Avec bientôt un siècle de recul, il est fascinant de constater à quel point Fritz Lang concentrait dans les années 1920 et jusqu’en 1933 – année de son départ d’Allemagne pour la France puis pour les États-Unis – toute l’attention du public allemand, ou du moins une bonne partie de son attention. Il faut dire que sa vie elle-même ressemblait à l’une de ses grandes fresques romanesques : suite au décès mystérieux (suicide ? meurtre… dont il serait l’auteur ?) de sa première épouse, il se remarie avec sa scénariste Théa Von Harbou qui rejoindra le parti nazi en 1933 alors que lui, juif, décidera de fuir l’Allemagne. Cette idylle ne l’empêchera pas d’entretenir, pendant toutes ces années, des relations fusionnelles avec les jeunes comédiennes dont il se fait une spécialité – connue du public – de les découvrir et de tirer d’elles le meilleur, quitte à leur mener la vie dure. Si Lang fascine autant le public de l’époque, c’est parce qu’il combine une image de célébrité à la force de ses œuvres, qui renvoient aux Allemands un reflet dynamique – et parfois sombrement prophétique – de l’état de leur société. Les plus hautes sphères du pouvoir en ont conscience, du moins si on en croit l’histoire que le cinéaste ne cessera de raconter de son vivant, toujours avec quelques variantes et moult détails tendant à accréditer ses propos : en 1933, Lang se voit convoquer par Goebbels, prêt à faire de lui une sorte de « Hitler du cinéma allemand », ce qui motive son départ « le soir même », dira-t-il. Certes le remarquable Testament du Dr. Mabuse, clairement antinazi, venait d’être interdit, mais le succès et la maestria de M le Maudit (1931) étaient encore présents dans tous les esprits. Là où les nazis n’y voyaient qu’un génie visuel dont le potentiel serait énorme s’il était mis au service de leur appareil propagandiste, M le Maudit livrait une représentation terrifiante et éminemment critique de mécaniques sociales proches de celles qu’utilis(er)aient les nazis…
Le film commence dans le noir. Et c’est bel et bien une comptine qui le lance, en même temps qu’elle annonce le thème : « Attend encore un peu, le méchant homme noir viendra avec sa petite hache, il fera du hachis de toi… Tu es dehors ! » Une petite fille chante au milieu du cercle formé par d’autres enfants et exclut celui qu’elle montre du doigt du jeu. De la vie. Dans une seconde rotation autour d’elle-même, elle entraîne le mouvement de la caméra pour lancer l’histoire du film : celle de la petite fille qui va être tuée par le vrai méchant homme noir. Comme le grand Jean Douchet le montre dans une analyse de cette ouverture, le dispositif de la première séquence est monstrueux de précision : le cercle des enfants, dans la cour de l’immeuble, est dominé verticalement par un autre cercle, celui que forment les balcons du premier étage, tout autour de la cour, et depuis lequel une mère défend aux gamins de chanter une comptine pareille en des temps aussi noirs que ceux-ci, où un authentique serial-killer terrifie la ville. La construction géométrique de la scène est implacable, avec une silhouette jouant le rôle du Mal placée au centre de deux cercles de tailles différentes : la perversion, le crime, la mort frapperont les deux cercles concentriques.
Mais la scène n’est pas terminée, et Lang suit cette mère dont on ne tarde pas à apprendre – par les seules images – qu’elle est blanchisseuse au foyer et que sa fille ne joue pas dans la cour mais est à l’école. Elle doit bientôt en rentrer. Elle n’en rentrera pas. L’attention portée à chaque détail figurant l’amour de la mère pour son enfant – auquel elle prépare son repas le sourire aux lèvres, qu’elle attend en regardant l’horloge de plus en plus fréquemment, etc. – est trop grande pour que l’issue de la séquence ne soit pas des plus cruelles. Lorsque l’attente tournera à l’angoisse et que la mère ne pourra se retenir de crier le nom de sa fille par la fenêtre, elle n’aura pour toute réponse que deux plans terribles et muets (comme après la mort d’un être cher, dont les objets et les lieux qu’il a connus disent l’absence) : une cage d’escalier vertigineuse, une cour violemment éclairée (on est bien face à un cinéma expressionniste) mais vide.
Lang donne une grande importance à cette peinture du quotidien de la classe laborieuse. Il ne s’agit pas seulement de créer, par l’attention aux détails, un décalage par rapport à l’intrigue meurtrière dans lequel le suspense puisse s’engouffrer. La raison à cette attention, c’est surtout que le cœur du film ne se situe pas tant du côté de la série de meurtres d’enfants – dont on ne voit qu’une partie – que du côté des témoins de ces crimes, du côté du corps social, comme nous l’indique le sous-titre original du film, « Une Ville recherche un Criminel » (« Eine Stadt sucht einen Mörder »). Ce sont bien les mécaniques sociales qui sont à l’œuvre dans le dispositif de la comptine de l’ouverture ou qui façonnent les attitudes des personnages, que Lang a une manière de typer en quelques secondes (la direction d’acteurs accentue l’expression gestuelle) ; ce sont elles qui aboutissent à la fondation d’un « syndicat des malfrats » ou à la création d’une « bourse des mendiants » (on y suit le court du rosbif !) saisie, en un seul plan-séquence étourdissant, comme une version souterraine de la société marchande.
La forme du film, à couper le souffle, ne paraît ainsi que destinée à figurer un tissu social toujours plus dense qui enserre un meurtrier bien vite identifié et attachant, ou tout au moins humain. Dans l’une des plus belles prouesses techniques du film, deux réunions se déroulant dans deux lieux différents semblent se répondre mutuellement et même se confondre par un jeu de raccords sur le texte et de faux champs-contrechamps. Il s’agit rien moins que d’une réunion de malfrats d’un côté, et de l’autre de policiers, convoqués par le préfet. Lang les fait symboliquement s’unir pour pourchasser le tueur d’enfants qui dérange l’ordre économique pour la pègre, et l’ordre moral et politique pour la police.
A ce moment-là et plus encore dans la séquence hallucinante du « procès civil » intenté à M – où le peuple dit pouvoir parler de justice pour en avoir connu le courroux, autrement dit pour avoir séjourné pas mal en prison, le réalisateur soulève le problème de l’innocence et de la culpabilité. La question ne saurait être réduite à la personne de M, de même que le film dans son ensemble ne saurait être réduit à son anecdote, au cas pathologique offert par un assassin d’enfants qui siffle Peer Gynt lorsque l’envie de meurtre le prend, bien qu’admirablement exposé et incarné par Peter Lorre, avec ses yeux écarquillés et sa voix lancinante qui vous transperce. M le Maudit dépasse bien la description d’une névrose individuelle pour saisir celle d’une société, l’esprit d’une époque définie : vu d’aujourd’hui, il possède carrément des accents prophétiques. Le caractère du protagoniste ne saurait, en effet, trouver une explication uniquement psychologique.
Seul et désœuvré, M souffre avant tout d’un mal social. Et ses contradictions sont les mêmes – quoi qu’atteignant un stade de virulence dangereuse – que celles de la République de Weimar elle-même, agonisant des suites d’une crise économique qui ouvre une voie privilégiée au nationalisme revanchard déguisé en socialisme. Les crimes du Maudit aboutissent donc moins à troubler les règles d’une morale préexistante qu’à en révéler le caractère chancelant : tandis qu’une organisation criminelle entend ramener la tranquillité dans les rues à sa manière, l’appareil policier donne d’inquiétants signes de faiblesse… Au final, Lang ne réalise pas seulement un tour de force technique en prenant cinq à dix ans d’avance sur ses pairs quant à l’utilisation qu’il fait du son au cinéma, il ne fascine pas uniquement par la grandeur de ses images à l’expressionnisme plus pertinent que jamais, ne se contente pas de ménager un suspense démoniaque, il saisit au présent et avec une force inouïe les relations de l’autorité avec la misère et les réactions terribles d’un peuple en loques à l’intrusion d’un insaisissable, d’un anormal. Son film est un immense chef-d’œuvre.
Réalisation : Fritz Lang
Scénario : Fritz Lang, Thea Von Harbou, Paul Falkenberg et Adolf Jansen
Production : Seymour Nebenzahl
Photographie : Fritz Arno Wagner
Montage : Paul Falkenberg
Origine : Allemagne
Titre original : M, Eine Stadt sucht einen Mörder
Date de sortie : 11 mai 1931 (Allemagne)