa propre cinéphilie pour exprimer une idée par l’opposé d’un dialogue bouche-trou : par exemple, le clin d’œil inaugural aux Sept Mercenaires – dont les braqueurs sifflent le thème pendant leur trajet en voiture – n’a rien d’un clin d’œil gadget au vu de son utilité à rendre tangible un lien et une complicité. Suggérer au lieu de clarifier, esquisser au lieu d’expliciter, progresser au lieu de se précipiter… Au vu d’une telle virtuosité à user du découpage pour relier des destins opposés dans un récit parfaitement structuré, il apparaît clair que le film serait resté limpide de A à Z si son cinéaste l’avait expurgé de la moindre ligne de dialogue.
Le plus fort, c’est que Siri évite tous les pièges, à commencer par celui de l’excès de zèle. Sur la description du lent déroulement du braquage ou de l’attaque du fourgon blindé, rien n’est laissé au hasard. Le réalisme est priorisé pour que la suspension d’incrédulité du spectateur ne soit jamais abîmée et la précision du regard de Siri offre d’entrée une parfaite radiographie des détails (décors, tenues, armes, matériels…). Le fétichisme de certains objets est même mis à contribution pour servir de repères narratifs : un violon, une bague, une photo d’enfant, une ampoule clignotante, etc… Ainsi, à force de voir se multiplier les angles d’attaque et de perception, une telle tension a le don de nous clouer au fauteuil sans le moindre effort, grisé autant que tétanisé par une technique de l’élastique aussi virtuose où la déflagration à venir paraît toujours plus inouïe. Une fois que tout le monde est coincé dans l’entrepôt pour la seconde moitié du récit, la règle ne change pas vis-à-vis d’une tension drivée à 100% par une psychologie à la fois pointilleuse et en pointillés. Le film d’action que Siri a su installer pendant une heure – c’est-à-dire une tension qui prépare l’explosion – reste ensuite fidèle à son goût de l’épure et de la topographie, quand bien même les munitions des armes troquent soudain le bruit du chargement pour celui du crachat. Intenses et réglées au millimètre par un cinéaste avant tout éduqué par ses goûts cinéphiles, les scènes d’action laissent bouche bée par leur efficacité, pour le coup à des années-lumière de cette suite de « tirs aux pigeons » qui constituait le point faible d’Assaut. Le stress s’y fait monstrueux, le son s’en retrouve impacté (usage de l’effet de surdité), et surtout, l’entrepôt semble prendre vie à mesure qu’il morfle autant que les personnages (son alarme incendie en fait autant un personnage qui hurle qu’une sorte de navire à la dérive). Siri gère sa montée en puissance comme un maître, et ce jusqu’à un assaut final qui se fait leçon de cinéma en matière de cadres, d’articulations de montage et d’élaboration d’un crescendo avant tout musical (les violons très « herrmanniens » d’Alexandre Desplat orchestrent une gradation parfaite de l’action).
On insiste toutefois sur la persistance d’une vraie épaisseur humaine au sein de cette décharge de pyrotechnie virtuose et de gunfights homériques. Taillés dans le granit et incarnés par des acteurs dirigés comme jamais, les protagonistes de Nid de guêpes sont d’autant plus vrais et consistants qu’ils évitent les clichés d’usage, allant du Playmobil mécanique au cow-boy survolté. Ils existent, ils craquent et ils souffrent, non pas parce que le genre l’exige mais parce que leurs visages magnifient et traduisent à merveille cet état second suscité par la peur et l’union des contraires. Ils vibrent autant quand ils se révèlent en plein cœur de la tempête (l’intégralité du casting accomplit des miracles là-dessus) que lorsque l’imprévisibilité de la situation les contraint au mutisme ou au silence. Dans le cas le plus évident, on savoure chaque nuance de jeu d’un Pascal Greggory tout bonnement prodigieux, lequel excelle à jouer du non-dit pour laisser le passé trouble de son personnage de vigile à l’état de points de suspension. Dans le cas le plus retors, il est audacieux de transformer le leader potentiel du groupe de braqueurs en blessé immobile dès le début des festivités – le jeu d’habitude extériorisé de Samy Naceri se retourne alors en intériorité déchirante – tout comme de jouer sur l’évolution contraire des caractères issus du même espace (la femme-flic guerrière s’humanise au fil du chaos ambiant tandis que le tireur d’élite allemand cache toujours plus ses émotions sous son masque de fer). Ce yoyo émotionnel prend encore plus d’ampleur lorsque le background politique du récit, à savoir un regard chargé d’effroi sur l’esclavagisme moderne et la prostitution mondialisée, s’invite au cœur même de la confrontation des forces, surtout avec deux femmes fortes en première ligne (Nadia Farès et Anisia Uzeyman) qui révèlent peu à peu leurs « fractures » respectives. Face à la tension intime et viscérale qui se joue au sein même de l’entrepôt, l’ennemi commun – une mafia albanaise aussi inhumaine qu’archaïque – se réincarne sous la forme d’une menace abstraite. Dedans, un chef mafieux filmé comme un animal sauvage dont les griffes acérées peuvent être fatales. Dehors, des assaillants qui jouent les ombres furtives au regard laser avant de se révéler en cyber-warriors avec masque infrarouge à trois yeux (la menace est celle d’un insecte grouillant dont chaque balle tirée est comme une piqûre mortelle).
Cette symbolique ne vise pas à faire tanguer le film vers le fantastique, mais au contraire à épouser cet effet hallucinatoire qui prend racine au gré de la tension, à mesure que les personnages se déchaînent en huis clos. Preuve en est que lorsque l’assaut prend fin au petit matin dans une ambiance planante et étourdissante, l’ultime plan du film consiste en un ballet d’hélicoptères au-dessus d’une zone industrielle encore illuminée – un plan très Blade Runner dans l’âme. Délicieuse sensation de flottement au sein d’un XXème siècle qui aura, le temps d’un huis clos de chair et de sang, réécrit la légende du western et inscrit ses codes les plus nobles dans le réel. En un seul film pleinement ancré dans le contemporain, ce genre d’ordinaire si codifié et inscrit dans le passé aura su se trouver une nouvelle dimension, moderne et fétichiste. Ici, le Colt et la Winchester ont laissé la place au pistolet-mitrailleur Uzi et au fusil Famas G2, les diligences se sont recarrossées en tanks blindés, la tenue du justicier revêt désormais le look du guerrier de science-fiction, et la menace archaïque qui pointe à l’horizon a troqué le maquillage apache pour celui du zombie spectral. Ce croisement des genres n’est pas là pour épater la galerie. Il sert le récit, enrichit l’aura de ses figures humaines, creuse la matière souterraine d’un scénario axé sur une réalité continentale (on est en Europe, pas en Amérique !), et développe in fine un langage qui dialogue avec ce qui existe pour faire exister quelque chose de neuf à défaut de révolutionnaire. La théorie de Christophe Gans trouve donc ici son antithèse idéale : jouer la carte de la référence vis-à-vis du cinéma US ne bloque pas nécessairement la naissance d’une singularité très européenne dans le ton et dans l’ambition. Surtout quand un cinéaste aussi surdoué que Florent-Emilio Siri sait à quel point une référence se doit d’être protégée et absorbée pour pouvoir être redéfinie. En un sens, Nid de guêpes fut – et reste – une date. Et c’est peu dire que l’effet de son dard continue d’être violent et durable.