REALISATION : Sidney Lumet
PRODUCTION : Metro Goldwyn Mayer, United Artists
AVEC : Faye Dunaway, William Holden, Peter Finch, Robert Duvall, Wesley Addy, Ned Beatty, Darryl Hickman, William Prince, Beatrice Straight, Jordan Charney
SCENARIO : Paddy Chayefsky
PHOTOGRAPHIE : Owen Roizman
MONTAGE : Alan Heim
BANDE ORIGINALE : Elliot Lawrence
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 16 mars 1977
DUREE : 2h00
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Howard Beale est présentateur du journal télévisé sur UBS depuis quinze ans. Devant une forte baisse d’audience, et malgré les protestations du responsable de l’information Max Schumacher, la chaîne décide de se passer de ses services. Désespéré, Howard Beale annonce son suicide en direct à la télévision. Dès lors, sa côte de popularité explose, et Diana Christensen, responsable de la programmation, lui donne carte blanche pour animer sa propre émission…
Le film visionnaire de Sidney Lumet sur le pouvoir des médias ressort enfin dans une édition DVD/Blu-Ray digne de ce nom. Voilà l’occasion de remettre nos pendules à l’heure sur ce cinéaste précieux…
La ressortie de Network a d’abord le bon goût de remettre sur le tapis une question épineuse : une « bonne mise en scène », ça tient à quoi ? Dans le cas du cinéma du grand Sidney Lumet, on reconnaîtra qu’il y a toujours eu deux façons de voir les choses. Soit on attendait d’une mise en scène qu’elle se fasse évocatrice par l’intelligence de son montage et de ses raccords de plan, viscérale par les sensations qu’elle dégage, voire même novatrice par ses audaces conceptuelles, et là, on se sentait légitime dans le fait d’esquisser une légère grimace face à ce qui s’apparentait à un téléfilm. Soit on attendait au contraire qu’elle se fasse la plus « invisible » possible, en accord avec cette technique très répandue du low-profile qui voudrait qu’un sujet noble et les émotions qu’il veut susciter ne soient jamais écrasés par des ficelles scénographiques trop visibles, et là, on n’hésitait pas à hurler au chef-d’œuvre à mesure que le scénario nous balançait l’évidence sous les yeux. Pour mémoire, cette seconde option est pile poil celle qui caractérise encore aujourd’hui le cinéma d’Howard Hawks, assez difficile à analyser dans le sens où le bout de gras ne semble jamais exister dans sa mise en scène, où tout paraît normal, limpide et bétonné de A à Z. Lumet et Hawks, même combat, donc ? Oui, mais avec une précision importante : Lumet n’a jamais caché que son intérêt de cinéaste était tourné vers les personnages et non vers l’impact visuel de ses films, quand bien même certains d’entre eux, du Prince de New York à 7h58 ce samedi-là en passant par le traumatisant The Offence avec Sean Connery, avaient en commun des audaces filmiques bel et bien présentes, qu’un second visionnage plus analytique avait toujours su mettre en lumière. La force de Lumet, tout comme celle de Hawks, ne consiste donc pas à dissimuler la mise en scène derrière la noblesse du sujet, mais au contraire à la penser en amont et en profondeur pour mieux intensifier la puissance évocatrice de ce même sujet et ainsi garder intacte la suspension d’incrédulité du spectateur. Un cinéma tracé en ligne claire : limpide, évident, totalement imparable.
Considéré à juste titre comme l’un de ses films les plus emblématiques, Network a cela de brillant qu’il constitue un point de jonction idéal entre toutes les facettes du style Lumet. D’abord un sujet fort, ancré dans son époque, qui rejoint le thème de prédilection du cinéaste : la place de l’individu et de ses principes face à la pression sociale, au pouvoir aliénant de la revendication, à des institutions gorgées de failles en tous genres et à la déshumanisation d’un système corrompu. Ensuite une mise en scène qui ne joue jamais la carte de l’audace stricto sensu, préférant laisser la fièvre des acteurs et la montée graduelle du scénario ordonner elles-mêmes le chaos humain auquel va se résumer le film. Enfin un activisme forcené contre l’injustice du système judiciaire qui, cette fois-ci, se décale en visant un monde médiatique au schéma interne similaire : rien de moins qu’une machine stakhanoviste qui sacrifie l’humain en toute impunité, et qui, ordonnée par des cols blancs chez qui la créativité n’existe pas (ou alors, si elle existe, elle rend fou), ne cache rien de son potentiel corrupteur. La façon qu’ont les chaînes de télé de vouloir à tout prix manipuler les masses à grands coups de programmes chocs et spectaculaires n’est ici que la part émergée de l’iceberg. Au détour d’une réplique du personnage joué par Faye Dunaway, les choses sont bien mises au point : la cible principale de la chaîne est la jeunesse, cette génération future qu’elle désire soumettre à son réseau d’informations. Rien n’intéresse et n’inquiète plus Lumet que l’impact corrupteur des images télévisées sur l’esprit. Un signal d’alerte qui, hélas, a su faire entendre sa parole à défaut de la voir suivie par des actes : depuis des décennies, la situation n’a jamais cessé d’empirer, et elle continuera sans doute à aller de mal en pis…
Par un effet d’annonce qui se veut clairvoyant sur ses intentions, Lumet délimite son film par deux extrémités de récit qui fonctionnent en miroir. Network débute ainsi par un split-screen de quatre écrans où les paroles se superposent dans un brouhaha inaudible, jusqu’à ce qu’une seule finisse par être isolée des trois autres. A la fin du film, l’effet sera inversé : dans un split-screen identique, un seul des quatre écrans évoquera l’assassinat en direct d’un présentateur subversif devant les caméras de télévision, juste avant que le son de cet événement ne soit noyé parmi celui d’autres écrans, où des informations se mêlent à des publicités pour un soda et des céréales. Tout est alors dit de l’effet recherché : toute information – y compris un meurtre – est vouée à finir noyée dans l’océan d’information, où l’humain est autant un poisson à ferrer qu’une statistique abstraite. Ce qui rend Network stressant au possible ne tient ici que sur des personnages assimilables à des ogres, à des robots capitalistes que le personnage de Diana Christensen (Faye Dunaway dans le meilleur rôle de sa carrière) élève à son plus haut degré d’aliénation. Que ce soit lors d’une réunion de travail ou pendant une montée d’orgasme en plein rapport sexuel, celle-ci ne cesse de déballer fiévreusement son obsession des chiffres et des profits, et en vient même à construire sa propre vie par des synopsis dignes d’une série B formatée pour la petite lucarne – on la sent désireuse d’exploiter un groupe terroriste d’extrême-gauche pour faire gonfler l’audimat. Or, ce personnage n’est qu’un pion sur l’échiquier d’un système carnassier, où même la contestation et la parole subversive n’échappent pas au rouleau-compresseur déformant de la télévision. Le présentateur Howard Beale (Peter Finch) en fera hélas l’amère expérience : d’abord désespéré au point d’annoncer en direct son suicide (ce qui lui vaut une côte de popularité en hausse), l’homme devient la star d’un programme où il crache sa colère envers l’Amérique et ses institutions, hurlant à un public ébahi son mantra populiste (« Je suis fou de rage et je ne vais plus accepter ça ! ») avant de le retourner en son pendant pro-capitaliste sous la pression de ses patrons (ce qui amènera une chute vertigineuse de l’audimat).
Le scénario diabolique de Paddy Chayefsky, riche d’un sentiment de paranoïa et d’anxiété qui injecte dans les échanges un effet de contradiction bel et bien recherché, met ainsi le doigt sur une actualité toujours brûlante : la quête éperdue du buzz qui fait gonfler la rage irraisonnée et le besoin d’indignation des masses au détriment d’une analyse nuancée, ce que des réseaux sociaux transformés en tribunaux expéditifs et dépourvus de tout jugement mesuré incarnent aujourd’hui au centuple. A l’échelle micro, Lumet et Chayefsky se font donc fort de se servir d’un média pour en accuser un autre, mais à l’échelle macro, Network leur permet de se lancer à eux-mêmes le plus bénéfique des avertissements : vouloir à tout prix propager une idée au public, quand bien même celle-ci revêt les atouts galvanisants du signal d’alerte, est déjà en soi le premier stade d’une dérive risquée vers la propagande et, in fine, vers une folie incontrôlable, vouée à pervertir l’expression de soi et à en payer le prix fort. On entend souvent la même expression à plusieurs reprises dans le film : « Un prophète en colère qui dénonce les hypocrisies ». Forcément, dans cette phrase, le mot « prophète » fait presque plus peur que le mot « hypocrisie ». De quoi nous conforter dans l’idée que Lumet faisait preuve d’une lucidité exemplaire en élaborant une mise en scène aussi épurée, sèche et clinique, pour faire passer son point de vue. Cela dit, quitte à se faire l’avocat du diable, on sera en droit de préférer largement l’option choisie par Oliver Stone sur Tueurs-nés, dont l’infernal maelström de formats d’images et de perspectives déformantes suffisait à créer la nausée vis-à-vis de cette soupe avariée et manipulatrice que nous jettent en pâture les médias.
Dans le monde faussement satirique et absurde de Network, tout n’est que pure lucidité sur une réalité folle à lier, visant à mettre dans le même panier les loups carnassiers des médias et les moutons énervés qui veulent en dénoncer le cirque. Tout ce qui est signe d’excès est voué à alimenter l’opinion publique, à la maintenir éveillée sans pour autant l’éveiller intellectuellement, à la tenir en haleine par une succession de stimuli toujours plus forts, et ce jusqu’au moment fatidique où la bulle finit par exploser. Grand film plus contemporain que jamais, qui porte en lui tant d’opinions contradictoires sur les médias populaires et qui n’épargne pas non plus le cinéma lui-même dans son attaque (on a du mal à ne pas y voir une analogie avec la course effrénée au succès et à la rentabilité qui caractérise Hollywood), Network n’a pas pris une seule ride et, de la même manière que l’épatant The Social Network de David Fincher, se redécouvre aujourd’hui en témoignage lucide d’un nouvel ordre mondial, certes impossible à arrêter mais sur lequel un point de vue de cinéma peut toujours faire rimer nuance et conscience. Question de mise en scène, encore et toujours.
Test Blu-Ray
Si son sujet n’a pas pris une ride, Network est en revanche un film qui accuse quelques années sur le plan visuel, ce qui se ressent parfois dans ce pressage HD où la granularité de certaines images et l’aspect beaucoup trop sombre de certaines scènes (surtout celles prenant place dans une salle de projection plongée dans une quasi-pénombre) n’ont pas pu être corrigés. Cela n’enlève toutefois en rien la joie de redécouvrir le film de Sidney Lumet dans de très belles conditions, pour le coup très éloignées de cette copie même pas nettoyée qui figurait jusqu’ici sur un infâme DVD sorti à la va-vite par MGM il y a de nombreuses années. Les contrastes sont maîtrisés, l’aspect clinique des cadres de Lumet est respecté, et les scènes de l’émission subversive de Howard Beale sont clairement les plus gâtées par cette remasterisation. Rien de particulier à relever sur l’unique piste sonore (anglaise ou française) qui fait très logiquement la part belle aux dialogues omniprésents au détriment des autres effets sonores – pile poil ce que l’on était en droit d’attendre. Seulement deux suppléments à se mettre sous la dent, mais ils valent sacrément le détour. Le premier, collection Ultra Collectors oblige, est un imposant livre de 200 pages intitulé Fou de rage dans lequel un certain Dave Itzkoff, journaliste au New York Times, nous fait revivre les coulisses de la création du film. L’accent est surtout mis sur le travail du scénariste Paddy Chayefsky, de l’écriture du script jusqu’aux remous de la sortie en salles en passant par les détails de sa collaboration avec Lumet, et le tout se lit comme un thriller dont on tournerait les pages de façon fiévreuse. Le seul supplément vidéo auquel nous avons droit ne caractérise pas seulement Network, mais bel et bien Sidney Lumet lui-même : un imposant documentaire de 110 minutes, tourné trois ans avant la disparition du cinéaste, qui se veut une longue et sereine interview de ce précieux artiste, entrecoupée d’extraits de ses films et donnant toutes les clés de sa prodigieuse carrière, marquée par l’activisme et le combat contre les injustices. On ne pouvait pas rêver mieux pour inviter les néophytes à se pencher sur son cas