REALISATION : Sean Durkin
PRODUCTION : Fox Searchlight Pictures, Cunningham & Maybach Films, FilmHaven Entertainment, BorderLine Films
AVEC : Elizabeth Olsen, John Hawkes, Sarah Paulson, Brady Corbet, Hugh Dancy…
SCENARIO : Sean Durkin
PHOTOGRAPHIE : Jody Lee Lipes
MONTAGE : Zachary Stuart-Pontier
BANDE ORIGINALE : Daniel Bensi, Saunder Jurriaans
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Quête identitaire, Premier film
ANNEE DE SORTIE : 29 février 2012
DUREE : 1h41
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Après avoir fui une secte et son charismatique leader, Martha tente de se reconstruire et de retrouver une vie normale. Elle cherche de l’aide auprès de sa sœur aînée, Lucy, et de son beau-frère avec qui elle n’avait plus de contacts, mais elle est incapable de leur avouer la vérité sur sa longue disparition. Martha est persuadée que son ancienne secte la pourchasse toujours. Les souvenirs qui la hantent se transforment alors en effrayante paranoïa et la frontière entre réalité et illusion se brouille peu à peu…
Tiens, c’est étrange : alors que l’on avait fini par désespérer des films indépendants américains estampillés Sundance (des fictions en général propices à enfiler les clichés, les afféteries branchouilles et les petits effets de style grandiloquents), voilà qu’un petit film sorti de nulle part, conçu par un jeune réalisateur inconnu et porté par une actrice stupéfiante, nous prouve qu’une attitude aussi radicale et pessimiste n’était peut-être pas celle qu’il fallait adopter. On peut même juger son Prix de la mise en scène à Sundance comme une récompense tout à fait légitime, tant la puissance visuelle et évocatrice du résultat nous fait approcher l’état de sidération. C’est que, pour ses débuts au cinéma, Sean Durkin laisse de côté tous les tics récurrents des productions indé US (que le récent Bellflower compilait avec un peu trop d’aplomb) pour se livrer à un exercice d’équilibriste entre les codes du cinéma de genre et du cinéma auteuriste.
Grosse ambition, mais réussite totale : derrière une enveloppe assez rassurante de drame mélancolique, Martha Marcy May Marlene déploie sans cesse, par petites touches imperceptibles, un malaise des plus redoutables. Il fallait bien cela pour illustrer le retour difficile d’une jeune femme dans sa famille après plusieurs mois passés au cœur d’une secte remplie de hippies cinglés. Et surtout, en triturant avec malice la notion d’identité au point même de refléter ce trouble dans le titre du film, le réalisateur ne cherche pas à poursuivre l’approche outrancière de bon nombre de fictions récentes, explorant les visions psychotiques de personnages largués avec un sens aigu de l’outrance et de l’excès. Non, il fait exactement tout l’inverse : on est davantage dans une approche similaire à celle des fictions de David Lynch ou de Roman Polanski, où le cadre et la mise en scène installent un climat anxiogène et parfois onirique au sein même du réel. Du vénéneux Blue Velvet au redneckien Winter’s bone, les exemples ne manquent pas, mais si le film de Durkin réussit à trancher avec le style de ses prédécesseurs, c’est parce qu’il use du pouvoir de la mise en scène pour refléter l’état mental éclaté de son héroïne, tellement noyée dans la confusion que son retour à la vie ne fait que prolonger l’enfermement dont elle fut victime. De quoi faire trembler une fois de plus la paroi entre la réalité et le fantasme.
D’abord le titre, qui intrigue énormément au premier regard : une compilation de quatre prénoms féminins (en réalité, il y en a trois) qui ne désignent en réalité qu’une seule et même personne. Martha ? Le vrai prénom de l’héroïne à l’état civil, une jeune femme qui disparait pendant plusieurs mois pour revenir sans crier gare chez sa sœur Lucy (Sarah Paulson) et son beau-frère Ted (Hugh Dancy), tous deux un peu déboussolés devant le silence de Martha mais tout de même déterminés à lui venir en aide. Marcy May ? Le prénom que Patrick (John Hawkes), sorte de leader aussi charismatique qu’inquiétant que Charles Manson, donna à Martha dès son arrivée dans la communauté qu’il dirige, et qu’elle vient donc tout juste de fuir. Marlene ? Le prénom que chaque femme de cette communauté (y compris l’héroïne) devait feindre de porter lorsqu’elle répondait au téléphone, selon un rituel précis qui leur permettait à tous d’être protégés de l’extérieur. Trois prénoms, trois possibilités pour l’héroïne de perdre pied avec sa véritable identité. Car il s’agit bien de cela : cette communauté hippie, entièrement conçue et contrôlée par Patrick, n’est en réalité qu’une horrible secte, qui brise tout espoir de liberté et dissout la personnalité de celui qui se plie à ses règles draconiennes : le retour à la terre et le travail communautaire au premier plan, les activités criminelles et l’exploitation sexuelle (d’emblée, le viol est ici imposé en tant que première étape d’un « nettoyage des toxines ») au second plan. Comment l’héroïne a-t-elle atterri ici ? On ne le saura jamais, et peu importe, à vrai dire : seule sa fuite et son retour à la vie intéressent le réalisateur.
Une fuite qui, dès les dix premières minutes, installe une étrangeté et un malaise des plus terribles : dès le départ de Martha de la communauté à travers une forêt touffue (qui évoque celle d’un conte horrifique), une bande-son très simple dans laquelle viennent s’incruster quelques sonorités lynchiennes, et une scène de confrontation dans un coffee-shop où l’héroïne fait face à l’un des membres de la secte (elle refuse d’y retourner, celui-ci n’insiste pas mais reste tout de même menaçant), tout semble filtrer sous un angle unilatéral, à savoir comment la terreur intérieure d’une héroïne enfin « libérée » va se poursuivre à l’extérieur de son ancienne « prison ». Sauf que le film est beaucoup plus oppressant qu’on ne pouvait le croire : au lieu de conserver cet angle afin de l’étirer avec brio sur tout le reste du métrage, Durkin va plus loin en faisant de la narration de son film un vaste labyrinthe, où les temporalités et les perceptions se brouillent à force de s’interpénétrer. Comprenons par là que cette narration éclatée vise à opérer un télescopage continu entre un présent faussement rassurant et un passé terriblement effrayant : en effet, chaque attitude de Martha, chaque action qu’elle effectue dans le présent (se baigner dans l’eau, cultiver des plantes, rejoindre un homme dans son lit, passer un coup de téléphone, etc…) renvoie à un moment précis du passé, et inversement, un souvenir du passé peut à tout moment influer sur le comportement actuel de l’héroïne (parfois avec humour, souvent avec gène). D’autant que le cadre de vie de sa famille se révèle trop calme et idyllique pour ne pas susciter en elle une certaine inquiétude : entre une sœur légèrement névrosée et un beau-frère en proie à un énorme stress, ce cadre champêtre ne semble parfois pas moins aliénant que celui de la secte, de même que l’insistance des deux époux ne fait que renforcer les crises de leur visiteuse.
On évoquait précédemment la mise en scène du film pour refléter cette confusion mentale d’une héroïne paranoïaque, mais il faut préciser en quoi ses composantes épousent à merveille le projet global de son cinéaste. De bout en bout, et c’est encore plus perceptible lorsque l’on revoit le film une seconde fois, Sean Durkin bannit la fixité absolue de la caméra au profit de plans-séquences imperceptibles, où l’usage du zoom et la position des acteurs dans le cadre suffisent à créer une inquiétude dont l’origine n’est jamais explicitée : épier les personnages, incarner une menace indicible qui se colle à leur espace scénique, susciter le malaise par un jeu extraordinaire sur le non-dit et le hors-champ. Une façon toute simple, mais monstrueusement efficace, de renforcer le doute entre le souvenir (qui remonte à la surface) et le traumatisme (qui en renforce durablement la violence), le tout au travers d’une fugue mentale et anxiogène qui signe au bout du compte le pire des échecs, celui de la délivrance. Car la tragédie et la terreur retranscrites par le film, d’autant plus fortes qu’on ne sait presque jamais si elles sont justifiées ou pas (hormis lors du final), résident aussi dans cette façon qu’a le réalisateur d’immerger les protagonistes dans un cadre insidieux et cotonneux, où la violence et la trouille s’intensifient toujours plus lorsqu’elles ne se raccrochent à rien de tangible. Par analogie, on pourrait y voir l’une des « vierges suicidées » de Sofia Coppola qui intérioriserait sa crainte de quitter pour de bon le monde de l’adolescence, avec, au final, l’impossibilité d’échapper à toutes les images du passé qui hantent son cortex. Que cette héroïne « au ralenti », paumée et impuissante, ne réussisse jamais à sortir du calvaire qu’elle pensait enfin avoir laissé derrière elle est une évidence qui fait l’effet d’un nœud coulant sur la gorge : à force de retrouver dans l’hypernormalité de sa famille des gestes et des détails qui la renvoient à son passé, à force de ne plus pouvoir retrouver une conscience claire et nette, à force de ne plus savoir réellement qui elle est, Martha restera un mystère insaisissable.
Un mystère que la sublime comédienne Elizabeth Olsen (oui, la sœur des deux jumelles Mary-Kate et Ashley !) porte à un degré d’incandescence rarement atteint : regard troublant et mélancolique qui en dit mille fois plus qu’une ligne de dialogue, visage angélique que l’on scrute tel un paysage aux variations perpétuelles, présence à la fois éthérée et inquiétante qui hante le moindre plan où elle apparait, corps magnifique et charnel qui érotise instantanément l’écran, silhouette ordinaire qui investit totalement l’espace en donnant sans cesse l’impression d’être ailleurs. Le jeu sensationnel de cette jeune actrice épate tellement qu’on en arrive à se demander si la conception du film ne découlerait pas finalement de sa rencontre avec le réalisateur, ce qui aurait alors déclenché l’écriture du scénario. Un scénario qui, soyons clairs, déballe une écriture des plus solides tout en jouant habilement sur les transitions entre les temporalités (on le répète, les effets de style sont ici bannis). Jusqu’à une scène finale absolument glaçante qui élève à son zénith l’angoisse ressentie jusque-là, et achève le récit d’un coup sec comme si le montage nous coupait littéralement le souffle. Pas de doute : ce premier film, sans doute le meilleur de l’année 2012, n’était pas juste un essai hautement ambitieux et maîtrisé à tous les niveaux. Il est surtout un film prodigieux, dans tous les sens du terme.
2 Comments
Martha Marcy May Marlene est assez dur dans le fond, mais dégage une certaine douceur. Elizabeth Olsen est parfaite !
Merveilleux film que cette dislocation d’un troublant puzzle mental où l’on assiste au naufrage psychique d’une jeune femme sous influence. Durkin avec une grande finesse décrit sans recours au spectaculaire un basculement insidieux dans la psychose. Par sa narration et sa mise en scène subtiles , la représentation de celle-ci est d’une très grande justesse d’observation et ne s’encombre pas d’explications théoriques ou interprétatives. Le film me marque par la manière dont le réalisateur rend compte du trouble identitaire d’une jeune fille qui a fui une emprise sectaire mais qui peu à peu se retrouve aussi prisonnière de son propre monde interne qui devient poreux avec le réel …Elle est comme égarée dans un espace temps incertain où se mêlent le présent, les souvenirs, des hallucinations et des flashs backs traumatiques. La réalité devenant alors aussi cauchemardesque que ce qu’elle a vécu dans la secte. Plus que d’un effondrement ou une dislocation de la personnalité, ce qui est décrit est le délitement de la réalité, des perceptions, un progressif et insidieux glissement vers une autre représentation du monde « l’impression de ne pas savoir si quelque chose était un souvenir ou un rêve » dit Martha à un moment du film. Quant à la scène finale où nous sommes conviés, elle est suffisamment déroutante pour nous amener aussi nous même dans cette incertitude et ce trouble.
Un très bel article .