REALISATION : Yorgos Lanthimos
PRODUCTION : A24, Element Pictures, Film4, Haut et Court
AVEC : Colin Farrell, Nicole Kidman, Barry Keoghan, Raffey Cassidy, Sunny Suljic, Alicia Silverstone, Bill Camp, Denise Dal Vera
SCENARIO : Yorgos Lanthimos, Efthimis Filippou
PHOTOGRAPHIE : Thimios Bakatakis
MONTAGE : Yorgos Mavropsaridis
BANDE ORIGINALE : Johnnie Burn
ORIGINE : Grèce, Royaume-Uni
GENRE : Drame, Fantastique, Thriller
DATE DE SORTIE : 1er novembre 2017
DUREE : 2h01
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Steven, brillant chirurgien, est marié à Anna, ophtalmologue respectée. Ils vivent heureux avec leurs deux enfants Kim, 14 ans et Bob, 12 ans. Depuis quelques temps, Steven a pris sous son aile Martin, un jeune garçon qui a perdu son père. Mais ce dernier s’immisce progressivement au sein de la famille et devient de plus en plus menaçant, jusqu’à conduire Steven à un impensable sacrifice…
Chaque année à Cannes, il se produit quelque chose d’inattendu avec les films en compétition. Mais ce genre de surprise a toujours été à double visage : soit ça souffle le chaud et le froid en chatouillant la fibre polémique de tout un chacun (c’est la méthode facile), soit ça laisse dubitatif en faisant croire à une perte de repères commune chez l’artiste et son audience (c’est la méthode dure). Cette année, trois noms propres auront cassé des briques sur la seconde option : Östlund, Haneke, Lanthimos. On attendait les nouveaux films de ces trois cinéastes européens comme des claques potentielles. Or, si les claques furent bien au rendez-vous, elles nous auront laissé un peu groggy en amenant une interrogation pour le moins bizarre : qui a réalisé quoi ? Pour faire simple, Haneke et Lanthimos donnèrent l’impression d’avoir interverti leurs élixirs (le premier s’est voulu aussi pince-sans-rire que le second, le second s’est voulu aussi malsain et chirurgical que le premier), tandis qu’Östlund, sous couvert d’un pitch prompt à suinter la misanthropie, osa le virage à 180° en faveur d’un humanisme provocateur avec The Square, allant même jusqu’à chiper la Palme d’Or à la surprise générale. Bref, des cinéastes qui, pour une fois, n’ont pas fait le film que l’on attendait d’eux. Evidemment, ça déroute. Et évidemment, on s’en réjouit. Dans le cas de Yorgos Lanthimos, il serait toutefois exagéré de prétendre n’avoir pas reconnu sa fibre – cruelle et surréaliste – dans Mise à mort du cerf sacré. Son cœur d’universaliste subversif continue de battre, ses organes allégoriques palpitent toujours. Mais comme le plan inaugural le laissait supposer, sa main est désormais celle d’un chirurgien sadique.
On avait déjà fait le tour du cinéma de Yorgos Lanthimos en revenant sur le choc The Lobster, prototype rêvé de dystopie allégorique et universelle qui n’aura jamais perdu de son impact au fil des visions répétées. Le poids de la lecture allégorique pèse là encore très lourd sur Mise à mort du cerf sacré, au vu d’un récit qui tente l’accouplement du sempiternel pitch à la Théorème (un inconnu infiltre et détruit une famille bourgeoise) avec une relecture décalée du mythe d’Iphigénie (surtout celui produit par Euripide sous le titre Iphigénie à Aulis). Petit rappel pour les néophytes en matière de mythologie grecque : au moment de l’attaque menée par ses troupes contre la ville de Troie en vue de reprendre son épouse Hélène, le cruel Agamemnon, roi de Mycènes, fut confronté à un dilemme posé par la déesse Artémis – envers laquelle il commit autrefois une offense – et contraint de sacrifier sa fille Iphigénie afin d’apaiser la colère d’Artémis. De façon très logique, la menace sera ici incarnée par un jeune et étrange garçon (Barry Keoghan), dont le père décéda des suites d’une opération chirurgicale effectuée par un brillant médecin (Colin Farrell, toujours aussi impeccable entre les mains du cinéaste grec). Convaincu de la culpabilité de ce dernier, l’adolescent s’immisce progressivement au sein de sa famille et en pulvérise fissa le confort de vie en exigeant du chirurgien un terrible sacrifice, sans quoi toute la cellule familiale sera vouée au pire des calvaires.
On évoquait plus haut un film « chirurgical », et c’est à prendre au pied de la lettre : l’immersion dans les décors visités (tantôt un milieu médical au blanc immaculé, tantôt un milieu familial au vernis maculé) vont ici de pair avec la façon qu’a Lanthimos de travailler une matière mythologique, c’est-à-dire au travers d’une dissection pure et simple de tout ce qui relève de l’ordre établi. Plus encore que dans The Lobster, le relief allégorique du propos nait ici de ce fulgurant principe esthétique qui régit toute la mise en scène, et non pas d’un principe de « transposition » qui viendrait en accroître lourdement le sens et le caractère déviant. On aura toutefois vite fait de constater que ce dénuement atteint ici un degré assez inhabituel dans le cinéma de Lanthimos. Le cinéaste l’avait déjà bien prouvé par le passé : mettre en scène des espaces et des durées en vue d’inscrire des personnages dans des univers-prisons à forte connotation castratrice relevait chez lui de la pure logique, et l’originalité de son ton, mettant le malaise et le burlesque sur un pied d’égalité, était le fil d’Ariane qui nous guidait dans l’inconnu en nous incitant à ne jamais lâcher prise. Or, en dessinant cette fois-ci un univers où tout relève de la mise à nu (au propre comme au figuré) et où le cynisme a visiblement écrasé toute trace d’humour surréaliste, Lanthimos crée le doute : son ton a-t-il évolué ou a-t-il été perverti ? Concrètement, c’est en lisant entre les lignes que ce doute saura être dissipé.
Même si d’aucuns diront qu’il s’agit là d’un sacrilège au vu du propos traité, la vraie force de Mise à mort du cerf sacré ne réside pas dans ce que l’on voit à l’écran, mais davantage dans ce que la scène d’avant ou la scène d’après font ressentir. Entièrement soumis à la règle du non-dit et de l’implicite, les raccords de plan et les changements d’angles n’obéissent plus à la logique des précédents films de Lanthimos : l’idée n’est plus de créer du bizarre en revisitant un élément sociopolitique de façon décalée (The Lobster avait déjà atteint l’Everest sur ce terrain-là), mais de générer un malaise exponentiel en laissant s’immiscer d’un plan à l’autre quelque chose qui chuchote la menace mais qui ne dit pas son nom. Intelligence redoutable d’un scénario qui, de ce fait, réfute l’exposition grossière des personnages et – surtout – de leur passé, tout en rendant limpide l’omniprésence de ce qui reste « caché » (à savoir ni dit ni montré) et en poussant ainsi le spectateur à combler les trous comme il le souhaite – énorme point commun avec les dispositifs narratifs de Michael Haneke. Intelligence redoutable d’une mise en scène kubrickienne, déformant l’espace par des travellings et des grands angles d’une virtuosité asphyxiante, où le poids du passé et de la culpabilité rejaillit par le temps long des regards et des gestes, où les perspectives relèguent l’humain à l’état d’entité lilliputienne dans un système qui l’étouffe et le dépasse, où la bande-son agressive (surtout des sonorités stridentes à la Ligeti) devient source d’angoisse qui contamine le quotidien, où l’ultra-violence des coups de théâtre alimente une déviance déjà active en amont au lieu de l’installer par surprise.
Assimiler la mise en scène de Yorgos Lanthimos à l’attitude – calme et détachée – de son jeune ange exterminateur tombe sous le sens, puisque son film tout entier est lui-même un organisme perturbé. Une création qui confine à la plus viscérale des épreuves de force, et ce parce que le vertige qu’elle fait naître se veut moins opératique qu’organique. Dépourvu de toute prétention à mouliner de l’effet pour impressionner les foules, Mise à mort du cerf sacré tient autant du thriller sadique que de la plongée implicite à l’intérieur d’un corps à incarnations diverses : un médecin déboussolé qui passe du statut de brillant anticorps à celui de cellule gangrenée (car voué à contaminer sa propre famille tel un virus), un hôpital dont la salle de réunion est comme un cerveau et les couloirs comme des veines à irriguer, une cave plongée dans l’obscurité qui révèle l’inavouable – donc l’inconscient – chez l’être civilisé, un contexte urbain quasi désert qui confine à l’anesthésie générale, etc… Sans parler d’un cadre de vie bourgeois dont Lanthimos, toujours agitateur sous le vernis clinique, tacle le vide et la froideur par de petites idées bien senties : on retiendra surtout ce curieux rite sexuel par lequel Nicole Kidman, ici dans le rôle d’une épouse quasi robotique, retrouve mine de rien son aura d’actrice ambigüe dont on la croyait dépourvue depuis plus d’une décennie.
Yorgos Lanthimos n’a donc pas pris de gants avec Mise à mort du cerf sacré. Suffocant jusqu’à l’extrême, ce film fait le même effet qu’une maladie dont on peine à identifier l’origine des symptômes : d’abord une fièvre qui s’installe, ensuite une douleur qui s’intensifie, enfin une délivrance qui surgit sans crier gare. Sauf que la délivrance en question laisse un arrière-goût puissamment désagréable dans la bouche, car prenant in fine acte d’une malédiction concrète que seule une conception assez dérangeante de la « justice » sera capable de contrer. Loin de flatter une quelconque relecture puritaine de la faute et de la punition (ce que certains n’ont pas manqué de lui reprocher au vu d’une scène finale clairement révulsive), Lanthimos ne fait au contraire qu’asseoir la connexion absolue entre deux tragédies grecques, celle dont il s’inspire (le mythe d’Iphigénie, donc) et celle qui vise actuellement son pays d’origine (une Grèce qui doit sacrifier son avenir pour honorer une vieille et lourde dette). Derrière l’abstraction et la violence sourde se cachait bel et bien un propos exemplaire qui fait se rejoindre limpidité, magnétisme et modernité. Il suffisait juste de gratter un peu la croûte, quitte à ce que ça saigne…
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Je suis totalement en phase avec cet excellent article. J’ai vraiment aimé le film admirablement mis en scène. « Mise à mort du cerf sacré » est un film à l’approche peu facile, ouvrant néanmoins sur beaucoup d’interprétations. Chacun l’aborde du point de vue de sa discipline , insistant soit sur le versant anecdotique soit sur le versant religieux, historique ou philosophique (Ethnologues, historiens, théologiens, linguistes, psychanalystes….) Par exemple, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss Lévi-Strauss a étudié le mythe non comme un récit naïf et aux détails aléatoires mais comme un ensemble fortement structuré régi par des lois cohérentes capables de transformation, c’est-à-dire d’adaptation au contexte géographique et historique. La fonction du mythe pour Lévi-Strauss n’est pas historique mais symbolique. Il a ajouté que tous les mythes doivent avoir trois attributs : traiter d’une question existentielle, être constitués de contraires irréconciliables et proportionner la réconciliation de ces pôles pour mettre fin à l’angoisse. Pour la psychanalyse les mythes sont généralement fondateurs des groupes humains, ils appartiennent à leur patrimoine originaire et identitaire. Ils ont une ressemblance avec les fantasmes et les rêves, et il s’agit de récits , de mises en séquence d’événements racontés , sans cesse réécrits venant animer et dénouer un drame (leurs thèmes concernent souvent ce qui est interdit aux humains : inceste, sacrilèges… Il est clair pour le psychanalyste que les thèmes mythiques représentent une partie de notre inconscient avec ses désirs non assouvis relégués dans cette zone inatteignable qu’on nomme inconscient. Sur ce canevas mythologique, Yórgos Lánthimos en réactualisant le mythe d’Iphigénie fait une relecture allégorique où il développe la thématique tragique du sacrifice au regard d’une dette de vie (qui effectivement n’est pas sans faire penser à la dette contractée par la Grèce son pays d’origine et qui voit sa génération à venir sacrifiée à cause d’elle)Le prix à payer pour le bien commun de la cité ?