Lorsqu’on a affaire à un cinéaste à l’œuvre aussi personnelle et cohérente que celle de Wes Anderson, l’approche de la sortie d’un nouvel opus charrie toujours son lot de craintes pour ne pas dire d’angoisses : on pressent que tôt ou tard viendra le stade où la re-déclinaison d’un univers singulier franchira la frontière, déjà très proche, du ressassement. C’est devenu l’argument principal des détracteurs du réalisateur – en plus de son « maniérisme » : la répétition. Au risque de décevoir ceux-là par avance, il nous faut bien reconnaître que Moonrise Kingdom n’est en rien un film-tournant. Que les admirateurs, eux, se réjouissent : c’est peut-être bien un film-sommet. Le pitch ? Sur une île au large de la Nouvelle-Angleterre, en 1965, Suzy et Sam, douze ans, tombent amoureux, concluent un pacte en secret et s’enfuient ensemble, laissant les parents de la première (irrésistibles Frances McDormand et Bill Murray), le chef-scout du second (Edward Norton) et l’unique policier local (Bruce Willis, dans un contre-emploi réjouissant) à leurs problèmes d’adultes frustrés et désabusés. Cette unique phrase suffit pour signaler le pas de franchi par le cinéaste avec ce nouvel opus : un pas en arrière pour ainsi dire – vers un âge qu’il n’a plus – et un pas en avant, vers l’apogée du traitement d’un thème qu’il a si bien su faire sien depuis ses débuts, celui de l’enfance. On aurait pu penser, un temps, que ce film-ci écoperait d’un style plus buissonnier, peut-être plus mineur aussi. En réalité, c’est un degré de flamboyance rarement vu chez Anderson qu’il permettra d’atteindre. Car, comme le cinéaste le rappelle, son cinéma naît non pas de son enfance mais des sentiments qu’il avait lorsqu’il était enfant. Autrement dit de l’enfance comme état, dans lequel l’imaginaire est encore vivace, les sentiments encore vrais et puissants. Mais où, faute de parents suffisamment responsables ou attentionnés (dans les films d’Anderson du moins), les responsabilités sont déjà nombreuses et l’autonomie inévitable. Les enfants des films du cinéaste donnent toujours l’impression d’avoir grandi trop vite sans l’avoir forcément choisi : on se souvient de la petite sœur d’Anthony (Luke Wilson) qui lui faisait la leçon dans Bottle Rocket (1996), des gamins de Fantastic Mr. Fox (2010), forcés de mettre leur vie en péril pour un peu de reconnaissance parentale, et surtout des enfants de La Famille Tenenbaum (2002), surdoués précocement blasés, enfermés dans le cocon/refuge qu’ils se sont construits, figés face caméra dans les cadrages rigides d’Anderson. Bien que Suzy soit ouvertement « dépressive » et Sam un orphelin délaissé par une famille d’accueil démissionnaire, tous deux franchissent pleinement le pas qu’avaient déjà fait Margot et Richie Tenenbaum en voulant s’enfuir sans succès de chez eux. Cette fois-ci, l’aventure est « grande » et belle, et l’enfance prend le pouvoir…
Parce qu’il ne l’a presque jamais fait (à une exception près : Rushmore (1999), situé dans les années 1980), il est bon de relever qu’Anderson précise l’année à laquelle se déroule son action : 1965. Le voilà donc enfin dans l’époque à laquelle tant d’éléments de ses films précédents nous ont renvoyé : cette décennie de la libération, cet âge d’or du rock qu’il affectionne tant. Non seulement ce cadre temporel permet de planter presque tacitement le contexte d’une incompréhension entre générations à l’aube de la révolution des mœurs, mais il justifie aussi l’attirail rétro-chic que déballe une nouvelle fois le cinéaste. Nous voilà donc plongé dans un autre temps au charme désuet, où les enfants communiquent non pas par SMS mais par lettres (ils y écrivent même « signé » avant de signer de leur prénom, détail irrésistible), s’assoient autour d’un tourne-disque ou dansent au coin d’un feu sur « Le Temps de l’Amour » de Françoise Hardy. On comprendra que certains s’agacent de ce côté vieillot, qui pourrait leur laisser entendre que ce panache amoureux n’est pas seulement d’une autre génération mais aussi d’un autre temps – pourquoi en parler dès lors ? Reste la force de ce que le film donne à voir et à ressentir, ici et maintenant (le dessein est donc clair : celui d’une expérience cinématographique, tout simplement).
Evacuons d’ores et déjà les adultes, marionnettes humaines typiquement andersoniennes, un peu figées, bercées entre la mélancolie et la dépression. Dépassés par la force de sentiments qu’ils n’éprouvent plus aussi intensément que les plus jeunes, ils sont, eux, prisonniers de conventions étriquées, prêts à mettre fin à une idylle pourtant salvatrice à peine celle-ci est découverte, incapables d’affirmer leurs sentiments (pour Mrs. Bishop et le capitaine Sharp) ou leurs ambitions (pour le chef-scout Ward, qui se refuse à admettre que sa passion du scoutisme l’emporte sur sa vie professionnelle), limités à des rêves insensés (Mr. Bishop se verrait bien emporté dans l’espace par la tornade qui menace l’île, déjà très tôt dans le métrage). Constamment à deux doigts de la rupture comme dans les précédents opus du cinéaste, ils sont pourtant toujours « sauvés » in extremis par celui-ci, qui leur promet en fin de course moins un nouveau départ dans la vie qu’un apaisement – on y reviendra. Seule une impulsion d’origine enfantine (la fuite et la pagaille qui s’ensuit) viendra sortir un tant soit peu les adultes de leur torpeur : l’épopée qui débute offrira au chef-scout et au policier leur morceau de bravoure respectif. C’est par plus jeune qu’eux qu’ils se verront rappeler, dans de très belles scènes intimistes (le dialogue mère-fille et le dialogue entre Sam et le capitaine Sharp), l’intensité d’un amour vrai.
Ce sont les enfants, surtout, qui permettent enfin à Anderson de raconter une grande et belle histoire d’amour, avec obstacles, rebondissements, libération et même coup de foudre (sic) ! On y retrouve en version décuplée tout ce qui faisait la poésie de son cinéma : la démesure des évènements extérieurs comme reflet de celle des émotions des personnages, la célébration de l’innocence, de la vigueur, de la détermination des enfants, la créativité, l’élaboration d’un monde-refuge bien à soi, au bric-à-brac raffiné (si si !). On se délecte de la stylisation qui vient exalter les scènes centrées sur les enfants : les gros plans sur les décorations et autres badges de scout qu’arbore fièrement Sam (rythmés par une chanson de Hank Williams, supplément non négligeable de solennité), le passage en revue des accessoires de Suzy permis par un « inventaire » que font les deux fugitifs ultra-organisés, ou plus globalement les teintes saturées de l’image qui rendent lumineux le vert de la forêt, le jaune ou le rose des robes de l’héroïne. Anderson nous offre de très jolis moments de romantisme pur comme on n’en avait pas vus depuis longtemps au cinéma : entre deux phrases anodines de Suzy et Sam s’en glissent une ou deux qui suffisent à nous faire entrevoir la grandeur des sentiments qui, déjà, les habitent tout entiers. Grâce à deux jeunes interprètes admirables, tout sonne juste, même lorsqu’Anderson a l’audace d’évoquer les découvertes les plus sensuelles : tandis qu’ils s’enlacent sur la plage où ils ont planté leur tente, Suzy dit à Sam : « _C’est dur. _Ça te dérange ? _Non, j’aime bien. ». Rien n’est laissé au hasard dans le traitement que fait Anderson de son histoire : pas même le fait qu’il délaisse pour ces scènes d’intimité enfantine ses champs-contrechamps frontaux normalement si récurrents : pendant leurs conversations-confessions, les héros sont filmés en des champs-contrechamps où celui/celle qui ne parle pas demeure présent en amorce du champ (on le/la voit de dos dans un coin de l’image, chose que l’on n’avait presque jamais eue dans un dialogue filmé par Anderson), tout simplement parce que jamais le cinéaste n’a filmé de relation aussi étroite et forte entre deux personnages.
L’intensité de cet amour de jeunesse paraît déteindre sur tout ce qui tente de l’entraver : chaque étape de l’aventure, au cours de laquelle Suzy et Sam sont confrontés à d’autres personnages, brille par cet humour pince-sans-rire qui joue sur la solennité des répliques et des actes des personnages et que l’on aime tant chez Wes Anderson : voilà que pour s’être enfuie du foyer, Suzy est aux yeux de son petit frère « une traitresse à [sa] famille », qu’une scène de confrontation entre les amoureux et les jeunes scouts est rythmée par une musique sous influence westernienne et que les scènes nocturnes ont l’air d’être filmées en nuit américaine, comme dans les classiques hollywoodiens d’antan. Mieux : les plans qu’élaborent les enfants sont forts d’un vrai panache, et non plus gentiment ridicules comme ceux que faisaient les « adulescents » des précédents opus, des braqueurs amateurs de Bottle Rocket aux animaux voleurs de Fantastic Mr. Fox. La mise en scène sort de son statisme lorsqu’il s’agit de suivre les gamins dans leurs escapades en pleine nature. La carte de l’île que l’on voit en fin de film, où le réseau de jeunes scouts qui collaborent en secret est représenté par une multitude de pointillés colorés, ne laisse aucun doute : les gosses ont pris possession des lieux. Ils font le film, imposent davantage de vitesse au récit, comme dans Fantastic Mr. Fox, justifient par leur entrain les compositions d’Alexandre Desplat, dynamiques et désuètes, sous influence baroque (on pense à Vivaldi, qu’Anderson avait convoqué dans des films précédents ou demandé à Mark Mothersbaugh d’imiter).
Suzy, en particulier, semble par moments avoir son destin pleinement en main et une longueur d’avance sur les spectateurs qu’elle scrute à travers ses jumelles. En effet, ça n’est pas seulement l’horizon, la promesse d’aventures et de retrouvailles amoureuses qu’elle guette dans ces plans face caméra, mais également le public du film (elle le fait même sans jumelles à la fin, lorsqu’elle fait une pause face à l’écran avant d’aller dîner), comme pour glisser aux spectateurs qu’il ne tient qu’à eux de retrouver la fraîcheur qu’elle a elle, celle de l’état d’enfance que nous évoquions et dans lequel les personnages d’Anderson aiment à se replonger pour se ressourcer quand ça va mal (comme Bill Murray dans Rushmore, Gene Hackman dans La Famille Tenenbaum ou Mr. Fox).
Le vrai « maître à bord », comme on le surnommait dans notre rétrospective, demeure bien sûr Wes Anderson lui-même. De même que les enfants fugitifs érigent des campements avec soin, presque avec raffinement, lui construit un microcosme ultra-élaboré de plus. Une île est dès lors un cadre idéal, offrant au cinéaste un environnement bien déterminé dans l’espace dont il peut faire absolument ce qu’il veut, en véritable démiurge. On retrouve ainsi sans surprise mais avec plaisir ces longs travellings qui balayent le décor, la maison des Bishop puis le campement de scouts, nous les présentant ainsi de manière optimale, ou ce narrateur qui nous fait faire en quelques secondes – et autant de plans fixes cadrés au millimètre – le tour de l’île. La présence de la communauté de scouts sert – comme ces travellings et ces cadrages ultra-réglés – d’écho à la rigidité des mœurs qui sert de toile de fond à l’épopée enfantine. Le phare de l’île, peint en rouge et blanc, le minuscule poste de police où officie le capitaine Sharp, les tentes jaune vif qui font directement écho à celle des enfants Tenenbaum ou encore les costumes et les coiffures kitsch des personnages féminins ne mentent en rien sur leur côté factice et donnent l’impression de voir le cinéaste jouer avec une grande maison de poupées. A ceci près que, comme dans chacun de ses films, il aménage des intermèdes autrement sensibles où ses personnages quittent leur statut de petite figurine pour dévoiler toute leur humanité. C’est le beau paradoxe de l’œuvre andersonienne : toucher par des moyens ultra-étudiés, par une forme savamment ciselée à un idéal d’épanouissement des émotions. Dans une sorte de prologue et d’épilogue à son long-métrage, Anderson nous donne « le truc », qu’il emprunte au compositeur britannique Benjamin Britten et à son « Young Person’s Guide to Orchestra », écrit à partir d’un thème de Purcell pour présenter à un jeune auditoire la construction d’une pièce symphonique. On y apprend que le compositeur, après avoir posé la mélodie avec l’orchestre au complet, la rejoue en mode fugue en faisant se succéder les familles d’instruments, pour mieux faire progressivement se retrouver celles-ci en un ensemble plus harmonieux encore. Le cinéaste ne nous livre ici rien d’autre que l’armature primaire de son scénario : une histoire d’éclatement de la cellule familiale ou communautaire, de fugue, et finalement de retrouvailles apaisées. Chef d’orchestre auto-proclamé à juste titre, Anderson n’a décidément pas fini de nous enchanter.
Réalisation : Wes Anderson
Scénario : Wes Anderson et Roman Coppola
Production : Wes Anderson, Scott Rudin, Steven M. Rales et Jeremy Dawson
Bande originale : Alexandre Desplat et Mark Mothersbaugh (chansons)
Photographie : Robert D. Yeoman
Montage : Andrew Weisblum
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 16 mai 2012
NOTE : 5/6