REALISATION : Park Chan-wook
PRODUCTION : Moho Film, Young Film, The Jokers
AVEC : Kim Min-hee, Kim Tae-ri, Ha Jung-woo, Cho Jin-woong, Kim Hae-sook, Sori Moon
SCENARIO : Park Chan-wook, Chung Seo-kyung
PHOTOGRAPHIE : Chung Chung-hoon
MONTAGE : Kim Sang-bum, Kim Jae-bum
BANDE ORIGINALE : Cho Young-wuk
ORIGINE : Corée du Sud
TITRE ORIGINAL : Ah-ga-ssi
GENRE : Drame, Romance, Thriller
DATE DE SORTIE : 1er novembre 2016
DUREE : 2h25
BANDE-ANNONCE
Synopsis : Corée, dans les années 30, pendant la colonisation japonaise. Sookee, une jeune femme issue d’un milieu pauvre, est engagée comme servante d’une riche japonaise nommée Hideko, vivant recluse dans un immense manoir sous la coupe d’un oncle tyrannique et pervers. Mais Sookee cache un secret : avec l’aide d’un escroc se faisant passer pour un comte japonais, ils ont d’autres plans pour Hideko…
Quand on y repense, il était presque amusant de constater que le 69ème festival de Cannes avait su offrir aux premiers spectateurs de Mademoiselle le plus beau « 69 » vu depuis longtemps sur un écran de cinéma. Et si l’on se permet cette petite plaisanterie grivoise, c’est précisément parce que Park Chan-wook n’a clairement pas fini de jouer les agitateurs transgressifs vis-à-vis de ses compatriotes. On l’aura vu fustiger l’antagonisme Corée du Nord-Corée du Sud avec le très politique Joint Security Area. On l’aura vu cristalliser tout le vertige de l’enfermement sociétal avec sa fabuleuse trilogie sur la vengeance, au centre de laquelle l’uppercut Old Boy sonnait presque comme le chant du cygne du genre. On l’aura vu injecter une poésie romantique totalement barrée au sein du corps touffu et hautement psychanalytique de Je suis un cyborg. On l’aura même vu donner de violents coups de flûte sur les couilles du puritanisme du pays du Matin Calme en osant transformer le prêtre de Thirst en vampire assoiffé de sang et de chair fraîche. Aujourd’hui, après une parenthèse américaine assez polémique (Stoker), Park revient aux fondamentaux et subvertit à nouveau l’adaptation d’un roman européen (Du bout des doigts de Sarah Waters) en le transposant de l’Angleterre victorienne à la colonisation japonaise en Corée dans les années 30. Pour un thriller à haute teneur saphique et perverse, on est plus que servi. Mais pour ce qui est de jouer les voyeurs sarcastiques sur l’hypocrisie d’une société toute entière, Park met carrément les bouchées doubles avec un haut degré de sophistication classieuse, au point même d’harmoniser davantage son propre style.
Il serait très réducteur de ne juger Mademoiselle qu’au regard exclusif de son potentiel de thriller gigogne, présentant une action précise avant que la narration n’en révèle la perspective inversée – autant ranger le film au placard des jeux de dupes pseudo-hitchcockiens si on se limite à ça. Dès le plan inaugural, c’est le contexte politique qui prime sur toute velléité de récit : le temps d’une marche de soldats japonais suivis (et excédés) par des enfants pauvres qui imitent le champ militaire, le ton pince-sans-rire du cinéaste s’active en laissant potentiellement la porte ouverte à un fond subversif servi sur plateau en or massif. Le cadre du film donne là aussi un éclairage intéressant : la vaste bâtisse dans laquelle va officier la jeune servante coréenne Sookee (Kim Tae-ri) est d’entrée caractérisée comme étant un mélange de style anglais (c’est tout juste si son architecture ne renvoie pas au cinéma d’épouvante gothique des années 60) et de style japonais (soit le genre de décor qui transpire la tradition nippone par toutes les fibres du tatami). On a beau y deviner un Park fidèle au contexte d’origine du roman de Sarah Waters, ce détail suffit à installer le doute. D’autant que, selon les souhaits du mystérieux maître de maison, ce décor de type victorien est ici constamment plongé dans une semi-pénombre. Comme si un décor en cachait un autre, chargé de secrets et de fantômes. Comme si une classe sociale aussi aisée dissimulait forcément quelque chose de monstrueux. Comme si deux nations aussi antagonistes que la Corée et le Japon se renvoyaient perpétuellement la balle du non-dit.
Pour autant, ne pas s’attendre à un jeu de massacre sexy et sarcastique à la sauce Im Kwon-taek – façon The Housemaid ou L’ivresse de l’argent – qui puiserait sa jouissance dans le seul fait de cisailler le buisson ardent des ultra-riches. On guette cependant cela dans le premier mouvement narratif du film, qui superpose le contexte politique que l’on évoquait ci-dessus à une sournoise manipulation, voyant la jeune et pauvre Sookee servir de complice à un escroc (Ha Jeong-woo) pour récupérer l’héritage de la riche japonaise Hideko (Kim Min-hee). Ce que filme Park est signe d’un monstrueux cynisme, qu’il s’agisse d’une classe japonaise baignant dans un luxe étouffant ou d’une classe coréenne réduite à pratiquer le vol et l’escroquerie pour s’élever au-dessus du seuil de pauvreté. Et au milieu de tout cela, deux figures élégantes et antagonistes, Sookee et Hideko, qui sympathisent très vite au-delà de leurs classes sociales opposées, au point même de succomber réciproquement à une forte attirance sexuelle. Park installe alors un vertigineux jeu de correspondances entre les deux femmes, tout particulièrement en décuplant la présence du champ lexical du voyeurisme dans chaque décor où elles évoluent (on repère énormément de miroirs, de reflets et d’amorces dans la scénographie). En outre, que ce soit en laissant filtrer la figure du doppelgänger au travers de leur similarité physique (on les distingue à peine lorsqu’elles échangent leurs vêtements) ou en les cadrant dans des perspectives kubrickiennes avec le centre de l’écran comme axe de symétrie (meilleur exemple : le plan final lesbien), le film brasse large en matière de cadres miroitants. L’imagerie érotique qui s’y ajoute n’en est donc que plus ardente, mêlant ainsi la complicité et la duplicité par le biais de petits jeux émoustillants, allant du baiser aromatisé à la sucette de Lolita jusqu’à l’initiation sexuelle sous la couette.
A ce stade, la logique du film semble stationnaire, nous laissant attendre sereinement le moment où la manipulation va se mettre à dérailler. Sauf qu’à l’image de cette bâtisse où tout le monde ressemble presque à un fantôme, chaque détail du récit s’assimile aisément à un tiroir dont on ne découvrirait le double fond qu’a posteriori. D’où le fait qu’une fois le second mouvement enclenché, le film prend un virage à 180° en basculant sur un autre curseur temporel et en redoublant d’agressivité dans le constat sociopolitique. Toute la force de Mademoiselle est de se penser en objet tridimensionnel à l’image de son décor majestueux, de bâtir un échiquier sulfureux en trois phases de jeu qui ne cesse d’enduire ses pièces d’un délicieux venin jusqu’à la fin de la partie. A la manière du Rashomon d’Akira Kurosawa, cette construction narrative n’a de cesse que de superposer trois points de vue différents pour traduire le degré de mensonge et de dissimulation qui entoure moins l’intrigue que le contexte qui la sous-tend. Et comme nous sommes au cœur d’un piège régi par les sentiments, cela implique que l’amour est ici un leurre terrible et que le dialogue fait à peu près aussi mal (ou plaisir ?) qu’un coup de fouet.
Pour l’occasion, c’est peu dire que Park se la joue volontiers « trou de serrure » dans son envie de voir ce qui se cache derrière les rideaux coulissants ou de plaquer l’oreille contre les portes fermées. On peut certes s’étonner de voir le cinéaste plus apaisé qu’à l’accoutumée, notamment au vu d’un goût de l’ultraviolence un peu limité pour l’occasion. Mais s’il ne change pas les bonnes vieilles habitudes pour autant, nous gratifiant malgré tout d’une scène de torture bien sanglante à base de phalanges coupées (après tout, ça change des dents arrachées à coups de marteau…), il s’avère infiniment plus tordu, plus retors, donc plus diabolique dans sa mise en scène. Les habitués le savent : en matière de cadres, Park est comme un peintre qui composerait chacune de ses toiles par un travail en amont sur les échelles de plan et une multitude de variations colorimétriques. Sa science sidérante de la mise en scène (ab)use donc ici de tous les outils possibles (travellings, panoramiques, zooms, cadrages fixes, plans astraux, etc…) pour incarner une action ou symboliser une idée, perfectionnant encore un style gigogne qui charme la rétine et agite les terminaisons nerveuses à chaque raccord de plan. Mais pour une fois, il prend le soin d’éviter la profusion permanente, laissant ainsi le dialogue dicter sa loi pour que la caméra – ici complice et soumise – fasse évoluer son audience vers une perte de ses repères.
Ce constat est validé dans une poignée de scènes ritualisées à la manière d’un spectacle de geishas, où de riches représentants masculins de la haute société – dont un escroc aussi odieux qu’empoté et un vieillard aussi lubrique que désaxé – écoutent les lectures sadiennes d’une Hideko au teint blanc, laquelle joint ensuite la théorie à la pratique en osant quelques démonstrations suspendues avec un mannequin en bois ! On est dans un cadre où les mots sont une arme, du genre qui fait très mal et qui excite à la fois, ce qui pousse Park à se faire carrément l’égal de Sade sur un certain nombre de points. D’abord en liant la violence du verbe à celle du fouet sur les fesses au travers d’une poignée de plans mentaux, ensuite en faisant du sexe un outil de pouvoir exploité par une classe bourgeoise suffisante et déjà sur le déclin, enfin en trouvant dans la relation saphique – sujet toujours tabou en Corée du Sud – un véritable acte de résistance à (ou un outil de révélation de) cette forme d’hypocrisie généralisée. Le tout sous couvert de cadres affolants qui renvoient à tout un pan du pinku eïga, et surtout d’une excitante ritualisation de l’acte sexuel, touchant ainsi du doigt une connotation subversive à l’image de celle qui irriguait L’empire des sens de Nagisa Oshima. Sans parler de l’humour dévastateur de Park qui, en surgissant à des instants aussi inattendus qu’une pendaison évitée de justesse, un périlleux enfilage de corset ou un réveil agité en pleine nuit, relègue toute cette galaxie perverse au niveau d’un gigantesque cirque où tout le monde joue la comédie.
Dans sa sensualité dévorante, dans son esthétique inouïe, dans ses chausse-trappes narratives et dans sa revendication féministe face à l’insignifiance pulsionnelle des hommes, Mademoiselle lorgne assez clairement du côté du fameux Bound des Wachowski. Sauf que le regard provocateur et politique de Park Chan-wook fait ici toute la différence, dézinguant sans pitié le machisme d’une société coréenne et laissant la femme – ici libérée et désinhibée – prendre le pouvoir sur des hommes empotés, pour le coup enchaînés à leur virilité et à leurs frustrations sexuelles. On imagine le gouvernement sud-coréen virer rouge pivoine devant ce tableau d’une liaison interdite entre deux femmes (dont l’une appartenant au colonisateur de l’époque), mais pour une fois, les détracteurs de Park ne pourront plus voir en lui un petit malin qui dissimulerait une hypothétique fascination pour la violence sous une chape de raffinement esthétique. En embrassant de plein fouet le monde des sentiments tabous et en les chatouillant subtilement dans un contexte prompt à les étouffer (ce qu’illustre à merveille le plan final, où le tintement délicat de quelques boules de geisha retentit au milieu d’une mer agitée par les vagues en pleine nuit), le cinéaste confirme tout son génie baroque et se paie même le luxe de se trouver un nouvel élan pour mieux lancer ses nouvelles piques. Délicieux nid de vipère(s) que cette Mademoiselle : suave, érotique, raffinée, hautement diabolique.
2 Comments
Je pense exactement la même chose que vous : humour cinglant, coups de théâtre impressionnants, mise en scène réussie, libération du désir féminin etc. Je préconise à tous ceux qui seraient tentés de regarder ce film de ne pas sortir du film à cause des scènes de sexe explicites. Dommage, qu’il n’ait rien gagné à Cannes (comme The Neon Demon qui plus est).
Excellent article dont je partage avec enthousiasme l’analyse qui est faite de ce film. J’ai été subjuguée par la beauté qui se dégage de « Mademoiselle » , qu’il s’agisse de celle de ces deux superbes jeunes femmes ou des soieries des vêtements, des jardins, des décors des différentes maisons. Tout le film baigne dans une érotique particulière, où se subliment les gestes, les mouvements du corps, les étoffes mais aussi le discours, les mots. C’est une savante construction de la mise en scène, tout en faux semblants , avec un génial jeu de dupes et / ou de miroirs, et dans cette vénéneuse imposture, sous les masques et la sensualité, se distillent un peu , beaucoup même, de revanche sociale et de féminisme..